Une lapalissade : un Etat moderne multiculturel, par l’effet de la globalisation, n’a pas, en principe, de religion. Les convictions idéologiques, religieuses ou politiques de ses habitants devraient, a priori, coexister pacifiquement sur la base d’un stock de valeurs communes devant garantir, en priorité, la pérennité de l’Etat. Les lois de cet Etat idéal, y compris la Constitution, doivent refléter cet état d’esprit voire cette conviction macro-politique.

La raison majeure est simple. L’identité d’un pays moderne qui se respecte n’est jamais définie ni en fonction de la religion dominante, ni de l’ethnie la plus influente, ni de la langue la plus utilisée. L’ultime but recherché est d’assurer à tous les citoyens, sans distinction aucune, stabilité, paix sociale, sérénité et prospérité.

Nous avons été amenés à rappeler ce concept de base en raison du retour, ces derniers jours en Tunisie, du débat identitaire que nous croyions avoir résolu avec la Constitution de 2014 à travers les deux premiers articles qui ne peuvent pas faire l’objet de révision.

Les Constitutions tunisiennes ont entretenu le flou

L’article 1 stipule que « la Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime », tandis que l’article 2 stipule que « la Tunisie est un État civil, fondé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit ».

Ces articles, qui entretiennent la confusion entre la religiosité et la laïcité de l’Etat tunisien, sont inspirés de la Constitution de 1959 de Bourguiba. Partisan de la politique des étapes, le fondateur de la République tunisienne ne voulait pas, à cette époque, heurter les convictions des cheikhs et conservateurs du pays. Mais de fait, tout le monde sait que sous « son règne », la Tunisie était laïque.

Adoptés sous la forte pression islamiste dans le cadre de la Constitution de 2014, ces articles ont été vivement critiqués par deux constitutionnalistes, en l’occurrence Amin Mahfoudh et l’actuel chef de l’Etat Kaïs Saïed. Ce dernier a exploité les pleins pouvoirs dont il dispose, depuis le coup de force constitutionnel du 25 juillet 2021, pour charger trois constitutionnalistes (Sadok Belaid, Mohamed Saleh Ben Aïssa et Amin Mahfoudh) pour confectionner une nouvelle Constitution.

A première vue, la future Constitution va nécessairement porter l’empreinte de constitutionnalistes rationalistes issus pour la plupart de l’école bourguibiste.

Les approches et failles révélées par Amin Mahfoudh et Kaïs Saïed nous semblent les plus intéressantes.

En effet, pour Amin Mahfoudh, “l’article 1“ non-amendable de la Constitution 2014 pose de sérieux problèmes. Selon lui, en vertu de cet article, les islamistes pensent que la Tunisie est, d’après la loi des lois (la Constitution), un pays islamique et tous les Tunisiens, quelles que soient leurs croyances, doivent s’y conformer. Et c’est là où il y a problème.

Ainsi, le texte de la Constitution, par l’effet de ces contradictions et ambivalences, entretient une confusion entre ce qui relève de la constatation : le peuple tunisien est musulman majoritairement, et de ce qui relève du normatif, c’est-à-dire les conséquences de la constatation précédente sur la nature de l’Etat.

Vient ensuite l’approche de Kaïs Saïed. Cette approche a été évoquée de manière claire dans le discours qu’il avait prononcé, le 13 août 2020, au palais de Carthage, à l’occasion de la fête nationale de la Femme et en présence du gourou Rached Ghannouchi.

 L’Etat est le seul responsable de la gestion des affaires religieuses

Avec beaucoup d’humour, Kaïs Saïed avait simplement et purement ridiculisé l’article 1 de la Constitution. Il s’était moqué de l’idée «saugrenue» selon laquelle l’État, en tant qu’institutions et lois, a une «religion», en disant « Cela signifie-t-il qu’il y a des pays qui iront en enfer et d’autres au paradis ? », ironisait-il.

Le président de la République a récidivé ces derniers jours, plus exactement le 18 avril 2022, en présidant au Palais de Carthage la cérémonie de remise des prix des lauréats de la 53ème édition du concours national de mémorisation du Coran.

«L’Etat n’a pas de religion», a déclaré, haut et fort, le chef de l’Etat. Il a rappelé dans le même contexte que la religion musulmane n’a jamais évoqué dans sa littérature la notion d’Etat mais plutôt celle d’El Oumma. Cependant, il a tenu à souligner que la gestion des affaires religieuses doit relever des prérogatives exclusives de l’Etat.

Décryptage : pour le chef de l’Etat, la religion n’est donc pas un sujet à exploiter à des fins politiques. L’idéal, pour nous, serait toutefois de consacrer cette conviction dans la future Constitution et pourquoi pas dans un décret présidentiel consacrant une séparation nette et sans équivoques entre le religieux et le politique. S’il arrive à le faire, il aura marqué de son empreinte l’Histoire contemporaine de la Tunisie.