En décidant d’intégrer et de présider le parti Afek Tounes, Fadhel Abdelkefi s’est engagé pour la transformation non pas du parti mais du visage de la Tunisie. Il s’exprime en mots simples et parle avec beaucoup de cœur de sa vision pour une Tunisie plus prospère et plus rayonnante.

Fadhel Abdelkefi n’a pas prononcé le fameux « Yes we can » d’Obama, mais à l’écouter parler de son projet pour le pays, nous entendons presque ses mots tonner : “oui nous réussirons à changer la Tunisie“.

Entretien.

WMC : Il y a ceux qui pensent que vous êtes l’enfant privilégié issu d’une famille de nantis qui a intégré la politique par un heureux hasard et ceux qui voient en vous une compétence économique capable de sortir le pays de l’ornière dans laquelle il se débat depuis des années. Qui êtes-vous ?

Fadhel Abdelkefi : Je suis avant tout l’enfant de la Tunisie, citoyen d’un pays duquel je ne me suis éloigné que pour achever mes études supérieures. Je suis de ceux – et nous ne sommes malheureusement pas nombreux – qui pensent que notre pays possède un énorme potentiel, de grandes richesses et une capacité certaine de développement et de réussite économique. Ce sont les mêmes qui déplorent l’image qui s’en dégage, celle d’un énorme gâchis.

Je suis arrivé dans la politique en 2016 en tant qu’indépendant dans un gouvernement d’union nationale, et j’ai été pris sur ce qu’on avait appelé à l’époque « le quota des indépendants ». J’ai passé un peu moins de 14 mois dans le gouvernement, j’ai assumé la responsabilité de deux départements importants : le ministère de la Coopération internationale, du Développement et de l’Investissement, mais aussi celui des Finances par intérim suite au départ de Mme Lamia Zribi.

Ce fut l’année la plus exaltante de toute ma carrière professionnelle. J’ai eu l’opportunité de découvrir l’Administration publique dont je garde de très bons souvenirs. Les serviteurs de l’Etat sont compétents et motivés quand on sait les motiver, et soudés quand on sait les fédérer. Ils sont animés de toute la bonne volonté du monde quand on leur trace des objectifs possibles et réalisables.

Pendant mon passage dans les deux départements ministériels que j’ai dirigés, nous avons essayé ensemble de faire bouger les choses. Arrivé avec le background de quelqu’un qui a évolué pendant plus de 2 décennies dans le secteur privé, principalement dans le secteur financier, j’ai été agréablement surpris par la qualité des compétences que j’ai trouvées dans notre administration.

Vous avez mentionné le terme « énorme gâchis » vs « grand potentiel ». Pourquoi ?

Un énorme gâchis, parce que la réglementation tunisienne est très ancienne, très compliquée et, par moments, inapplicable, ce qui ne permet pas de libérer les énergies novatrices, entrepreneuses et bâtisseuses du pays.

Pour concevoir un nouveau modèle économique, il faut savoir rectifier, changer, réviser, annuler certaines lois et procédures pour libérer toutes les énergies, celles des jeunes, des moins jeunes, des entrepreneurs, des PME, des artistes, des administratifs, des gestionnaires, de tout le monde. Dans tous les domaines, les encouragements, les incitations sont battus par des obstacles juridiques qui empêchent le pays de révéler toute sa capacité entrepreneuriale mais aussi celle culturelle et artistique.

Cette forteresse juridique empêche la Tunisie de rayonner. Certains se sont mépris sur mon expression “il suffit d’un trait de crayon pour changer notre pays !“. Je ne suis pas un magicien et je ne délire pas. Il s’agit de lois, de procédures et de réglementations qui entravent le développement du pays. La Tunisie est encore administrée par des lois qui datent de dizaines de décennies. Des lois qui ont été peut-être valables de leur temps mais qui sont désuètes aujourd’hui et qui doivent être révisées. C’est un défi que nous pouvons facilement relever, j’en suis intimement convaincu.

Nous ne pouvons continuer avec des textes anachroniques et des excentricités juridiques qui freinent l’évolution du pays. Nous vivons dans un Etat qui se met lui-même les bâtons dans les roues. Les investissements sont bloqués parce que l’Etat lui-même les bloque.

Six (6) à huit (8) milliards de dinars sont consacrés chaque année au Titre II qui concerne l’investissement public, mais voyez, à la fin de l’année, le résultat. Comptez les projets retardés ou reportés à cause de lois et de réglementations qui datent du règne ottoman, de l’ère coloniale ou de l’Etat post-indépendance.

Et vous pensez pouvoir changer cet état des choses ?

Evidemment, sinon pourquoi je ferais de la politique ? Je pense pouvoir offrir à notre pays une alternative crédible et sérieuse. Pour moi, faire de la politique est d’abord un acte citoyen, un engagement enthousiaste avec beaucoup d’amour et de sincérité. Il s’agit de faire ce qu’on dit pour gagner la confiance du peuple et ne pas promettre ce que nous ne pouvons pas ou ce que nous n’avons pas, au risque de le décevoir. Un politique au 21ème siècle doit maîtriser la problématique socioéconomique et savoir la gérer.

Vous parliez d’une administration qui peut être soudée et motivée, mais sa diabolisation par les différents leaders et dirigeants politiques depuis 2011 ne l’a-t-elle pas atrophiée ?

Certes, l’administration a été fragilisée par les campagnes de dénigrements à son encontre, mais ce qui l’a le plus affaiblie est plutôt l’instabilité gouvernementale. 14 gouvernements et 10 CDG (chefs de gouvernement) en 10 ans, ce n’est certainement pas rassurant.

Ensuite, il y a un mode de gouvernance qui a changé. Nous sommes passés d’un régime présidentiel à un autre parlementaire avec des lignes de démarcation pas très claires entre trois présidences dont chacune se prévaut de prérogatives. Cette nouvelle gouvernance a créé une confusion dans les lignes de démarcation et dans les prérogatives des deux présidents de l’exécutif et celles du président du Parlement.

Il faut rappeler aussi que les premiers temps de la révolution ont été très violents vis-à-vis de la fonction publique. Des hauts commis de l’Etat ont été trainés devant les tribunaux sur la base de l’article 96 du Code pénal.

Conséquence : ceux qui les ont remplacés se sont « distingués » par une aptitude à l’indécision. Ils ne se sentaient plus confortés dans leurs décisions et supportés par les politiques.

Résultat : le Titre II, celui de l’investissement, ne se réalise pas à une cadence acceptable. L’administration tunisienne est extrêmement regardante sur les procédures lesquelles, je le rappelle encore une fois, sont très handicapantes et très anciennes. Chaque année, nous n’arrivons pas à investir les montants consacrés à l’investissement public, ce qui a un retentissement immédiat sur le taux de croissance.

Que faire pour transformer ce cercle vicieux en un cercle vertueux ?

Dans la haute administration publique et parmi les politiques, il y a au moins 700 à 800 hommes et femmes qui ont la capacité de changer le visage de la Tunisie. Si nous arrivons à simplifier les lignes de commandement pour accélérer les capacités de décision de l’Etat, si nous arrivons à motiver les équipes, nous pourrons certainement transformer l’existant.

Je rappelle qu’en 2017, nous avons pu lever des fonds considérables pour la Tunisie lors de la Conférence Tunisia 2020. Ces fonds n’ont pas été investis à cause, toujours, des procédures compliquées et complexes.

A titre d’exemple, l’Arabie Saoudite a offert un don à la Tunisie pour la construction de l’hôpital de Kairouan en 2017. Nous n’avons vu aucun coup de pioche justement à cause de la lourdeur administrative et de l’intervention de plusieurs départements sur un même projet ; ceci s’applique sur nombre de projets publics importants et bloqués pour des raisons réglementaires.

Donc, oui vous avez eu raison de dire que l’Administration a été traumatisée après 2011.

Fadhel Abdelkefi, vous êtes un privé qui a fait du public. Vous êtes passé de la réactivité, de la liberté de décider et d’agir à celle de la logique de l’Etat où nombre de blocages entravent l’action et beaucoup de considérations freinent la décision. Quelle appréciation avez-vous sur la situation socioéconomique de la Tunisie ?

Ca tombe bien parce que je viens de faire une tournée régionale au Kef, à Mahdia, à Gafsa, à Om Larayes et Kasserine.

Premier constat : les anciennes recettes sont toujours les meilleures.

Je parle du contact direct avec mes compatriotes, tous âges et classes socioprofessionnelles confondus, je voulais savoir ce qu’ils pensaient de la situation socioéconomique du pays.

Malheureusement, tout le monde s’accorde à dire que la situation actuelle de la Tunisie est catastrophique. Les finances publiques sont en grande souffrance. Le budget de l’Etat en 2010 était de 18 milliards de dinars, en 2021 il frôle les 60 milliards de dinars. Entre temps, les principaux moteurs de la croissance économique, qui sont la logistique, l’export, le tourisme, le phosphate, ont reculé et sont en récession pour des raisons d’ordre exogène comme le terrorisme, mais aussi d’ordre endogène comme les recrutements massifs dans les entreprises publiques ou l’instabilité sociale.

Résultat des courses, la Tunisie a plus que quadruplé sa dette, et les fonds que nous levons vont de plus en plus vers les charges directes de l’Etat et en prime les salaires alors que l’investissement public recule de manière significative y compris dans la maintenance des infrastructures de base et des commodités nécessaires pour une qualité de vie minimale.

Nous constatons cela sur le terrain. J’ai été personnellement dérouté par le fait qu’une région telle que Le Kef souffre régulièrement de coupure d’eau depuis plusieurs années. Gafsa en souffre aussi. Il y a également des délestages électriques, sans oublier la détérioration de l’environnement physique. Agareb en est le parfait exemple aujourd’hui.

La décharge du Grand Tunis, elle, est une véritable bombe à retardement alors que dans le monde entier la transformation des déchets se fait dans le cadre de PPP et permet de gérer ces problèmes.

Si vous deviez hiérarchiser les problèmes épineux du pays, comment les classeriez-vous ?

La pauvreté sera classée en tête de mes préoccupations. Mon premier combat sera celui contre la pauvreté. Aujourd’hui, 25% des Tunisiens vivent sous le seuil de la pauvreté. C’est énorme et indécent pour un pays indépendant depuis 65 ans et qui a réalisé de grandes avancées économiques et sociales.

Ensuite, il y a le chômage qui dépasse aujourd’hui les 18% et qui touche en prime les jeunes diplômés.

Quelles solutions préconisez-vous ?

Il y a deux manières de faire. Celle défensive, et j’entends malheureusement parler déjà de projets de restrictions et d’augmentations de droits de douanes, ou au contraire une approche offensive qui permettra de relancer la croissance, de produire, d’exporter, de libérer l’initiative privée et les énergies, d’accélérer les projets publics et d’impliquer et  encourager le secteur privé.

Je considère qu’il y a 3 moteurs de croissance. L’investissement public – qui est bloqué par l’indécision, l’arsenal législatif et réglementaire. Le deuxième moteur est le secteur privé – qui n’investit plus face à un discours politique qui semble lui être hostile émettant des jugements collectifs de corruption. La corruption, d’où qu’elle vienne, est condamnable mais la généralisation l’est aussi parce qu’elle met des innocents et des coupables dans la même case, sans oublier le fait qu’elle touche toutes les strates socioprofessionnelles et n’est pas propre au secteur privé.

En plus, n’oublions pas que la pandémie de Covid-19 a frappé l’entreprise tunisienne, et des dizaines de milliers de PME sont en grande difficulté et au bord de la faillite. Il est donc important de rassurer le secteur privé national, de le protéger et de lui procurer les financements adéquats.

Le troisième moteur est les IDE. Il ne faut pas croire que chaque investisseur étranger se réveille le matin en pensant s’implanter en Tunisie. Nous sommes dans un village planétaire et nous sommes concurrencés par d’autres pays très compétitifs. Donc, il faut améliorer le climat des affaires et offrir de meilleures alternatives aux investisseurs. Nous restons très sollicités à condition de mettre en avant nos atouts.

N’est-il pas temps de renouveler l’approche des politiques dans le traitement des dossiers économiques ?

Il faut commencer par éviter les dogmes et arrêter d’adopter la logique des lignes rouges. Il est grand temps de redéfinir le rôle économique de l’Etat. Je suis pour un Etat fort dans les domaines qui le concernent, à savoir la défense nationale, la sécurité intérieure, une justice indépendante, qui a les moyens et qui a de l’expertise. Aujourd’hui, il n’est pas logique qu’un juge passe du pénal au commercial ou au financier. Il y a des subtilités qu’il ne peut pas saisir et qui peuvent nuire au justiciable.

Il nous faut aussi un Etat très fort dans le transport, dans la santé, l’éducation et les affaires étrangères. Mais il ne faut pas par exemple que l’Etat domine le secteur agricole jusqu’à freiner son développement. Nous avons l’Office des terres domaniales avec des centaines de milliers d’hectares très mal gérés et dont la production est très minime par rapport au potentiel. On continue à parler des terres agricoles collectives auxquelles, on n’a jamais trouvé de solutions. Je rappelle qu’elles sont légiférées par la loi de 1909 révisée dans les années 60, révisée encore une fois en 2006 mais sans aucun résultat probant. C’est un secteur complètement délaissé à cause de l’Office des terres domaniales, à cause du manque des financements, à cause de la mauvaise préparation des saisons agricoles et de l’inexistence de la Tunisie dans la chaîne de valeurs. Nous continuons aujourd’hui à exporter l’huile d’olive produite en Tunisie en vrac.

J’étais à Redeyef il y a une semaine, on en parlait et ce sont des conseils de tribus qui gèrent ces terres. Nous avons un problème de stress hydrique auquel nous devons remédier. Je pense que nous pourrons apporter de solutions à ces problèmes épineux le jour où, partis politiques, gouvernement, partenaires sociaux et société civile nous nous mettrons autour d’une table et définirons ensemble et clairement le rôle de l’Etat. Ce jour là, nous pourrons dégager une puissance financière à immobiliser pour les secteurs où l’Etat n’a rien à voir.

La seule porte de sortie pour la Tunisie est de redéfinir le rôle économique de l’Etat. Un rôle qui doit évoluer car resté sur les mêmes principes de l’interventionnisme postindépendance alors que ce qui était tout à fait normal à l’époque ne l’est plus aujourd’hui. L’Etat doit se désengager, et c’est au cas par cas, dans une optique pragmatique et d’intérêt général. L’Etat doit réinvestir dans une éducation tournée vers l’avenir et digitalisée.

Aujourd’hui, la plus grande partie du budget de l’éducation nationale va aux salaires. Il faut une refonte générale de l’enseignement, introduire les langues et les matières servant à développer le savoir et la science chez les jeunes et améliorer le cadre des études.

Il se trouve que les parents se tuent pour inscrire leurs enfants dans les structures privées, car dans le public, ces armes qui servent à se projeter dans la performance professionnelle ne s’y trouvent pas.

Devons-nous les blâmer ? Je considère qu’il faut préserver par tous les moyens dont nous disposons le véritable vecteur de la méritocratie dans notre pays qui est l’école publique, celle grâce à laquelle la Tunisie postindépendance a été édifiée.

La Tunisie souffre aujourd’hui d’une hémorragie de compétences et de cerveaux ! 100 000 Tunisiens bien éduqués et compétents ont quitté le pays pendant cette décennie. Pour moi, c’est une grande perte.

Fadhel Abdelkefi aux commandes, que feriez-vous pour mettre le pays sur orbite ?

Tout d’abord améliorer la gouvernance. La Tunisie ne doit pas être gouvernée par un gouvernement qui compte 30 ou 40 ministres. Elle peut être gérée par un cabinet ramassé de 12 à 15 ministres au plus.

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Ensuite, il y a des ministères techniques qui doivent être gérés par des compétences avisées. Nous n’avons pas le temps de procéder à l’apprentissage dans des ministères tels que la Coopération internationale, le Développement, les Finances, les Domaines de l’Etat ou l’Equipement.

Et je reviens à mes trois moteurs de croissance, en l’occurrence libérer l’investissement public en simplifiant les procédures pour être plus rapides et plus efficaces, rassurer le secteur privé et mettre en exécution la loi sur le PPP dans les énergies renouvelables, la gestion des déchets, la culture, le sport, et le troisième point faire plus de marketing en faveur de la Tunisie, plaider pour sa qualité de vie, développer de nouvelles traditions touristiques comme celles du touriste résident – la loi existe depuis 2007 mais n’a jamais été appliquée.

Mes priorités sont par ordre la lutte contre la pauvreté, le développement du secteur agricole en régularisant la propriété foncière et en y consacrant des lignes financières, et la dynamisation de l’investissement public et privé. La Tunisie peut évoluer et elle peut compter sur ses enfants pour reprendre le cap du développement, il s’agit juste de réinstaurer la confiance du peuple en l’Etat et d’insuffler de la confiance aux jeunes pour qu’ils se projettent dans leur pays et participent à son édification.

La Tunisie dispose d’un énorme potentiel économique qui peut la propulser dans les rangs des premiers pays africains et dans le monde arabo-musulman.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali