Les lignes financières consacrées aux marchés publics en Tunisie s’élèvent à 17 milliards de dinars. Elles représentent un enjeu financier majeur d’où la nécessité d’une gouvernance publique de qualité pour que la passation et l’exécution des marchés publics profite à l’économie nationale et au secteur privé local.

Ce qui n’est malheureusement pas le cas puisque nous avons assisté ces dernières années à des pratiques discriminatoires manifestes à l’encontre des opérateurs nationaux. Plus du tiers des marchés publics (+de 33%) est « offert » aux internationaux alors qu’avant 2011 leur quota ne dépassait pas les 3%.

Qu’est-ce qui a changé depuis ? Qu’est-ce qui empêche l’Etat tunisien de rendre obligatoire la préférence nationale lorsqu’il s’agit d’appels d’offres publics ? S’agit-il de revoir la législation, d’intégrer de nouvelles compétences dans l’administration publique ou de sous-traiter la rédaction des cahiers de charge des appels d’offres auprès de bureaux d’études externes pour favoriser les nationaux ?

Dans une étude publiée par la Fédération du BTP (UTICA), on déplore l’incohérence et l’absence du classement des priorités de la commande publique, le manque de compétences dans l’administration publique, le clientélisme et le favoritisme dans le choix des adjudicataires, les forces d’influence ainsi qu’une forte résistance aux tentatives de dématérialiser les marchés publics. Ajouter à ces dysfonctionnements structurels, la décision du 4 mai 2018 rendue par Youssef Chahed imposant à tous les départements de l’Etat un droit de regard des bailleurs de fonds étrangers lors de l’adjudication des marchés publics.

Rien d’étonnant, dans ce cas à ce que, au lieu de rendre obligatoire la préférence nationale, en cas d’offres techniques conformes, on introduise dans les cahiers de charge des clauses rendant impossible la participation des opérateurs nationaux et favorisant l’étranger.

Arabsoft et Picosoft victimes de pratiques discriminatoires

Un exemple édifiant est celui de deux sociétés informatiques, Arabsoft et Picosoft, spécialisées respectivement dans l’étude, le développement et la distribution de solutions de gestion pour le secteur public et dans l’ingénierie et le conseil en informatique.

Ces deux entreprises constituées en groupement ont récemment adressé un courrier au président de la République, à propos d’un appel d’offres international lancé par la Poste tunisienne, après avoir déposé un recours devant le président du Comité de suivi et d’enquêtes des marchés publics auprès du Premier ministère.

Elles y déplorent « la volonté apparente d’élimination des opérateurs tunisiens et une orientation claire vers les opérateurs et les solutions étrangères ».

Deux clauses discriminatoires ont été comprises dans le cahier des charges de l’appel d’offres lancé par la Poste pour des solutions informatiques : l’une technique et l’autre financière.

La première présente un lot unique comprenant quatre composantes alors que des lots séparés suivant une architecture urbanisée avec des bus ESB (Enterprise Service Bus) auraient permis à un consortium d’entreprises tunisiennes de participer, chacune se positionnant dans son domaine d’expertise. Soit une pratique adoptée par tous les pays du monde.

La deuxième se rapporte à la capacité financière qui exclut les entreprises locales car on exige du soumissionnaire au moins deux références durant les années 2016/2021 d’une valeur minimale de 23 millions de dinars. « Des références qui doivent être des missions de mise en œuvre de SI Poste ou de même degré de complexité de point de vue de nombre d’utilisateurs, de répartition géographique, de la taille physique, de la complexité et des méthodes et technologies ».

Soit une élimination d’office des opérateurs tunisiens lesquels ont montré un haut degré de maîtrise des systèmes d’information et de gestion face à des solutions concurrentes comme Oracle ou SAP appartenant à de grandes firmes internationales.

Comment expliquer la réticence de l’Administration tunisienne à encourager les nationaux dans un contexte économique des plus difficiles ? Paresse intellectuelle ? Incompétence ? Déficience du sentiment patriotique ?

Quelles que soient les raisons de la préférence des opérateurs étrangers aux nationaux, il est urgent aujourd’hui de responsabiliser les gestionnaires des marchés publics, d’améliorer le dispositif réglementaire, de former les acheteurs publics aux best practices, d’améliorer l’efficacité et la réactivité du système de recours et, plus que tout, de mettre tout en œuvre pour imposer définitivement le processus de dématérialisation.

Amel Belhadj Ali