L’adoption en plénière par l’ARP, lundi 12 juillet 2021, de la loi 104/2020 sur la relance économique et la régularisation des infractions de change aurait pu être une grande réalisation si ce n’est quelques-unes de ses dispositions sont non seulement dangereuses pour l’Etat mais aussi injustes envers les acteurs économiques honnêtes et intègres.

Ali Kooli, ministre de l’Economie, des Finances et de l’Appui à l’investissement, avait assuré, lors d’une récente intervention dans un forum économique, l’importance de vivre dans une Tunisie plus inclusive avec une meilleure distribution du capital et des revenus qui ne viendraient pas des salaires mais des primes d’une fiscalité plus juste et de l’adoption de nouvelles méthodes de gestion.

Est-ce à dire que le plan de relance exceptionnel compris dans la loi 104/2020 adoptée par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), et comprenant de nouvelles incitations relatives à l’amnistie de change, est équitable et juste envers ceux qui ont toujours respecté les lois en vigueur dans notre pays ? Pour nombre d’observateurs, ce n’est pas le cas. Le plan de relance, censé représenter la feuille de route pour la refondation socioéconomique du pays, risque fort de banaliser les pratiques illicites d’individus peu soucieux de légalité et d’éthique.

Autant cette loi a représenté un grand pas dans la dynamisation de secteurs économiques importants, comme l’immobilier et le sauvetage d’entreprises en difficulté, autant elle pèche par la normalisation avec de mauvaises pratiques qui risquent de mettre de nouveau la Tunisie sous la coupe des jugements du GAFI.

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« Nous ne pouvons qu’applaudir les dispositions relatives à l’acquisition du “premier logement“. Une mesure où on n’exige pas un autofinancement avec un taux d’intérêt qui ne dépasse pas les 3% et une maturité de 40 ans. Ce sont là des mesures très importantes à condition que les banques suivent, ce qui n’est pas évident. Nous l’avons vécu avec l’opération du premier logement réalisée par le gouvernement Chahed qui n’a pas eu l’impact attendu parce que les banques n’ont pas suivi. Maintenant pour que cela ne soit pas une simple propagande gouvernementale, il faut mettre en place les mécanismes nécessaires pour inciter les banques à se plier à ces nouvelles dispositions. Pourquoi pas via une circulaire de la BCT, c’est possible. Il faut saluer par la même occasion la décision d’enregistrement des logements acquis auprès des promoteurs immobiliers aux droits fixes (on ne paye plus les droits proportionnels de 3 ou 6% de droits d’enregistrement). Ce qui est logique puisqu’on s’acquitte d’ores et déjà de la TVA. Aujourd’hui, les droits d’enregistrement sont de 25 dinars et c’est tout à fait équitable, mais on ne peut pas ne pas s’interroger sur la logique suivie pour ce qui est des lois sur l’amnistie de change et de cash», tient à préciser un expert financier et économique édifié sur la loi dans le détail.

Autre mesure intéressante comprise dans la nouvelle loi, la ligne de financement visant à soutenir les entreprises sinistrées et en difficulté à cause de la pandémie de Covid-19. Ces entreprises, même classées, pourront désormais bénéficier de crédits et jouir de deux années de délais de grâce avec un taux d’intérêt préférentiel.

La réévaluation des bilans est aussi une bonne disposition dans la mesure où elle permet de réévaluer les patrimoines à la valeur actuelle même si acquis il y a une vingtaine ou une trentaine d’années, ce qui permet de donner plus de réserves au niveau des capitaux propres qui améliorera la situation financière de l’entreprise.

La déduction supplémentaire, pour les entreprises, des frais de recherche et développement à hauteur de 50 % et avec un maximum de 200 000 dinars est aussi une mesure à applaudir puisqu’elle les incite à investir plus dans la recherche.

La durée de vérification fiscale réduite à un maximum de 4 mois représente également une disposition appréciable, car elle soulage les entreprises du stress des contrôleurs fiscaux omniprésents au sein de leurs bureaux sur six mois.

L’amnistie de change, pourquoi des exceptions ?

La loi N°104/2020 est donc intéressante à plus d’un titre sauf qu’elle comporte des dispositions dans l’apparence avantageuses, mais dans le fond dangereuses.

« Nous avons toujours défendu l’amnistie de change comme étant un préalable à la mise en œuvre de l’échange de renseignements sur demande ou automatique. Aujourd’hui, nous nous sommes intégrés dans les mécanismes d’échange de renseignements automatiques comprenant les personnes qui ont des comptes et des biens à l’étranger et beaucoup de nos compatriotes en ont. Nous estimons important que la réconciliation et la régularisation des situations illégales se fassent préalablement et pas dans le cadre de la mesure incluse dans la loi. Il est évident que l’amnistie de change est utile et nous l’encourageons, mais elle ne doit pas se faire aux dépens des intérêts du pays et des personnes respectueuses des lois. Je vous explique : les montants exigés auprès des contrevenants par le ministère des Finances sont trop faibles. 4, 7 ou 10% pour être gracié, c’est vraiment très peu. Il s’agit là de montants trop faibles pour des individus dont les revenus ont échappé à la TVA, à la TCL (taxe sur les établissements à caractère industriel, commercial ou professionnel) et à l’IR (impôt sur le revenu). Ce qui est encore plus grave, c’est que l’article stipule que l’amnistie ne s’applique pas aux opérations prohibées par la loi organique en date du 7 août 2015 (révisée en 2019) relative à la lutte contre le terrorisme et le blanchiment d’argent et exclut les actes illicites mentionnés dans l’article 92. Lequel article énumère les cas de blanchiment d’argent. Du coup, la loi sur l’amnistie de change accorde son absolution aux “blanchisseurs d’argent“. Scandaleux », estime l’expert.

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Pour rappel, l’article 92 stipule qu’est considéré comme un blanchiment d’argent, « tout acte intentionnel ayant pour but le placement, l’acquisition, la possession, l’utilisation, le dépôt, la dissimulation, le camouflage, l’administration, l’intégration ou la conservation du produit provenant directement ou indirectement des infractions prévues par le paragraphe précédent ainsi que la tentative, la complicité, l’incitation, la facilitation, ou l’apport de concours à le commettre. On y précise que les dispositions sont applicables même si l’infraction dont provient l’argent objet du blanchiment n’a pas été commise sur le territoire tunisien.

Conclusion, la Tunisie, qui crie haut et fort sa détermination à lutter contre le blanchiment d’argent, considère que les actes délictueux prévus par l’article 92 peuvent bénéficier de l’amnistie de change. L’Etat tunisien deviendrait-il le blanchisseur des blanchisseurs d’argent dont les fonds servent, dans la plupart des cas, à financer le terrorisme, trafic de drogue et d’armes ?

Mieux encore (sic), la loi ne s’est pas limitée à l’amnistie de change, elle a été étendue à l’amnistie de cash. C’est-à-dire que lorsqu’un individu dispose d’une somme colossale d’argent dont l’origine est occulte, il n’a plus besoin de justifier sa provenance. Lorsqu’il veut la déposer dans une banque, il suffit pour lui de s’acquitter d’une taxe de 10%, et il est blanchi. Son argent entre dans le circuit formel. L’argent n’ayant pas été déclaré puisqu’illicite, les 10% de taxe paraissent dérisoires par rapport aux pertes encaissées par l’Etat en TVA et autres impôts mais également en destruction du tissu économique formel. Les voleurs deviennent les mieux et les plus nantis !

L’Etat tunisien est-il en train de normaliser avec les infractions financières et les mauvaises pratiques ?

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Comment expliquer le fait de vouloir exclure les opérations de blanchiment d’argent de l’interdiction de bénéficier de l’amnistie ? Dans ce cas, à quoi riment toutes les plaintes déposées auprès des tribunaux et les procès à l’encontre de ceux dont il est prouvé que leurs capitaux proviennent de fonds occultes ou d’opération douteuses ?

Dans la Tunisie post-14 janvier 2011, c’est la nécessité qui fait loi ! Et aujourd’hui le gouvernement a besoin d’argent ! Peu importe sa provenance pour vu que le statu quo soit maintenu.

Amel Belhadj Ali