Autant la crise du coronavirus a plombé l’économie mondiale, autant l’après-Covid-19 peut favoriser un nouvel ordre. C’est l’occasion pour la Tunisie de tenter la rupture avec une échappée via l’industrie 4.0. Hypothétique mais quand même plausible !

Pour sa XXIIIème édition, le Forum international de notre confrère le magazine Réalités a préféré regarder vers l’après-crise. Et cela fait miroiter l’éventualité d’un futur, plus avenant, mais pas facile à construire. Dans ce contexte en mouvement, naît l’espoir d’un coup d’éclat en matière de performance économique, pour la Tunisie. Une piste téméraire mais réalisable.

Dans le Mood du XXIIIème Forum de Réalités

On était dans l’air du temps. La XXIIIème édition du Forum de Réalités épousait le format du moment avec une présence réduite mais un large auditoire, connecté au webinaire de l’événement. Et toujours le même panachage entre le milieu académique, le monde de l’entreprise et les responsables politiques.

Pr Adel Ben Youssef, maître de conférences à l’Université Alpes Côte d’Azur (UFTAM), était le maître de cérémonies. Le thème relève de la prospective : « La crise de Covid-19 et ses impacts géostratégiques dans l’espace euroméditerranéen ».

Enjamber la sinistrose ambiante et aller droit vers l’après-crise est un choix pertinent. Il faut bien admettre que la crise sanitaire a vu les premières économies du monde en état de dépendance vis-à-vis principalement de la Chine et de l’Inde pour leur approvisionnement en médicaments et en vaccins. Et cela laisse présager des changements. Force est de constater que la mondialisation a trop divergé. Ce n’est plus un schéma de division internationale du travail, mais bel et bien du pouvoir économique. Et cela peut engendrer un abus de position dominante.

L’après-Covid-19 verra, en toute vraisemblance, les grands blocs économiques opérer des ajustements futurs en matière de dispersion des chaînes de valeur mondiales. On sera davantage dans la proximité. Et lorsque l’UE se ressaisira économiquement, comment la région euroméditerranéenne sera-t-elle impactée ? Tel a été l’esprit du Forum.

A l’aube de la nouvelle politique de voisinage européenne

On peut retenir de l’année 2020 que la crise de Covid-19 s’est surajoutée aux ingrédients de la discorde qui se sont sur-accumulés en région méditerranéenne. Cela a culminé avec les conflits en Syrie et en Libye. Daech et les flux migratoires ont perturbé le paysage. Tous pèsent sur la sécurité de l’UE et son avenir politique, lequel est durement secoué par le Brexit. Et la voilà exposée à un basculement vers l’extrême droite.

Ils pèsent également sur le devenir économique des pays de la rive sud en gênant ses rapports avec le nord. Déjà que la région vit mal l’intrusion de la Russie, ainsi que l’assaut hégémonique de la Turquie, et enfin l’expansion chinoise avec le programme de la « Route de la soie ».

Ces trois éléments se comportent en perturbateurs endocriniens pouvant distendre les relations entre les deux rives de la Méditerranée. Ces dernières ont tenté un premier contrat d’association, avec des résultats mitigés. En vue de renforcer le maillage entre les deux bords, l’UE avait proposé un accord de libre-échange “full process“ (ALECA). La rive sud n’était pas très enthousiaste. Puis, dans le cadre de son plan septennal 2021-2027, elle a envisagé d’autres programmes de financement du développement et d’aide dans le cadre d’une nouvelle politique de voisinage. Est-ce que cela peut faire pièce aux financements de la Route de la soie et aux assauts belliqueux turcs ? Ne faut-il pas davantage de concertation entre les deux rives pour s’accorder sur un blindage de la région ?

Face à l’offre européenne, ne faut-il pas au pourtour sud témoigner plus de répondant ? Il peut bien, à son tour, formaliser sa conception de cette coopération, ont convenu Slim Tlatli, modérateur de cette plénière, ainsi que Ridha Ben Mosbah, Lobna Jeribi, René Leray, Ghazi Ben Ahmed et Peter Prügel – ambassadeur d’Allemagne en Tunisie.

La nouvelle donne internationale en Méditerranée

Il est surprenant d’entendre que la Chine considère que la Méditerranée se trouve en dehors du tracé de la Route et ceinture de la soie. Pourtant, la présence chinoise fait partie du paysage.

La Russie, pour sa part, plus offensive militairement, est encore absente dans les échanges économiques. On voit qu’elle est en retard d’une offre de coopération. En revanche, la Chine y est présente activement, comme d’ailleurs sur tout le reste du continent africain. Son projet de Route de la soie y est bien avancé. Elle a su mettre à profit la crise de Covid-19 grâce à sa “diplomatie vaccinale“. Ses offres de coopération sont multiples. La formule la plus achevée est celle de la zone économique spéciale. L’offre en a été faite à la Tunisie et le projet a avancé.

En 2007, les autorités tunisiennes avaient retenu le site de Kairouan pour implanter cette initiative d’envergure. Cependant, il y a eu un petit grain de sable qui a enrayé cette belle mécanique. La législation tunisienne n’autorise pas l’emploi de cadres étrangers autant que la partie chinoise le souhaitant pour faire tourner l’ensemble.

La Maroc a récupéré le projet. Depuis, la Chine a débrayé avec la Tunisie et a limité sa coopération à des projets ponctuels dans cinq domaines dont la santé et l’infrastructure.

Hélas, la Chine ne regarderait plus la Tunisie comme un partenaire majeur. Serait-elle ramenée à un périmètre d’implantation pour des projets d’appoint ? De partenaire stratégique, elle serait devenue un partenaire occasionnel. Peut-on rétablir cette relation à son plus haut ?, se sont interrogés mezza voce Hatem Ben Salem, modérateur, ainsi que Pierre Razoux, Fadhel Abdelkefi, Sofiane Sahraoui, Khattar Aboudhieb, Lopez Garcia et Zhang Jianguo – Ambassadeur de la Chine en Tunisie.

Selon nous, la Tunisie s’est privée d’un précieux levier de développement. Il faut garder à l’esprit que la Chine a ceinturé le continent africain par une chaîne portuaire bien étudiée. Et cela est contenu dans le rapport de TABC élaboré par Mondher Khanfir et qui a été présenté au public en juillet 2019. Ce partenariat avec la Chine aurait pu être un catalyseur pour le port en eaux profondes d’Enfidha et aurait pu contribuer à mettre la Tunisie dans un statut privilégié de portail du continent.

L’impératif environnemental

La manière de conjurer les méfaits de la crise de Covid-19 consisterait à rectifier la trajectoire de la croissance vers un objectif d’économie durable. Sans compter que le durable se conjugue avec la société de l’intelligence. On l’évoquait comme une utopie, et on se demande si l’après-Covid-19 peut la transformer en réalité. Si cette option était portée par les deux rives de la Méditerranée, cet objectif serait mis sur rail.

Un cadre global idoine commence à prendre forme et il est bien lancé. Sera-t-il déterminant pour un basculement global dans une économie durable et intelligente ? La dynamique est bien lancée, en tous cas.

La Tunisie peut-elle s’embarquer, à la faveur du nouvel ordre qui sortira de l’après-Covid-19, dans une logique de développement durable ? L’ambition est au rendez-vous et les plans de la ville durable et intelligente sont disponibles.

Quels sont les mécanismes disponibles en région euroméditerranéenne ? Il faut bien se rendre compte que ce que nous avons connu jusqu’à présent ne sont que des caprices météorologiques. Le changement climatique est à venir, et là bonjour les dégâts. Il faut bien prendre conscience de la nécessité de se prémunir contre ses retombées néfastes.

De ce point de vue, s’agripper à la COP 21 n’est plus une option mais un choix de salut. Ce sont 50% des villes américaines qui ont fait pression sur l’administration Joe Biden pour réintégrer la COP 21. Il nous plait de souligner ici que le sort de l’après-crise, en région euroméditerranéenne, est entre les mains des villes.

L’économie urbaine est le maillon le plus actif et celui qui peut influencer le plus les autorités politiques. La cité est génératrice d’émissions de carbone. L’habitat, à lui tout seul, recèle 80% du potentiel d’efficacité énergétique. Le transport, le traitement des déchets, l’industrie émettent du CO2 tout en étant énergivores.

La reconfiguration de l’économie urbaine s’avère un puissant aiguillon pour le reste. Les échéances de 2030 pour tenter une inflexion des émissions et de 2050 pour une neutralité globale ont-elles l’impact qu’elles méritent ? Cela peut paraître loin alors que c’est déjà demain. Les leviers existants que sont le Green fund mondial et le Green fund européen sont des leviers puissants. Comment y piocher ?

Aller vers une ville soft en carbone est fortement appuyé par la composante Ownership qui fait des villes leur propre pilote en la matière. Adel Ben Youssef, modérateur, Aida Robbana, Mohamed Zmerli, Fateh Belaid, Touhami Rhaiem et Joseph Canals (panélistes) estiment que les solutions deviennent de plus en plus techniques et ont été expérimentées ailleurs comme à Stockholm, ou Barcelone, ou Londres. Elles deviennent transposables et donc implémentables. Le contrat social devient contrat environnemental. Et c’est un pas de plus pour conforter la démocratie participative.

Aller vers un nouveau partenariat technico-économique ?

Peut-on envisager de voir la Tunisie devenir une plateforme de production, une sorte de base arrière de l’industrie européenne ? L’UE y serait prédisposée car elle a cher payé sa dépendance en médicaments. Elle irait vers plus de solidarité avec le voisinage. Ceci posé au niveau des principes, qu’en est-il dans les faits ? Le tout se jouera sur la manière de gérer la crise sanitaire, pour la Tunisie. Si l’on veut attirer les IDE européens, il faudrait percer en matière de politique vaccinale. Et là tout de suite, il faut passer au palier supérieur.

Cela est-il possible à présent que les vannes de la vaccination se ferment car les pays producteurs font dans la préférence nationale ? Nous n’aurons pas la faveur des pronostics des IDE tout le temps que nous ne changerons pas notre classement.

Arrivée avant-dernière dans le groupe des pays arabes et 107ème à l’échelle mondiale, la Tunisie n’apparaît pas sous son meilleur jour. Le pays n’a pas réalisé que nous ne traversons pas une crise qui appelle une gestion technique. Mais bien une gestion politique car elle touche à la sécurité nationale.

Proche de nous, le Maroc a anticipé la dynamique de relocalisation européenne. Et le royaume a appliqué un plan de vaccination qui lui sert de visa pour les IDE. Nous savions que les IDE ont commencé à dévisser bien avant la crise des suites de l’instabilité. Et pour faire repartir l’ensemble, il convient d’abord de réamorcer la pompe de l’investissement local pour persuader les IDE de revenir. Ce qui est déplorable est que nous nous sabordons nous-mêmes. Notre compétitivité se déclasse ex-work, c’est-à-dire hors usine. Dans notre sphère de production, nous parvenons à faire des rendements concurrentiels avantageux. Hélas, nous les gaspillons à cause du gâchis logistique. Et puis, ayons le courage de décider de la stabilité fiscale car il s’agit d’un élément certain en matière de décision d’IDE. Ayons le courage de réformer le code du travail et la justice prudhommale. Il est quand même curieux de constater que la loi bloque l’investissement.

C’est possible car il y a des raisons objectives qui font prévaloir nos avantages comparatifs. Il y aura un redéploiement européen en faveur du voisinage, alors attelons-nous à y figurer.

Radhi Meddeb, modérateur, Hakim Ben Hammouda, Tarak Cherif et Mouhoub El Mouhoud (panelistes) ont convenu qu’il faut avoir à l’esprit le pessimisme de la réflexion et malgré tout s’accrocher à l’optimisme de l’action.

La piste de l’intelligence économique

Quelle place pour l’intelligence économique dans l’après-Covid-19 ? Dans la dynamique de réajustement des relations économiques, l’intelligence économique sera autant le repère de positionnement que le référentiel de protection. La guerre d’influence, en Méditerranée, entre l’UE, la Russie ainsi que la Chine et dans une moindre mesure la Turquie sera hautement influencée par l’intelligence économique.

Toutes les parties prenantes seront actives sur les trois champs d’affrontement que seront la communication, le jeu d’influence et le lobbying. Et les réseaux sociaux ainsi que l’internet serviront de relais. Les fakenews, la désinformation, les cyberattaques seront de mise.

Alors comment un pays en développement, peu doté pour tenir son rang dans cette bataille, peut-il se frayer un chemin dans cet univers de compétition sans merci. Il faut bien trouver la bonne information dans ce magma de la surinformation. Les experts de l’intelligence économique considèrent que dans ce brouillard on peut, malgré tout, développer sa propre vision. Ils soutiennent que les tendances lourdes de la technologie priment. Et en la matière, ils jouent le rôle d’éclaireur.

Sur un horizon de 10 à 15 ans environ, 40% du PIB mondial seront générés par l’industrie 4.0 dans le monde. On pense que dans cet intervalle de temps, les jobs à moins de 20 dollars de l’heure auront disparu. Et, que les modes de production se seront compactés. Il fallait 7 ans pour concevoir un nouveau modèle de voiture. A l’avenir l’affaire serait réglée en six mois.

D’ailleurs, l’industrie 4.0 est désignée comme le domaine des technologies exponentielles. Si la Tunisie décide d’y aller tout de suite, les barrières à l’entrée ne seront pas dissuasives. Ajouter à cela qu’elle aurait la perspective à cette échéance de décupler son PIB. Et peut-être même qu’elle aurait marché vers son émancipation économique. Comprenez que le pays ne dispose pas d’une taille critique étant donné la modestie de son marché national. En mordant sur le marché mondial, il aurait triomphé de ce handicap. Et puis à bien y regarder, l’architecture du siège d’Apple dériverait de celle du port punique de Carthage.

D’une certaine façon, disent Pr Adel Ben Youssef, modérateur, ainsi que Christophe Clarinard, Pr Mohamed Balghouthi, Hichem El Phil, ainsi que Wissem Mooatamri (panélistes), l’effort d’adaptation pour la Tunisie consisterait à se réapproprier sa mémoire. Attitude poétique ou virtuelle ? L’on ne sait trop ! Quoiqu’il en soit, elle peut consoler et redonner de l’espoir.

Quo Va Dis ?

Ce qu’on sait de mémoire récente, c’est que l’UE a fragmenté le pourtour sud de la Méditerranée. C’est du moins vrai pour les pays du Maghreb. L’on sait aussi que la 1ère manche avec l’UE s’est terminée par deux frustrations. La mobilité des hommes est toujours repoussée. Et le projet de banque euroméditerranéenne est abandonné. Cela ne prédispose pas les deux rives à un rapprochement fusionnel. Dans ce contexte, la Tunisie peut-elle se détacher du lot et aller vers l’industrie 4.0, dans une échappée solitaire et salutaire ?

Ce que l’on sait également est que la Tunisie, pays organisateur du Sommet mondial de la société de l’information (SMSI), n’a pas su tirer avantage de cette initiative. Hichem Ben Fadhel, fin observateur de la trajectoire tunisienne sur la voie du développement, parsemée d’échecs amers, disait avec sarcasme : Le pays des opportunités, du potentiel et des occasions ratées.

L’on sait aussi que tout en sachant qu’une campagne de vaccination rapide nous placerait favorablement dans la région, la Tunisie est restée sans plan vaccinal précis. Alors espérer que la Tunisie se détache la première des starters blocks pour se frayer sa voie dans l’industrie 4.0 est en l’état actuel des choses, au mieux un vœu pieux, au pis un mirage.

L’espace euroméditerranéen deviendrait-il captif de l’ensemble européen, dans un rapprochement fusionnel gagnant-gagnant ? Rien ne le laisse supposer du côté européen. Le pourtour sud en fera-t-il son cheval de bataille ? Encore faut-il convaincre le sud atomisé que ce blindage est son bouclier stratégique. Une chose est sûre, l’après-Covid-19 est chargé de bonnes promesses pour la région. Le premier arrivé sera le mieux servi.