Ne dit-on pas qu’aux grands hommes, la patrie se doit d’être reconnaissante ! A quand le retour officiel de Tahar Ben Ammar dans l’histoire de la Tunisie ?

Par Ali Abdesslam

Le 5 mai 1985, Tahar Ben Ammar nous quittait. L’Etat bourguibien, à l’époque, a passé l’événement sous silence. De la sorte, on a empêché toute célébration ultérieure. Vaine précaution car on ne peut parvenir à enterrer la gloire du personnage ni même ensevelir sa popularité dans la mémoire des Tunisiens. On ne gomme pas l’histoire car les faits sont rebelles.

Plus tard sous Ben Ali, le même oubli s’est perpétué. Et on constate que la 2ème République a déçu l’espoir de la réhabilitation de cette personnalité inoubliable.

Dans ces conditions, nous considérons que cette omission prend une dimension d’injustice d’Etat. Le pire, dans tout cela, c’est que cet acharnement dans l’omerta se retourne contre son auteur et donne plus d’échos à l’épopée de Tahar Ben Ammar. L’ennui est que cette manipulation malveillante éclabousse le lustre de l’Etat et entame le crédit de la République. Ce gâchis souille notre histoire, et c’est regrettable. Quel dommage ! Il faut hâter et acter la réparation.

Un parcours glorieux

Revenons sur le parcours de Tahar Ben Ammar, présenté avec sobriété, et nous dirions même une négligence inconséquente, seulement comme le signataire du protocole d’indépendance. Le personnage est bien plus illustre. C’est lui qui a présidé la 1ère commission qui a négocié avec les autorités françaises en décembre 1920. C’est-à-dire qu’il a donné l’acte de naissance de la cause nationale et a amorcé le processus de la lutte pour l’indépendance.

Plus tard, le Néo Destour y a apporté sa touche tactique. Et cela venait, il faut le reconnaître, en complément.

C’est encore lui qui a été porté, par élan consensuel de toutes les composantes politiques engagées dans la lutte contre le colonisateur, notamment le Néo Destour et l’UGTT, à la présidence du Conseil des ministres, alors que les faveurs du Bey allaient vers une autre personnalité.

Et c’est lui qui a fédéré dans son gouvernement, dont la sage et savante composition est un hymne à l’unité nationale, toutes les sensibilités militantes. Il faut saluer cet engagement à mettre la patrie au-dessus des partis.

C’est encore lui qui a conduit, deux ans durant, les négociations avec les autorités coloniales dans un contexte ultra chahuté. Et c’est avec maestria qu’il a su apaiser toutes les tensions qui auraient pu perturber le déroulement des négociations.

Et c’est avec une sagesse suprême et un haut sens de responsabilité historique qu’il s’est obligé à se concerter aux diverses péripéties des négociations avec les figures marquantes de l’époque et notamment Habib Bourguiba.

Et c’est lui qui a signé le protocole d’autonomie interne, le 3 juin 1955. Il s’agit de ce “fameux pas en avant“ décrié comme étant “un pas en arrière“, et Tahar Ben Ammar a su éviter au pays de s’enfoncer et de s’égarer dans une polémique redoutable. Et sa présence au congrès du Néo Destour à Sfax au mois de novembre 1955 a conforté le front national qui a ressoudé son union face aux autorités coloniales et a permis la poursuite des négociations.

C’est surtout lui qui a signé l’acte final de l’indépendance de la Tunisie, dans la fameuse salle de l’horloge au Quai d’Orsay, siège du ministère français des Affaires étrangères, le 20 mars 1956. C’est par cet acte qu’il a mis fin à 75 ans de protectorat français donnant le premier coup de pioche à l’édification de l’Etat de l’indépendance.

Plus tard, le président Habib Bourguiba, le 12 mai 1964, nationalisait les terres détenues par les colons, mais cela venait en complément. Par conséquent, le 16 avril 1956, quand Tahar Ben Ammar a rendu le tablier pour installer le gouvernement de Habib Bourguiba, qu’il a personnellement cautionné auprès du Bey, il mettait fin à 4 décennies d’engagement au service de la patrie.

Une discorde inutile

Faut-il encore préciser que c’est Tahar Ben Ammar qui a été à l’origine de la création de l’Assemblée constituante dont le président Habib Bourguiba s’est emparé et dont on connaît le parcours tumultueux.

Faut-il encore préciser que Tahar Ben Ammar a été fair play et n’a pas perturbé le retour triomphal de Bourguiba le 1er juin 1955, alors que l’accord de l’autonomie interne était juste convenu et non encore paraphé par les deux parties, tunisienne et française. Il aurait bien pu lui voler la vedette et s’imposer, légitimement, comme le leader du moment, ce qui lui conférait son statut officiel. Il a eu cette grandeur de ne pas troubler la fête. Et c’était le meilleur signe d’unité nationale, car Tahar Ben Ammar, issu de l’aristocratie tunisienne, prouvait, par son engagement, que l’œuvre de libération nationale était l’œuvre du peuple tunisien dans son intégralité toutes classes confondues. Ce puissant maillage populaire était le meilleur ciment d’unité, pour bâtir la Tunisie indépendante.

Pourquoi donc Habib Bourguiba s’est-il acharné contre Tahar Ben Ammar et poursuivi de sa vindicte en l’occultant de l’histoire de Tunisie ? Et il est allé jusqu’à étouffer la nouvelle de son décès, chose qui a ému les plus grandes figures du Bourguibisme. Inadmissible et regrettable. Quand l’Etat traîne dans la boue ses fondateurs, le parcours démocratique déraille. Cependant, Tahar Ben Ammar, malgré la tentative de disgrâce qui est allée jusqu’à remplacer son nom par celui de Bourguiba sur les photos officielles de signature de l’acte d’indépendance, a gardé foi en son pays, ne s’est pas renié, et aux moments les plus sombres, a usé d’humour noir. Au moment de son arrestation, l’officier de police, par respect, lui a passé la menotte à sa main gauche et celui-ci de lui indiquer de la lui passer à la main droite “celle-là même avec laquelle j’ai signé l’acte d’indépendance“. Quelques années plus tard, comme pris de remords, le président Bourguiba a reçu Tahar Ben Ammar et lui fit le baisemain à l’endroit de « Cette main honorable qui a signé l’indépendance de la Tunisie ».

Comment remonter les faits à présent que l’histoire s’éloigne et que par devoir il convient de la rectifier ?

Réintégrer Tahar Ben Ammar à la place qui lui revient

Chedly Ben Ammar, fils de feu Tahar Ben Ammar et benjamin de la fratrie, a, de sa propre main, écrit un ouvrage intitulé “Tahar Ben Ammar, le combat d’un homme, le destin d’un peuple“. Il l’a initialement publié en langue arabe, ensuite il l’a personnellement traduit en langue française. Exploit de sadikien, me diriez-vous, institution historique du bilinguisme. Le fils, habité par la probité se son père, a tout bonnement repris le cours chronologique du mouvement de libération nationale.

Ce livre est un manuel d’histoire authentique de la libération nationale. Chedly Ben Ammar, avec sérénité et beaucoup de discernement mais également de sincérité, donnait à son père ce qui lui revient et à Bourguiba ce qui lui appartient.

Il convient de signaler que la présentation publique de l’ouvrage s’est faite en présence des figures les plus inconditionnelles du Bourguibisme. Chedly a eu la grâce de les convier à cette cérémonie et toutes lui ont témoigné l’amitié de s’y rendre. Aucune contestation n’a été soulevée quant à l’authenticité du contenu du livre lequel a même été bien accueilli. Et par conséquent, tout le discrédit dont Bourguiba a voulu couvrir Tahar Ben Ammar est contesté par le premier cercle Bourguiba. Et toute cette manœuvre apparaît comme le résultat d’une revanche bourguibienne, bien mesquine et qui n’est pas du tout assumée par son entourage.

Joli retour de l’histoire, car Chedly Ben Ammar aurait majestueusement lavé l’honneur de son père victime d’une fourberie manigancée par Bourguiba seul et qui affaiblit sa légende.

Quoi qu’il en soit, le souvenir de Tahar Ben Ammar est indélébile et inséparable de cette circonstance historique d’entre toutes qu’est l’indépendance de la Tunisie. La mémoire populaire retient toujours la part de vérité. Cependant, il faudrait que l’Histoire officielle soit réajustée et cela commence par une écriture authentique du récit de la lutte nationale et la régularisation des manuels scolaires d’histoire, en conséquence. La deuxième République sortirait grandie en actant l’opération.