Selon nos informations, le chef du gouvernement, Elyes Fakhfakh, et ses associés au gouvernement viennent d’apporter les dernières retouches au projet de loi qu’ils vont soumettre, incessamment, à l’Assemblée des représentants du peuple pour pouvoir gouverner par ordonnance, conformément à l’article 70 de la Constitution.

Pour mémoire, cet article stipule que « l’Assemblée des représentants du peuple peut, à la majorité des trois cinquièmes de ses membres, en vertu d’une loi et pour un motif déterminé, déléguer au chef du gouvernement, pour une durée déterminée qui ne dépasse pas les deux mois, le pouvoir de prendre des décrets-lois dans le domaine de la loi. Ces décrets-lois sont soumis à l’approbation de l’Assemblée à la fin de la période en question ».

Il s’agit d’une procédure constitutionnelle qui existe dans la plupart pays à régime démocratique. Elle a pour but de donner au pouvoir exécutif plus de souplesse et d’efficacité pour faire face à une circonstance exceptionnelle.

Objectif déclaré en principe: faire face aux conséquences de la propagation du coronavirus (Covid-19) et assurer le fonctionnement normal des structures vitales.

Le projet a l’air d’un vaste programme politique

Pourtant, à regarder de près ce projet -composé de trois articles-, il semble que les secteurs ciblés dépassent de loin les 23 mesures d’accompagnent décidées pour aider les personnes morales et physiques impactées ou qui risquent de l’être par le Covid-19.

Au regard de la globalité des secteurs qu’il cible (une quinzaine), ce projet a tout l’air d’un vaste programme politique déguisé.

Parmi les secteurs concernés, il y a lieu de citer : la création de nouvelles catégories d’entreprises et d’établissements publics (une manière de doubler peut être les entreprises publiques en place), les libertés publiques et droits de l’Homme, la réforme fiscale
(élargissement de la base fiscale pour intégrer, semble-t-il, l’informel)), amnistie générale, engagements civils, financiers et commerciaux de l’Etat (problème de la dette et des conventions de libre échange).

Autres domaines ciblés par les futures ordonnances: organisation de la justice et de la magistrature, devoirs fondamentaux de la citoyenneté, droit à la propriété, enseignement, recherche scientifique, culture, sante, environnement, aménagement du territoire, énergie, législation du travail (code du travail), sécurité sociale, budget …

La question qui se pose dès lors est de savoir comment ce gouvernement va procéder pour pouvoir engager tant de réformes sectorielles en si peu de temps, sachant que l’ensemble des réformes et mesures qui seront engagées seront examinées par l’ARP, dans deux mois, c’est-à- dire à la fin de la période de dérogation comme le prévoit la Constitution.

Le projet n’est pas du goût de tout le monde

A n’en point douter, conçu dans l’esprit d’un « putsch légal » et d’exploitation politique extrême d’une circonstance conjoncturelle, selon certains observateurs de la scène politique tunisienne, ce projet de loi aura beaucoup difficulté à être adopté par le nombre requis de députés, soit 131.

Des députés du parti Ennahdha -qui fait pourtant partie de la coalition gouvernementale- ont fait état, publiquement, de leur opposition à ce projet. Ainsi, pour Sahbi Attig, député nahdhaoui, «il est hors de question de laisser le gouvernement légiférer par décrets».

Les islamistes qui craignent que le pouvoir leur échappe à travers cette “gouvernance par ordonnance” ne sont pas les seuls. D’autres partis laïcs partagent leur crainte.

Les autres aussi…

C’est le cas de Slim Tlatli, dirigeant du parti de Machrou Tounes, qui pense que «la demande du gouvernement de légiférer par décret pendant deux mois (…) est en effet pertinente en cette période de crise où la réactivité et la rapidité d’action est vitale». Il estime toutefois nécessaire de «limiter le champ des décrets à des domaines précis, d’exiger une transparence totale dans les dépenses effectuées afin d’éviter que cette souplesse ne se transforme pas en caisse noire pour le gouvernement et de présenter, dans un souci de redevabilité au terme de deux mois de cette dérogation, un rapport détaillé à l’ARP. La démocratie et la bonne gouvernance imposent ce minimum d’exigences».

Et pour ne rien oublier, rappelons que la Tunisie a connu une situation pareille en 2011 lorsque, moins d’un mois après la fuite de Ben Ali, la Chambre des députés avait adopté à l’unanimité un projet de loi habilitant le président de la République intérimaire, à l’époque Foued Mebazaa, à prendre des décrets-lois conformément à l’article 28 de la Constitution de Juin 1959.

Seulement, tous les décrets adoptés depuis cette date ne sont pas appliqués, jusqu’à ce jour, de manière claire en raison de l’opposition d’Ennahdha. C’est le cas du décret-loi n°2011-115 du 2 novembre 2011 relatif à la liberté de la presse.