“Notre système financier a tellement pris de retard, même par rapport à des pays qui étaient beaucoup moins développés que le nôtre, qu’il tire aujourd’hui toute l’économie vers le bas”.

C’est ce qu’estime Jalloul Ayed, ancien ministre des Finances du gouvernement Béji Caïd Essebsi, qui participait à une conférence sur le thème “Six décennies de développement en Tunisie : résultats et perspectives”, organisé le 24 avril à Tunis, par le Centre d’études et de recherches économiques et sociales (CERES).

L’ancien ministre assure toutefois que des solutions existent, mais celles-ci nécessitent une vision et beaucoup d’audace dans l’action.

Dans son intervention, a livré son analyse de la réalité du secteur financier tunisien, et a proposé des pistes d’action pouvant dynamiser ce dernier et son rôle dans le financement de l’économie.

Ses constats…

Au chapitre “analyses”, Jalloul Ayed explique que “les difficultés des finances publiques empêchent aujourd’hui l’Etat de jouer son rôle de premier investisseur. Un rôle qui se voit légué au secteur privé lequel peine à son tour à l’assumer face à une baisse de l’épargne à 7% (contre 20% en 2010) et un système financier incapable de répondre aux besoins des entreprises”.

Face à ce constat, Ayed épingle l’absence d’une stratégie nationale visant à répondre aux besoins des MPME (micro, petites et moyennes entreprises) qui représentent la grande part du tissu économique tunisien, et qui totalisent 70% des emplois créés, 40% du PNB et une part très importante des exportations.

La microfinance, composante essentielle du système financier, selon lui, ” aurait pu être un levier important de cette stratégie, mais l’absence d’une stratégie d’inclusion financière globale et multidimensionnelle (microcrédits, micro-assurance, épargne en milieu rural, levier technologique de l’inclusion financière), empêche toujours les institutions de microcrédits de devenir partie intégrante du système financier.

Alors, il pense qu'”encourager les banques à les financer et à interagir avec elles, et inciter les assurances à s’engager dans la micro-assurance pourrait permettre de changer la donne”.

Difficulté d’accès au capital, problème majeur des PME

Par ailleurs, Ayed estime “qu’on a toujours présenté l’accès aux financements bancaires comme étant le problème majeur des PME, mais le vrai problème de celles-ci, c’est d’abord la difficulté d’accès au capital. Ce qu’il fallait faire et ce qu’on avait commencé à faire, en 2011, c’est le développement d’un vrai marché de capital investissement à travers la création de fonds d’investissements pour aider ces entreprises à lever des fonds propres “.

Il poursuit son explication en disant que ” c’est la raison pour laquelle nous avons initié, en 2011, la refonte du cadre réglementaire du capital investissement. Laquelle refonte a eu un effet très positif, surtout avec la création de la CDC (Caisse des dépôts et consignations) qui devait jouer le rôle d’un investisseur de premier plan dans les fonds d’investissements. Pas mal de fonds ont été créés depuis 2011 (environ une quarantaine de fonds), dont des fonds régionaux mais très peu de fonds spécialisés “.

Capital investissement vs capital développement

” 90% des fonds d’investissements aujourd’hui existants en Tunisie sont des fonds de capital développement, c’est-à-dire des fonds qui s’intéressent à des entreprises déjà existantes, où le niveau de risques est moins important. Mais la Tunisie a aujourd’hui besoin d’une vrai spécialisation des fonds d’investissements à travers la création de fonds d’amorçage (on n’en a aujourd’hui que 3 ou 4), de fonds d’investissements spécialisés dans certains secteurs économiques (agriculture, énergie, technologie), de fonds de capital innovation, de fonds de capital transmission, de fonds de capital restructuration… Malheureusement nous sommes encore loin de cette spécialisation “, regrette-t-il.

Les banques sont devenues des rentiers

S’agissant des banques, l’ancien ministre des Finances rappelle que ” 20% seulement des crédits bancaires sont destinés aux PME, malgré les performances probantes des banques. Les banques sont devenues des rentiers, à cause du recours du trésor tunisien au marché financier, pour financer le déficit budgétaire, par l’émission de bons de trésors à des marges très intéressantes pour les banques “.

Résultat, ” la liquidité bancaire est complètement asséchée, ce qui entrave leur rôle de financement de l’économie. On aurait espéré qu’il s’agisse d’une situation temporaire mais cela ne semble pas le cas, en l’absence de coordination entre la politique budgétaire et la politique monétaire. Cette absence de coordination fait que les entreprises tunisiennes sont aujourd’hui assujetties à deux pressions : une pression fiscale des plus élevées, et une pression monétaire à travers l’augmentation des taux directeurs. Cela explique le nombre grandissant d’entreprises qui ferment leurs portes “.

Ayed estime, par ailleurs, que la trichotomie de l’architecture bancaire tunisienne entre “banques publiques” -souffrant d’un héritage douloureux de crédits accrochés, “banques privées” -qui dépendent de grands groupes privés et qui travaillent pour les intérêts de ces groupes-, et “filiales de groupes étrangers” -qui prennent leurs ordres des sièges de leurs banques-, n’est pas non plus de nature à favoriser le rôle des banques dans le financement de l’économie. Cette trichotomie renforce, par ailleurs, la réticence des banques aux changements “.

Défaillance des assurances…

S’agissant des assurances, autre composante du secteur financier, Ayed dénonce aussi leur défaillance dans la collecte de l’épargne nationale et, partant, dans le financement de l’investissement. “Rares sont aujourd’hui les compagnies d’assurances en Tunisie qui ont configuré leurs affaires en deux pôles : un pôle assurance et un pôle investissement, comme c’est le cas partout dans le monde “.

L’ancien ministre des Finances jette également un regard critique sur la performance de la Bourse tunisienne. “La capitalisation boursière ne représente que 22% du PNB en Tunisie contre 70% au Maroc, ce qui donne lieu à une Bourse défaillante alors qu’il aurait suffit d’introduire en Bourse certaines entreprises publiques performantes pour la dynamiser. A défaut, le marché de capitaux reste ainsi en-deçà de son potentiel “.

Quasi inexistence d’un marché des obligations en Tunisie

Pour ce qui est du financement des grands projets, l’ancien ministre soulignera que ” ce type d’investissement a besoin de financements à moyen et long termes, lesquels nécessitent l’existence d’un marché de capitaux, et notamment d’un marché des obligations. En Tunisie, le marché des obligations n’existe presque pas, en l’absence des conditions nécessaires pour sa mise en place, dont l’existence d’une courbe des taux “.

“Pour pouvoir développer ce marché des obligations, il y a une approche séquentielle à adopter dont la première étape serait de créer un marché secondaire de bons de trésors, qui va à son tour favoriser l’établissement d’une courbe des taux et la promotion du marché des obligations “.

Baisse des IDE: la dépréciation du dinar en cause

Concernant les IDE, Ayed considère que ” la réticence des investisseurs étrangers est en quelque sorte due à la dépréciation du dinar qui a un impact très négatif sur le TRI des IDE (taux de rendement interne qui mesure la performance du projet). Pour cela, il y a bien évidemment des solutions dont la mise en place d’un système de couverture des risques de change, si les projets en question dégagent une valeur ajoutée économique, sociale et environnementale. Dans ce cas, le coût de ce système serait beaucoup moins inférieur à la valeur ajoutée dégagée “.

” Pire, en Tunisie, certaines banques n’offrent plus même la couverture de change simple à très court terme (3 mois/6 mois) aux opérateurs tunisiens, ce qui est très entravant pour l’investissement “, déplore Jalloul Ayed.

Dans sa conclusion, Ayed affirme que ” le système financier tunisien a pris beaucoup de retard, le chemin de son redressement reste long, mais nous sommes toujours dans la capacité de le faire, si volonté il y a de le faire “.