La décision du gouvernement d’augmenter les prix des hydrocarbures, annoncée le week-end dernier sans crier gare, a suscité un tollé tant parmi les organisations patronales professionnelles que les citoyens.

Cette décision, qui a engendré des protestations qui vont crescendo, depuis lundi 1er avril, prouve, selon l’économiste Aram Belhadj, que “le gouvernement est dans une incapacité remarquable devant les dossiers brûlants du pays”.

La majoration des hydrocarbures a porté sur une augmentation de 80 millimes aux niveaux de l’essence sans plomb (super) et du gazoil sans souffre et de 90 millimes pour le gazoil ordinaire. Le litre de ces produits se vend désormais, respectivement, à 2065 millimes, 1825 millimes et 1570 millimes.

Communication défaillante

La décision est intervenue au moment où le regard d’une bonne partie de l’opinion publique tunisienne était tournée vers le sommet arabe de Tunis (31 mars 2019). Le communiqué relatif à cette majoration a été diffusé par le ministère de l’Industrie, des Petites et moyennes entreprises (PME) samedi 30 mars peu avant minuit.

Dans son texte, le ministère s’est contenté de noter que la majoration est due à “l’augmentation continue des prix du pétrole et ses dérivés sur le marché mondial, avec un prix du baril du pétrole brut ayant dépassé, dernièrement, les 68 dollars”, et qu’elle est prise “sur la base du mécanisme de régulation périodique des prix des carburants en vigueur depuis juillet 2016”.

Peu de temps auparavant, Slim Feriani, ministre de l’Industrie et des PME, s’était exprimé au nom du gouvernement pour démentir toute augmentation dans ce domaine. “Le gouvernement n’envisage pas une augmentation des prix des carburants, contrairement à ce que plusieurs médias ont relayé”, avait-il déclaré, en marge d’une journée d’étude organisée le 5 mars au siège de l’UTICA, sur le thème “Coût de l’énergie pour les entreprises économiques”.

“Parler d’augmentation des prix des carburants n’est qu’une rumeur”, insistait-il, d’autant que “2,8 milliards de dinars ont été mobilisés dans le cadre du budget de l’Etat pour l’exercice 2019 pour la compensation des hydrocarbures contre 2,7 milliards de dinars en 2018″.

Il avait précisé que le gouvernement a eu recours, l’année dernière, à l’augmentation des prix des carburants, suite au doublement des cours de pétrole sur le marché international à 80 dollars contre 40 dollars le baril en 2017.

Il a tenu les mêmes propos dans une autre déclaration, cette fois-ci le 21 mars, sur Radio Shems Fm, au risque de discréditer encore toute l’action gouvernementale.

A son tour, le chef de gouvernement, Youssef Chahed, a déclaré, mardi 2 avril, aux médias qu'”il demeure compréhensif quant aux contestations de la décision de majoration, mais le gouvernement est obligé de prendre une telle mesure, le pays souffrant désormais d’un déficit énergétique”, a-t-il dit.

Cependant, pour l’universitaire Aram Belhadj, “cette mesure prouve que le gouvernement est dans une incapacité remarquable devant les dossiers brûlant du pays. Sinon, pourquoi annonce-t-on quelques jours plus tôt que le gouvernement n’a pas l’intention d’augmenter les prix des hydrocarbures, pour y procéder tout de suite après, au contraire? N’était ce pas là un signal destiné à l’équipe du FMI présente en Tunisie?”, a-t-il dit, à l’agence TAP .

En effet, la décision gouvernementale a été prise au moment où une équipe du FMI séjournait dans le pays “pour négocier le paiement de la 5ème tranche du prêt contracté” auprès de l’institution financière internationale, une “coïncidence” que de nombreux Tunisiens n’ont pas manqué de souligner sur les médias sociaux.

Quant aux explications du gouvernement, elles sont intervenues après le rejet de la majoration affiché par la plupart des organisations professionnelles et par des partis politiques de l’opposition.

Surprise et rejet 

Ainsi, des organisations professionnelles tunisiennes ont affirmé que la dernière majoration des hydrocarbures, “adoptée sans consultation”, est la cinquième depuis le début de l’année 2018.

A cet égard, l’UTICA regrette son exclusion de la prise de décisions, malgré la constitution d’un comité mixte entre le gouvernement et l’organisation pour l’examen des prix de l’énergie. L’UTICA est revenue sur les déclarations précédentes du ministre de l’Industrie et des PME, exprimant “son étonnement de ces augmentations malgré les récentes déclarations du ministre, qui a assuré que le gouvernement n’envisage pas pour le moment une augmentation des prix des carburants”.

Elle a également indiqué que la majoration “augmentera les problèmes des professionnels…devenus incapables de couvrir leurs dépenses et d’honorer leurs engagements à cause de ces augmentations répétitives”.

Idem pour l’UTAP, qui s’est dite “surprise de la décision”, notant qu’elle aggravera les pertes des agriculteurs et pêcheurs et alourdira leurs dettes.

Pour sa part, le Groupement du transport et de la logistique de la CONECT et l’Union nationale des taxis ont attiré l’attention sur les graves conséquences de la nouvelle augmentation des prix du carburant sur le secteur du transport des personnes (taxis et voitures de louage), le transport de marchandises et tous les intervenants dans le secteur de manière directe et indirecte. Selon ces deux organisations, la majoration induira l’aggravation de la situation de milliers de professionnels.

Incapacité à agir en dehors des sentiers battus

La majoration se répercutera en outre, sur “pratiquement tous les secteurs (agriculture, industrie et services), annulera l’effet de la dernière augmentation salariale et alimentera très probablement la tension et l’incertitude caractérisant le climat d’investissement en Tunisie”, a indiqué l’enseignant chercheur Belhaj.

Selon cet universitaire, ce gouvernement s’avère “incapable de réfléchir en dehors des sentiers battus “Out of the Box” en cherchant toujours les solutions faciles”.

Cette opinion est partagée par l’expert en gouvernance économique Moez Joudi, pour qui “cette nouvelle hausse, conjuguée à l’augmentation du taux d’intérêt directeur et du TMM qui atteint 7,90% détériorera encore plus le pouvoir d’achat des Tunisiens et impactera les coûts de revient des entreprises.

Avec cet effet ciseau, d’une double augmentation prix du carburant/taux d’intérêt, les dernières augmentations salariales signées par l’UGTT sont complètement, anéanties en termes d’effets escomptés”, lit-on sur sa page facebook.

Par ailleurs, deux partis politiques ont rejoint, jusqu’ici, le mouvement de refus. Dans son communiqué, Al-Joumhouri a rejeté les augmentations qui dénotent “de l’incapacité du gouvernement et son échec dans l’activation des catalyseurs de développement et de la croissance dans le pays”.

“Le gouvernement a spolié le peuple”, a affirmé le président de la Commission des finances à l’ARP et membre du bureau du Parti des démocrates patriotes unifié, Mongi Rahoui.

Ledit parti estime, dans un communiqué, que “cette augmentation n’est pas justifiée d’autant que le prix mondial du pétrole demeure inférieur au prix adopté comme hypothèse dans la loi des finances et le budget de l’Etat en 2019”.

L’UGTT dénonce l’augmentation “pour la cinquième fois en moins d’une année et trois mois (16 mois), des prix des hydrocarbures”, laquelle vient s’ajouter “à la décision impopulaire d’augmenter le taux directeur” (passé à 100 points de base en février dernier)”.

Les différentes organisations professionnelles annoncent des mouvements de protestation à l’échelle nationale pour exprimer leur refus de cette nouvelle augmentation et rappeler leurs revendications.

La Fédération nationale du transport demande au gouvernement d’assumer ses responsabilités “si des mouvements de protestation non encadrés et des réactions non maîtrisées se déclenchent au risque d’avoir un impact négatif sur le pays”.

Même la très sage UTAP avait affirmé dans son communiqué que “ses structures se réservent le droit de recourir à toutes les formes légales de protestation contre cette nouvelle augmentation”.

La contestation de la décision gouvernementale risque de prendre une autre proportion avec les actions de blocage de la circulation organisées par les professionnelles de la route dans plusieurs régions du pays.

Ainsi, à Nabeul, Sousse et Siliana, des conducteurs de camions de transport de marchandises ont fermé mardi, l’entrée de la ville de Grombalia au niveau de l’autoroute Tunis, Hammamet. A Djerba, des propriétaires de taxis et de voitures de louage ont également mené un mouvement de protestation dans les différents croisements de l’île touristique.

Plusieurs localités du gouvernorat de Monastir ont connu des mouvements semblables depuis lundi. Un jeudi “chaud” s’annonce cette semaine avec le sit-in qui sera organisé devant l’ARP, par l’Union Tunisienne de Taxi individuel.

“La compréhension” du chef du gouvernement saurait-elle réduire la tension, alors que les différentes organisations professionnelles demandent non seulement ” l’annulation pure et simple de cette majoration”, mais également des mesures financières de soutien aux secteurs concernés, une autre paire de manche.