Comparer la crise que traverse aujourd’hui la Tunisie à celle de 1986/87 est l’expression d’une ignorance manifeste des réalités économiques du pays à cette époque et aujourd’hui même.

La crise que vit actuellement la Tunisie est non seulement différente de celle de 1986, mais elle est de loin plus grave et plus compliquée. En 1986, nous n’avions pas de problèmes au niveau de la sécurité sociale, nos caisses géraient des excédents immenses, le système financier, quoique pas assez développé, était épargné. Il n’y avait pas de difficultés au niveau des financements des banques, il y en avait plutôt au niveau des finances publiques et celui de la balance des devises.

Aujourd’hui, tous les maux de la terre se sont donné rendez-vous en Tunisie. Ainsi, les Caisses de sécurité sont pratiquement en faillite et font appel 2 à 3 fois par mois au ministère des Finances pour qu’il intervienne et débloque des avances afin de répondre aux besoins de leurs adhérents. C’est immense et très lourd pour le budget de l’Etat.

D’un autre côté, il y a la balance des devises qui souffre et transmet un très mauvais message au monde car elle reflète une grande fragilité dès lors que ses réserves descendent à moins de 3 mois (-90 jours), ce qui est le cas de la Tunisie aujourd’hui.

Les fournisseurs internationaux de la Tunisie sont très attentifs quant à la santé de la balance des paiements car c’est à travers elle qu’ils peuvent savoir s’ils pourraient être réglés dans les temps ou pas. Qui ne sait pas que les créances et les dettes d’une économie nationale vis-à-vis des partenaires internationaux sont une composante de la balance des paiements et permettent de distinguer si un Etat a la capacité de régler ses dettes ou pas. Imaginez donc une Tunisie incapable de payer ses créanciers internationaux ou ses fournisseurs en carburants, en céréales et en médicaments. Rien que ça !

Ce que les officiels n’osent pas dire, c’est qu’il y a eu quelques petits incidents dans le remboursement de la dette publique, incidents qui fort heureusement ont été assez rapidement rattrapés, car la Tunisie tient à honorer ses engagements internationaux.

Toutefois, jusqu’à quand le pays pourrait tenir le coup en l’absence de productivité, de nouveaux investissements, de croissance et face à la fièvre revendicatrice nourrie par les syndicats ? Syndicats qui ont perdu leur confiance dans les pouvoirs publics et qui profitent du manque de courage et de détermination des décideurs pour exiger toujours plus.

Des syndicats féroces et un gouvernement qui cède à tous les coups

Aujourd’hui, la Tunisie est dans la fuite en avant avec des augmentations salariales qui ne satisfont même pas aux salariés, inflation oblige, et un trésor public en souffrance qui sort sur les marchés internationaux et s’endette auprès des institutions bancaires pour pouvoir acheter la paix sociale. Les banques, elles, sont refinancées par la BCT.

Nous sommes donc face à une politique monétaire qui est en train de combler les failles de la politique budgétaire et d’une politique économique très approximative. Pour sauver les meubles, la Banque centrale se substitue au gouvernement, ce qui n’est pas son rôle.

Le gouvernement, lui, continue sur sa lancée dans l’augmentation des salaires. Pas de feu rouge pour les recrutements ou les promotions exceptionnelles après la réintégration des renvoyés de la fonction publique pour cause de corruption, délits de droits communs ou pire, terrorisme. Ces gens-à ont non seulement repris leurs postes d’antan mais ont même bénéficié de promotions qu’ils ne méritent pas.

Au ministère de l’Education nationale, on est allé jusqu’à la création de nouveaux grades qui n’existaient pas et que nous ne pouvons même pas désigner aisément. Nous pouvons ainsi parler d’un «Professeur maîtrisard extraordinaire hors classe». Le but est de ne pas fâcher le lobby des fonctionnaires syndiqués poussant les finances publiques vers l’impasse et le pays vers la faillite.

A tort ou à raison, l’Etat tunisien a cédé à tous les coups aux revendications des uns et des autres, créant des discordances dans le système de rémunération de la fonction publique qui était déjà compliqué. Conséquence, nous ne savons plus quand cela s’arrêtera ni où nous allons.

Auparavant, les salaires des professeurs universitaires étaient alignés à ceux des magistrats, les organes de contrôle général étaient alignés aux magistrats à quelques différences près. C’était valable pour tous les corps administratifs, et le système avait le mérite d’être plus ou moins clair. Avant 2011, le gouvernement ne négociait pas chaque année les augmentations salariales. Celles-ci étaient triennales et générales, aujourd’hui nous en sommes à des négociations annuelles qui passent du général au sectoriel ! Insensé !

Les différences entre les différents corps n’étaient pas énormes (environ 100 à 200 dinars). Aujourd’hui, nous passons du simple au double. Quelle peut être la réaction d’un ingénieur qui occupe le poste de DG et qui, au bout de 20 ou 25 ans de service, réalise tout d’un coup qu’un professeur qui n’a pas suivi une carrière telle que la sienne et qui a fait moins d’études que lui est mieux rémunéré ? Au mieux demander une augmentation salariale, au pire quitter l’Administration publique la vidant de ses compétences.

On n’ouvre pas les portes du paradis en faisant de longues études

La Tunisie post-soulèvement a conforté la logique suivie, en partie, par le régime Ben Ali qui encourage l’idée que suivre de longues études difficiles n’est pas valorisant. On n’ouvre pas les portes du paradis en faisant de longues études.

Les syndicats tunisiens sont féroces et c’est peut-être de bonne guerre car ils sont face à un gouvernement incapable, à ce jour, et pour nombre de raisons, de juguler le phénomène inflationniste et de contrôler les prix.  Les spéculateurs dont le réseau relationnel s’étend à certains partis politiques et leurs représentants, mettent la pression pour ne pas être sanctionnés. Mais jusqu’à quand  traiter les dossiers au jour le jour sans en peser les conséquences sur les finances publiques et dont des augmentations salariales?

Quand on accorde aux enseignants du secondaire l’indemnité de retour des vacances scolaires, est-il possible de la refuser aux instituteurs ? Et à supposer que l’on a prévue de l’étendre aux instituteurs, est-il envisageable de bloquer les autres revendications qui fusent de toutes parts? Nous sommes à l’ère des tornades promotionnelles. Voyez les agents du ministère de l’Intérieur auxquels on ajoute des fois 3 à 4 grades (observez des fois des officiers assurant la circulation des voitures), pouvons-nous ne pas faire de même pour les agents de la douane ? Pareillement pour les agents pénitentiaires, et aussi l’armée nationale qui est la moins nantie de tous.

Le drame tunisien consiste aujourd’hui à prendre des mesures servant à calmer le courroux des contestataires dans l’immédiat. Evaluons-nous les conséquences de ces décisions à court, moyen et long termes sur le budget de l’Etat ? Non. Car in fine, quoi de plus insensé qu’une masse salariale qui dépasse les 17 milliards de dinars sur des recettes propres qui avoisinent les 23/24 milliards de dinars ? Si nous comptons le service de la dette et le titre II, nous nous retrouverons dans l’obligation de nous endetter pour rembourser nos prêts. C’est un cercle infernal ! A qui profitent les augmentations salariales qui nourrissent l’inflation et qui ne se traduisent pas par plus de travail et de productivité ? Peut-être bien aux salariés eux-mêmes quoique c’est sur le court terme mais certainement pas aux chômeurs ou aux saisonniers qui vivotent mais ne vivent pas.

Et le FMI contre lequel s’élèvent toutes les voix révolutionnaires et révoltées de la Tunisie n’en a cure ! Pour lui, oui, prêter à la Tunisie qui en est membre comme tous les autres pays de la Terre, mais à condition qu’elle puisse le rembourser. Or à voir l’état de ses finances publiques, il n’est pas sûr qu’elle puisse y parvenir à temps, et c’est ce qui l’incite à mettre des conditions.

Maintenant si les fervents nationalistes férus d’une souveraineté qu’ils ne défendent ni par le travail ni par la création de richesses ont la capacité de subvenir aux besoins de l’Etat et de renflouer son trésor, c’est tant mieux sinon, nous sommes obligés de lever des fonds à l’international et à des taux exorbitants ! Et encore, personne ne prêtera à la Tunisie parmi les institutions financières respectables sauf les spéculateurs, et à quel prix!

Pouvons-nous espérer que le système politique bâtard instauré par la «meilleure Constitution» au monde (sic) puisse arriver, après les prochaines élections, à mettre en place un gouvernement qui ose décider pour le moyen terme appliquant des décisions douloureuses sur les deux premières années pour en récolter les fruits 4 ou 5 ans après ?

Peu probable ! Car il est presque certain que tant que la Constitution n’a pas été révisée pour permettre à une majorité simple de gouverner et décider, et tant que le détenteur du pouvoir exécutif n’a aucun pouvoir, nous passerons les années à se partager les postes ministériels, les hauts postes administratifs et à faire comparaître les ministres devant des députés absents pour les questionner à longueur de jours, de mois et d’années pendant que la Tunisie coule !

Emile de Girardin disait, en 1867, dans ses pensées et maximes : «Rien de plus dangereux en politique qu’une impasse. L’habileté des gouvernements consiste à s’assurer toujours au moins une issue, et encore est-ce trop peu d’une seule».

La Constitution actuelle de la Tunisie ne permet que des impasses ou des motions de censure !

A bon entendeur !

Amel Belhadj Ali