“Il est difficile de faire un bilan du gouvernement de Youssef Chahed, un an et demi après son investiture à la Kasbah. Une fois dressé, ce bilan serait en demie teinte, car on a quelque mal à séparer ce qui ressort de l’ordre du subi de ce qui est de l’ordre de l’agi”.

Cette affirmation revient à Hédi Sraiëb, docteur d’Etat en économie de développement qui s’exprimait dans une interview accordée à l’Agence TAP.

Toujours pas de véritable réforme fiscale, toujours pas de répression des activités illicites…

“L’action du gouvernement est contrainte par une conjoncture socio-économique difficile. Les marges de manœuvre sont réduites comme l’illustre la lutte contre la corruption qui, après un démarrage en fanfare, semble désormais s’essouffler pour ne pas dire à l’arrêt. Ce gouvernement a beau être issu d’un large consensus, il ne me semble pas en mesure de faire beaucoup mieux que ses prédécesseurs tant les forces de diverses inerties sont puissantes : toujours pas de véritable réforme fiscale, toujours pas de répression des activités illicites… ” a-t-il expliqué.

“Ce gouvernement ressemble à tous les autres, ils ont tous manqué de courage et de volonté”, insiste-t-il.

La famille régnante a disparu pour laisser place à d’autres clans et groupes de pression

“Sa composition est tellement composite que les intérêts contradictoires finissent par se neutraliser. Le seul consensus qui fait office de ciment est l’option libérale dans la conduite des affaires. Autant dire un prolongement de l’ancien système sous une forme renouvelée. La famille régnante a disparu pour laisser place à d’autres clans et groupes de pression qui, quoiqu’on en dise, orientent les mesures et dispositions gouvernementales dans le sens qui leur convient le mieux”, a-t-il estimé.

un chômage de masse, une pauvreté endémique, une éducation et une santé à deux vitesses

“Qui peut croire que la multiplication de franchises, de “Malls” commerciaux, de grands projets immobiliers correspondent bien à l’intérêt du pays et à la résolution de ses afflictions les plus tenaces : un chômage de masse, une pauvreté endémique, une éducation et une santé à deux vitesses, pour ne prendre que ces seuls exemples”, s’est-il interrogé.

Concernant le plan quinquennal de développement (2016/2020) adopté, en avril 2017, et qui devrait servir de cadre pour l’action gouvernementale durant cette période, Sraiëb fait d’abord remarquer que “si nos compatriotes pouvaient prendre le temps d’observer ce qui se passe ailleurs, ils constateraient qu’une large fraction des pays en développement a adopté la même stratégie:

    • Mise au point d’un nouveau cadre d’incitations à l’investissement (code, PPP),
    • Confection d’un plan sur 5 ans,
    • Organisation d’une grande manifestation avec les bailleurs de fonds internationaux et privés,
    • Promesses de soutien à grands renforts médiatiques.

Toute l’Afrique de l’Ouest mais aussi l’Egypte ou la Jordanie ont fait de même. Reste que les milliards promis se font attendre ! Rien de nouveau si ce n’est une puissante communication qui laisse à penser que les pays riches et leurs multinationales seraient disposés à accompagner les pays émergents. Rien n’est moins sûr!”.

Aligner quelques chiffres n’a jamais constitué une vision

“Quant à notre plan, il s’apparente bien plus à un budget prévisionnel qu’à un véritable plan stratégique. Aligner quelques chiffres n’a jamais constitué une vision”, a-t-il regretté. Reprise…. ou pas?

S’agissant des prémices de reprise économique évoquées par certains officiels s’adossant aux prévisions de croissance tablant sur un taux de 2,2% pour toute l’année 2017, l’économiste affiche plutôt une certaine méfiance à l’égard de cette idée de gouverner par les chiffres.

“Encore et toujours la gouvernance par les nombres. Je trouve dérisoire d’ergoter sur le chiffre après la virgule. Quelles conséquences pourraient bien avoir un taux qui se situerait à 2,1% ou à 2,9% quand près de 40% de notre économie reste dans l’informel. Le niveau de vie, de chômage ou de pauvreté ne changerait pas substantiellement”.

Une véritable sortie de crise n’interviendrait qu’avec un taux de croissance autour de 5%

Une véritable sortie de crise n’interviendrait, selon lui, “qu’avec un taux de croissance autour de 5%, mais cela est proprement impossible dans le cadre du régime économique actuel”.

La tendance des principaux indicateurs des finances publiques, n’est pas, selon lui, pour infirmer ses dires. “Déficit extérieur comme déficits publics sont pris dans un mécanisme de spirale ascendante”, a-t-il dit.

la politique mise en œuvre est une fuite en avant, emprunter pour combler les dérives, s’endetter pour rembourser

Enrayer cette “dynamique désastreuse supposerait”, toujours selon lui, “de rompre avec notre modèle de développement. Il ne fait plus mystère à personne que la politique mise en œuvre est une fuite en avant: emprunter pour combler les dérives, et du même coup s’endetter pour rembourser !”.

“Le principal obstacle à la reprise est le refus d’investir des détenteurs de capitaux. Il n’est pas exagéré de dire que c’est la “grève de l’investissement” qui entretient le marasme.

Le taux d’INVESTISSEMENT en témoigne, il a perdu près de 10% au cours des dernières années passant de 18% à tout juste 9%, a-t-il affirmé.

Exaspération sociale

Loin de cette logique des taux et des chiffres, l’année 2017 a aussi été marquée par plusieurs mouvements sociaux, notamment ceux qui ont eu lieu dans les champs pétroliers du sud, ayant bloqué la production pétrolière à plusieurs reprises.

la patience de la population est à bout. Trop de promesses non tenues

Notre interlocuteur pense, à cet égard, que “la patience de la population est à bout. Trop de promesses non tenues. Le caractère parfois anarchique des mouvements sociaux tient à l’absence d’organisation représentative et crédible. Ces populations sont exaspérées, elles usent de moyens jugés inacceptables mais ne sont nullement manipulées comme voudraient le faire croire une certaine presse”.

Sur le plan social, il y a eu aussi, la campagne lancée par le chef du gouvernement contre la corruption. “Le démarrage tonitruant de cette campagne qui a fait sensation un court instant, n’est en réalité qu’un feu de paille” considère Sraiëb.

Et d’expliquer “trop d’intérêts sont en jeu. Le premier ministre n’a eu pour soutien qu’une très faible mobilisation et il a très vite compris que le rapport des forces ne lui était pas favorable. Trop d’institutions privées et publiques comme de nombreuses élites sont gangrenées par le phénomène qui a tendance à se propager rapidement vers le bas. S’attaquer aux prédateurs suppose une force politique et populaire dont le gouvernement ne dispose pas. Il ne se passera rien d’autant que les principales formations politiques sont elles-mêmes, le plus souvent, compromises”.

Sans doute faudra-t-il attendre les élections générales de 2019 en espérant qu’une majorité plus homogène puisse se dégager

2018 ne s’annonce pas mieux que les années précédentes

D’après Hédi Sraiëb, “l’année 2018 ne s’annonce pas mieux que les années précédentes. Il n’y a pas de signes avant-coureurs d’un mieux-être général. Le pays a besoin d’une nouvelle ambition et d’une alliance politique plus déterminée à combattre les divers fléaux qui accablent le pays. Sans doute faudra-t-il attendre les élections générales de 2019 en espérant qu’une majorité plus homogène puisse se dégager”.

Les couches moyennes continuent à être la vache à lait

Il estime par ailleurs, que “la loi de finances 2018 est dans la logique de celles qui l’ont précédé. Elle procède par petites touches qui ne modifient pas sensiblement les équilibres. Les couches moyennes continuent à être la vache à lait. La partie supérieure s’en sort du fait de l’absence d’un impôt réellement progressif tandis que la partie inférieure voit ses conditions matérielles d’existence se détériorer un peu plus chaque année. Dit autrement les professions libérales vont bien tandis que les employés et les cadres moyens souffrent, sans parler d’une jeunesse en désespérance, et une ruralité de plus en plus en grande précarité !”.

les salaires courent derrière l’inflation, l’investissement quand il existe se cantonne dans le secteur foncier et immobilier spéculatif

S’agissant des dossiers prioritaires que le gouvernement devrait engager dès le début de l’année 2018 pour espérer une amélioration de la donne économique, l’économiste n’est pas du tout optimiste. “Compte tenu de ce que je viens de dire, je ne vois aucune embellie à un horizon de court terme. La logique qui prévaut est encore celle de la surenchère : les salaires courent derrière l’inflation, l’investissement quand il existe se cantonne dans le secteur foncier et immobilier spéculatif, ou bien encore dans les branches à faibles risques et à fort rendement à court terme”, déplore-t-il.

Il faudrait qu’une nouvelle majorité se dessine autour d’une “austérité vertueuse”

Et de poursuivre “j’ai quelques doutes quant à la réussite de la énième expérience d’union nationale et d’une réelle sortie par le haut de la crise multiforme. Il faudrait qu’une nouvelle majorité se dessine autour d’une “austérité vertueuse”. J’attends par là des sacrifices également et équitablement consentis. Un ensemble de mesures aux effets plus ou moins différés dans le temps mais aussi à forte portée symbolique”.

Pour lui, “redonner espoir est vital pour l’avenir du vivre ensemble. On ne peut certes pas attendre qu’un profond changement se réalise en une seule législature. Mais il convient d’envoyer un signal fort de rupture avec l’ancien régime “.

Hédi Sraiëb plaide en faveur d’un rééchelonnement de la dette et sa restructuration ultérieure et d’un gel des importations “devise-vore”

L’économiste a plaidé en faveur d’un rééchelonnement de la dette et sa restructuration ultérieure comme cela s’est fait dans de nombreux pays en difficulté et aussi d’un gel des importations “devise-vore”.

Pour une réforme fiscale digne de ce nom, permettant un élargissement de l’assiette fiscale et une contribution plus conséquentes des 10% de la population qui détiennent plus de 40% des richesses du pays

“Il conviendrait également d’organiser une conférence tripartite sur l’emploi et les rémunérations, qui déboucherait sur une modération salariale contre des créations d’emploi pérennes et engager une réforme fiscale digne de ce nom, c’est-à-dire progressive, permettant un élargissement de l’assiette fiscale et une contribution plus conséquentes des 10% de la population qui détiennent plus de 40% des richesses du pays”.

Hédi Sraiëb, Docteur d’Etat en économie de développement