Dans cette deuxième partie de l’entretien qu’il nous a accordé (voir ici la première partie), Mohamed Zine El Abidine, ministre de la Culture, parle de la culture en tant que vecteur de vie. Pour lui, l’art peut être un élément de la culture, mais la culture est un tout social, politique, économique.

Et en tant qu’artiste, essayiste dans la musique et dans la poésie, il estime que s’il y a une véritable échappatoire du sombre, du macabre, c’est bien cette imagination qu’on porte en soi et qu’on voudrait partager avec les autres.

Quand on est dans le poétique, dans la musique, dans la peinture et dans le théâtre, le verbe -valeurs essentielles qu’on a tout intérêt à inculquer, on échappe au macabre. 

Le ministère de la Culture se doit, à ce propos, d’insuffler et d’encourager les arts pour que, par l’éducation dans son ensemble et sa dimension artistique en particulier, on fasse disparaître les horizons où tout est ténèbres pour donner à la vie d’autres sens, ceux de l’harmonie avec son environnement, de la sérénité, de la paix intérieure et de la beauté. 

«Je pense que la culture répond à toutes ces exigences et y œuvre, à travers la construction de la psychologie, la construction de l’esprit, à déterminer le destin de l’esprit par toutes ces émotions que nous pouvons susciter en tant qu’artistes, âmes créatrices et porteuses de rêves et de sensibilité. Je crois que l’art devient un projet essentiel de la cité contre la mort, les horizons ténébreux et le désespoir»

Epilogue 

WMC : Dans d’autres pays, on organise des festivals emblématiques qui drainent, le temps d’une semaine, des touristes de tous les pays du monde. Nous pouvons citer à ce propos le Festival des Arts populaires de Marrakech au Maroc.

Mohamed Zine El Abidine : Pour la comparaison, je ne suis pas tout à fait d’accord. Le Maroc, contrairement à la Tunisie, agit par un événementiel orienté sur la valorisation de l’image du Maroc pour des raisons économiques, touristiques, etc. Ce que nous faisons, nous en Tunisie, est structurel. Et nous entendons par cela, aider les associations, les porteurs de projets, les acteurs, les opérateurs, à changer leurs villes et leurs cités, culturellement parlant. Et ceci que ce soit par la médiation artistique patrimoniale, ou toutes les actions portées par les livres et les lectures publiques.

Nous voulons étoffer plus les bibliothèques et soutenir les éditeurs. Nous planchons depuis l’avènement du gouvernement d’Union nationale sur des stratégies culturelles structurantes.  Nous ne nous positionnons pas dans l’organisation de grands festivals épisodiques. Nous devrions peut-être le faire avec les ministères de l’Agriculture, du Tourisme et de l’Environnement.

Nous avons choisi de travailler sur le contextuel, avec des retombées très positives sur le plan touristique. Nous voulons des réalisations durablement portées par un mécanisme structurel et structurant. Cité des Arts. Et c’est ce qui est en train de se faire à travers le projet “Tunisie, cités des arts, cités des civilisations“.

A titre d’exemple, le site Bulla Regia, et je ne remercierai jamais assez nos forces armées et sécuritaires qui ont pu assurer par leur présence et leur vigilance la pérennité de l’exercice culturel et artistique…

Nous avons rouvert des sites archéologiques fermés pour des raisons sécuritaires. A titre d’exemple, le site Bulla Regia, et je ne remercierai jamais assez nos forces armées et sécuritaires qui ont pu assurer par leur présence et leur vigilance la pérennité de l’exercice culturel et artistique et permettre au public de venir apprécier Bulla Regia malgré les réserves sécuritaires. Le Fort de Kélibia, qui était fermé, est de nouveau accessible au grand public pour assurer la médiation culturelle. A La Marsa, c’est le Palais Al Abdellia, clos pendant des années. A la Goulette, c’est El Karraka, rouverte après des années, et le site Uthina (Oudhna), un des plus beaux sites romains proches de la capitale que l’on peut de nouveau visiter et en admirer les vestiges.

C’est le patrimoine vivifié et préservé par la culture. La dernière inscription au patrimoine de l’Unesco d’un patrimoine tunisien date d’il y a 20 ans avec Dougga. Cette année, 4 projets ont été soumis à la commission de l’UNESCO pour inscription au patrimoine international. Ils sont classés sur la liste préliminaires et le but est de valoriser notre patrimoine, qu’il s’agisse de celui des métiers -comme les poteries de Sejnane-, ou naturel et archéologique -comme la Table de Jugurtha et c’est fait.

Chott Djérid ainsi que Tataouine Ksour sont sur la liste et nous comptons réinscrire de nouveau Carthage en tant que patrimoine universel pour rappeler au monde que Carthage est Tunisienne.

Chott Djérid ainsi que Tataouine Ksour sont sur la liste et nous comptons réinscrire de nouveau Carthage en tant que patrimoine universel pour rappeler au monde que Carthage est Tunisienne.

Sbeïtla et Hydra figurent également dans notre programme d’universaliser notre patrimoine.

Un autre volet est tout aussi important et c’est celui du gardiennage et de la sécurisation de ces sites importants sans oublier leur valorisation à travers les médias. Et ce que je suis en train de vous dire est chiffré et quantifié sur une année, c’est-à-dire depuis septembre 2016 jusqu’à fin septembre 2017. Un rapport a été élaboré et publié où sont couchés les indicateurs de croissance et de performance, et les bénéficiaires des projets financés par notre ministère.

Quels en sont les principales conclusions ?

Nous avons beaucoup innové au niveau des programmes nationaux. Il fallait le faire, parce qu’avec les programmes dont j’ai parlé plus haut (cités des arts, cités des livres, cités des civilisations), et surtout grâce à des indicateurs précis, nous savons quels montants ont été attribués, quelles associations en ont bénéficié et quelles régions ont été ciblées.

Nous avons calculé les taux de croissance d’un secteur et d’une région à l’autre et les taux de performance. La valorisation du patrimoine réalisée avec l’UNESCO a permis à des milliers de personnes de revenir et apprécier les sites et les monuments.

la Tunisie est le seul pays dans la région Maghreb, Afrique et arabe à avoir signé deux contrats avec l’Union européenne dans ce domaine.

Des musées à ciel ouvert à la portée de tous et donc installés durablement. Avions-nous les moyens de le faire ? Ce programme nous a valu des partenariats internationaux et la Tunisie est le seul pays dans la région Maghreb, Afrique et arabe à avoir signé deux contrats avec l’Union européenne dans ce domaine. Le premier est le «PACT» (Programme d’appui à la culture tunisienne), financé à hauteur de près 18 MDT et dont le but est la formation de formateurs. Dans ce même ordre d’idées, nous avons envoyé un bon nombre de compétences et de responsables en stages de formation en Europe pour voir les expériences sur place et en tirer les conséquences et les enseignements afin d’améliorer davantage notre rendu.

Nous avons également lancé le programme «Etfanen», conçu pour la valorisation des projets artistiques et des espaces indépendants.

Un troisième programme d’appui à la culture tunisienne a été lancé dans le cadre d’un partenariat franco-tunisien.

Tous ces programmes que nous avons lancés nous ont permis d’avoir de la visibilité à l’échelle régionale. Les Européens le reconnaissent, la France l’admet, l’Egypte respecte beaucoup tout comme l’Algérie. Nous affirmons de plus en plus notre orientation réformatrice de la culture.

Quelles en ont été les retombées, justement à l’international ?

Nous sommes réellement très respectés par nos partenaires, et cela nous a valu deux choses. Tout d’abord, que notre la Tunisie soit le seul pays à être dans la liste d’«Europe créative», et ce pour trois ans, 2017/2020. Ceci permettra aux Tunisiens porteurs de projets, aux créateurs et aux associations, de bénéficier des subventions européennes et dont le montant de l’enveloppe consacré au programme s’élève à 1,4 milliard d’euros. J’espère que les Tunisiens profiteront de cette manne en tant que seul pays arabe maghrébin et africain, et en tant que partenaire stratégique, partenaire qui a les mêmes droits et les mêmes possibilités pour soumettre leurs projets.

Ce programme peut promouvoir les livres, les arts et le patrimoine. Nos créateurs pourront en profiter à travers le desk «Europe créative» ouvert à Tunis.

Et le partenariat public-privé dans vos programmes a-t-il de la place dans votre stratégie de développement culturel ? Parce que c’est triste de voir des monuments tomber en ruine plutôt que de les concéder à des particuliers pour les exploiter en tant qu’espaces culturels ou autres, préserver leurs spécificités, les rénover et les préserver sous contrôle du ministère de la Culture. Pensez-vous venir à bout de la résistance de certains membres de l’ARP en la matière ?

Dans le cadre de “Tunisie, Cités de la Culture, centre international de Tunis pour l’investissement culturel“, nous avons actuellement une direction générale pour l’encadrement des promoteurs de la culture. Nous comptons transformer cette direction générale -qui travaille à un rythme lent- en un centre, pour développer le PPP, pour aussi valoriser les sites, les monuments et les musées que nous avons.

Nous avons dénombré actuellement 250 qui peuvent faire l’objet d’une meilleure valorisation et d’une meilleure exploitation. Nous y travaillons. Ce sont des palais, des sites et des monuments. Et la résistance ne se situe pas seulement au niveau de l’ARP mais plutôt de l’INP (Institut national du patrimoine), lequel, pour des raisons de sauvegarde de l’aspect mémoriel et historique, est très réticent

Dans le cadre de l’ANEP, nous allons créer une société pour une meilleure exploitation des monuments des privés avec une participation publique. C’est un moyen pour nous d’augmenter leur fréquentation et encourager le public à visiter davantage sites, monuments et musées en y installant une meilleure réception donc une meilleure valorisation à travers des droits d’accès.

Nous n’avons plus droit au silence, il faut que nous agissions. Nous avons perdu tellement de temps et il y a tant de choses à faire.

Nous pouvons y aménager des lieux de restauration et de détente et les commodités d’usages pour pouvoir y passer la journée.

Nous n’avons plus droit au silence, il faut que nous agissions. Nous avons perdu tellement de temps et il y a tant de choses à faire ! Nous avons un lourd passif derrière nous que nous ne pouvions imaginer, et bien sûr il y avait des compromissions, de clientélisme, de népotisme et une manière de laisser faire inadmissibles. Nous avons besoin de valoriser notre culture, notre patrimoine, notre livre. Il est temps que nous le fassions, et nous sommes en train de le faire.

Quand je vois autour de moi naître des structures comme l’Opéra de Tunis, le Ballet de l’opéra de Tunis, le Chœur de l’opéra de Tunis, l’Orchestre de l’Opéra de Tunis, le musée de l’Art moderne, la Cinémathèque nationale, le Centre national du livre et la Maison du roman, je ne peux qu’être rassuré. La culture n’est pas quelque chose de circonstancié, c’est quelque chose de durable, et la durabilité de l’exercice, c’est sa pérennisation. C’est-à-dire que nous devons le situer dans une réalité qui doit s’inscrire dans la promotion, l’innovation, la réforme, mais aussi dans ce qui peut s’inscrire longuement dans l’histoire.

Les bénéficiaires des activités culturelles sont-ils comptabilisés ?

Nous avons pu tout récemment déterminer les indicateurs d’encadrement et les bénéficiaires des activités culturelles.  C’est un public de 3 à 4 millions de personnes. C’est-à-dire que la moitié des Tunisiens sont concernés par la culture et surtout par l’intervention du ministère de la culture.

La communauté éducative et universitaire est aussi importante et nous avons tout intérêt à lancer des actions communes avec les ministères de l’Education nationale et de l’Enseignement supérieur pour pouvoir initier nos jeunes à travers les structures de l’éducation aux arts et à la culture. Je pense que nous pourrions accroître nos indices de croissance à travers un meilleur taux d’encadrement.

Qu’en est-il des infrastructures culturelles existantes ?

Nous disposons actuellement de 226 maisons de culture, d’un complexe culturel et de 420 bibliothèques, avec un réseau privé de 100 structures. C’est à peu près 900 entre bibliothèques et centres culturels publics et privés, dont un à Beni Khdech et un autre à Sidi Makhlouf.

Nous sommes en train d’investir dans les régions les plus retranchées, parce que c’est cela la démocratisation de la culture.

La dernière fois, je me suis déplacé à Tozeur pour avoir une idée sur l’avancement des travaux du centre culturel de Tamaghza dont l’investissement s’élève à 2 MDT.

A Hammet El Jerid, un autre projet est en train de voir le jour et dont le coût est de de 1,400 MDT.

Nous sommes en train d’investir dans les régions les plus retranchées, parce que c’est cela la démocratisation de la culture.

Nous sommes en train d’investir dans les régions les plus retranchées, parce que c’est cela la démocratisation de la culture. Elle passe par la démocratisation des espaces culturels, mais pas seulement. Il faut qu’il y ait adhésion du public et, personnellement, je veux pouvoir compter sur les 2.000 associations culturelles qui, j’en suis sûr, changeront la donne. Ce n’est pas moi qui vais faire de la culture, et nous ne pouvons pas tout le temps compter sur les délégations culturelles nationales. J’ose espérer que des partenariats fructueux se fassent entre les espaces publics et privés et les associations culturelles et donc la société civile.

Propos recueillis par Amel Belhadj Ali