Face à une culture pernicieuse venue d’ailleurs et porteuse de nouvelles «valeurs» dont le socle est la négation de la vie, de la créativité et de la capacité de l’Homme à prouver son génie, une culture dominée par la perte du sens de la vie et la haine de la diversité et de tous ceux qui sont différents, notre seule arme reste la culture. Une culture faite de vie, de connaissances et d’arts. Une vie supérieure comme celle cultivée par la Grèce antique où les artistes ont été placés au-dessus de tout. A la base de la construction d’une personnalité, il y a la culture porteuse des valeurs universelles, du savoir et du sens de l’esthétique et de la beauté.

La culture pourrait-elle être le «Radeau de la Méduse» d’une Tunisie en pleine débandade identitaire et culturelle ? Peut-être, à condition de mettre en place les stratégies et les moyens qui s’imposent.

Entretien en deux actes avec Mohamed Zine El Abidine, ministre de la Culture.

WMC : Depuis janvier 2011, beaucoup de gouvernements et autant de ministres de la Culture. Ceci ne pose-t-il pas de problèmes au niveau de la continuité des stratégies de développement d’un secteur aussi important que celui de la culture dans un pays où les chantiers tous azimuts sont innombrables ?

Mohamed Zine El Abidine : Ce qui a posé un véritable problème pour le ministère de la Culture, c’est le manque de visibilité, de stratégie et de détermination pour pouvoir résoudre des problèmes persistants. Il y a toujours eu des problèmes et il y en aura toujours. Nous avons essayé d’en résoudre pas mal, mais c’est un ministère qui exige beaucoup de force de caractère, de détermination et une volonté réelle et  farouche pour dire basta à plusieurs dysfonctionnements dus, entre autres, au manque de détermination flagrante des personnes qui ont été à la barre.

En arrivant sur place, nous avons réalisé qu’il y a suffisamment de compétences pour assurer et aboutir à des résultats concrets et tangibles. Nous sommes en train de réorganiser les fonctions, les charges, les compétences et les attributions.

En arrivant sur place, nous avons réalisé qu’il y a suffisamment de compétences pour assurer et aboutir à des résultats concrets et tangibles. Nous sommes en train de réorganiser les fonctions, les charges,…

La raison en est simple. Avant, il y avait du cafouillage et une focalisation sur certaines personnes au détriment de beaucoup d’autres qui sont de véritables compétences laissées pour compte. Il y a eu un besoin insistant de moralisation de l’exercice au sein du ministère de la Culture. Il fallait mettre en place une nouvelle génération de responsables qui étaient occultés pour des raisons d’intérêt qu’ils pouvaient menacer. Il fallait par conséquent dénicher ces compétences pour répondre aux besoins des directions stratégiques et des directions sectorielles.

Ensuite, il fallait faire en sorte que ces nouveaux promus soient d’une exigence et d’une moralité infaillible pour pouvoir faire leur travail avec sérieux mais aussi beaucoup  d’éthique. Cela n’a pas été facile parce que déloger des personnes sécurisées pendant des années dans et par leurs fonctions et innover et promouvoir une nouvelle génération de décideurs n’était pas donné.

Quand je vois ce qui se passe aujourd’hui dans les directions de la planification, de l’informatique et d’autres, et comment les choses bougent grâce à de jeunes compétences…, je suis ébloui.

Ce ministère regorge de potentiel, et surtout des potentiels féminins, des compétences en droit, en architecture, dans la médiation, l’archéologie, qui attendaient qu’on leur donne l’occasion de travailler et de montrer de quoi ils sont capables.

Quand je vois ce qui se passe aujourd’hui dans les directions de la planification, de l’informatique et d’autres, et comment les choses bougent grâce à de jeunes compétences capables de réinventer les méthodes de travail qui étaient réellement très archaïques, je suis ébloui.

Quand je vois comment les choses ont bougé dans le bâtiment et l’équipement pour favoriser un renouveau extraordinaire, au niveau du rendement, du suivi des chantiers et la valorisation de tout ce qui doit se faire en termes de création de nouveaux établissements publics, complexes culturelles, maisons de culture, bibliothèques, je suis rassuré sur l’avenir de la Tunisie.

Toutes les réalisations supposent beaucoup de compétences, de disponibilité et de volonté pour métamorphoser les choses.

Cette année, nous avons créé 130 nouveaux espaces culturels dans les régions, ce qui n’est pas peu, et je fais abstraction de la Cité des Sciences et des Arts.

La législation en vigueur vous permet-elle une souplesse au niveau des actions ?

Au niveau de la législation juridique, nous avons soumis à la présidence du gouvernement 20 nouveaux textes, qui concernent le patrimoine, les bibliothèques, le statut des artistes, les métiers artistiques, le statut des conservatoires et de certaines bibliothèques, la gestion des musées, et leur conservation et leur développement. Il y a eu une profusion de textes novateurs, mais il a fallu des équipes et beaucoup de détermination pour impulser cette dynamique.

Quand je vois aujourd’hui le Centre national du cinéma et de l’image (CNCI) et toutes les réformes effectuées avec énormément d’imagination, je suis réconforté.

Pareil pour la Direction générale des services communs dirigée par une jeune femme et qui est en train de révolutionner la manière de faire dans ce département important du ministère.

La chef du cabinet est aussi jeune, et du coup, il y a la fraîcheur, l’engagement et la volonté de jeunes hauts commis de l’Etat pour réinventer procédés et procédures et secouer un ministère qui se complaisait dans sa léthargie.

N’avez-vous pas été confronté aux résistances des récalcitrants au sein du ministère ?

Bien entendu, mais il fallait déloger du monde. Et je peux vous assurer qu’avec les nouveaux responsables, il y a beaucoup de moralité qui s’installe. Maintenant, il y a aussi une nouvelle génération qui veille aux destinées des festivals et des grandes manifestations. Il y a un nouveau souffle dans le cabinet en termes de développement des ressources, de communication. Ce sont des jeunes compétences qui s’attellent à apporter un plus à ce ministère et agir pour faire bouger les choses dans le bon sens. Elles donnent le meilleur d’elles-mêmes à ce ministère, elles qui étaient écartées pour ce qu’elles pouvaient représenter, illustrent le renouveau et l’esprit du challenge. Nous leur avons donné la chance et les moyens de les mettre en œuvre.

Parallèlement, ce ministère manque d’autres compétences. Et j’en ai ramené peut-être douze ou treize: d’anciens doyens, d’anciens recteurs d’université, de grands professeurs du collège A aussi qui ont été désignés dans des secteurs stratégiques.

Tout cela est très important pour avoir des programmes nationaux novateurs, que sont le Forum international de Tunis pour les civilisations -dirigé par Mohamed Haddad, lui-même titulaire de la chaire des civilisations et des religions à l’Université la Mannouba.

Nous avons élaboré un programme national pour les réserves, et bientôt nous allons avoir la première rencontre internationale de Tunis pour l’esprit de la médiation culturelle et du dialogue des cultures. Le but est d’instaurer un esprit de paix et d’humanisme comme valeurs portées par la culture et les arts en général et le patrimoine aussi.

Nous avons ramené un doyen, un ancien directeur, également professeur et artiste plasticien. Il est important de le mentionner car il s’agit de Sami Ben Ameur, directeur de la Cité des beaux-arts de Tunis,

Il y a aussi un projet important et pour lequel nous avons débauché un doyen de l’enseignement supérieur, c’est le Musée des arts modernes et contemporains avec la gestion des réserves picturales de l’Etat : 12.000 œuvres acquises par l’Etat et qu’il faut maintenant inventorier, numériser, archiver, etc.

Nous avons ramené un doyen, un ancien directeur, également professeur et artiste plasticien. Il est important de le mentionner car il s’agit de Sami Ben Ameur, directeur de la Cité des beaux-arts de Tunis, qui a non seulement une expérience administrative mais aussi une formation artistique, ce qui le place en bonne position pour bien gérer un chantier d’une telle importance.

Nous avons aussi désigné au Centre national du livre, et de la gestion du Programme national des lettres et des arts, pour 2017/2018, Nizar Ben Saad, un autre doyen donc.

A la tête de la Foire du livre, a été nommé Chokri Mabkhout, une éminente personnalité scientifique littéraire et ancien recteur.

A la tête de la Commission d’aide au cinéma, c’est un ancien recteur, en l’occurrence M. Hmaied Ben Aziza, un cinéphile porté sur les arts, et dont personne ne doute de la moralité.

Mais au-delà des personnes, qu’en est-il des projets ?

Nous sommes en train de mettre en place un observatoire des pratiques culturelles, avec à sa tête Mohamed Messaoud Driss, pour pouvoir quantifier et avoir des statistiques sur la réalité culturelle telle qu’elle est dans les régions, dans les campagnes, dans les zones rurales et dans les délégations.

A travers les indicateurs de performance et de croissance, nous pourrions établir un diagnostic et améliorer les performances du secteur culturel.

Aussi, nous avons lancé un autre observatoire pour suivre et accompagner l’aide publique destinée au financement, à la création et l’aide aux associations et aux espaces indépendants.

Avez-vous d’ores et déjà une idée sur l’existant ?

Ce que nous avons relevé est que le ministère de la Culture trace l’essentiel de la politique du livre, du patrimoine et des arts, qui sont les 3 piliers essentiels de la culture. Le livre est le «parent pauvre» des politiques culturelles suivies à ce jour.  Nous avons redressé la barre en injectant des financements supplémentaires et une aide aux bibliothèques, à la lecture publique et à l’incitation, à la motivation pour la lecture publique et l’aide aux éditeurs à travers un programme national que nous avons baptisé “Cités des Arts et des Lettres“.

Et lorsque nous parlons de cités, c’est au pluriel. Ce qui revient à dire que nous parlons de toutes les cités. Notre leitmotiv est “la culture, un droit partout et pour tous“. Et nous y œuvrons à travers des partenariats directs. Ce n’est plus le ministère qui crée la culture mais c’est lui qui laisse faire la culture, qui laisse entreprendre pour la culture et surtout agir pour la culture.

Cette année et, pour la première fois, nous nous sommes fixés comme objectif des indicateurs de performance.

Cette année et, pour la première fois, nous nous sommes fixés comme objectif des indicateurs de performance. C’est-à-dire annoncer le nombre d’associations que nous comptons aider. Nous en avons financé 800. Quantitativement c’est un rebond mais cela reste insuffisant. Nous avons été plus loin dans en planchant sur les contenus pour que la culture ne verse pas dans la médiocrité.

Sur le plan quantitatif, 800 associations ont été soutenues par le ministère pour développer les activités culturelles dans les quartiers, dans les régions, dans les gouvernorats et dans les délégations, pour une enveloppe de 15 millions de dinars. Nous nous situons dans la logique de la promotion de toutes les actions de décentralisation de la culture.

Nous avons lancé un appel à projets pour les initiatives privées indépendantes en dehors des associations. Si untel vient nous dire qu’il a un projet culturel, un rêve à réaliser dans un petit quartier, eh bien, nous lui demandons un descriptif et le montant pour sa réalisation ; et si ses arguments sont convaincants, nous signons avec lui une convention.

Pour moi, c’est ainsi que l’on peut développer la notion de la démocratisation de la culture. Nous en avons financé 3.000 cette année.

La nouvelle stratégie du ministère, c’est d’agir sur des idées thématiques, pas des festivals, mais des saisons, et des programmes nationaux pour la culture.

Une politique culturelle ne peut être fixée que dans un contexte, il n’y a jamais de texte sans contexte. Il fallait d’abord déterminer le contexte de tout ce qui se rapporte au secteur culturel dans notre pays. Auparavant, c’était émietté, il y avait tel festival ou tel événement sans coordination et sans harmonisation. Nous nous sommes dits: “nous allons agir sur des idées thématiques, pas des festivals, mais des saisons, et des programmes nationaux pour la culture“. C’est ce qui explique que nous ayons lancé le label «Tunisie : Cités des arts, chaque saison dans un gouvernorat». Par exemple : Kasserine : cité des arts en 2017 ; Sidi Bouzid en 2018, et ainsi de suite. Et nous comptons financer les porteurs d’espace indépendants dans les quartiers.

Nous voulons cette culture de proximité. Il ne faut que le seul espace convivial dans un quartier dans une zone enclavée soit l’épicier du coin, mais il faut y intégrer un petit espace culturel de proximité. Nous en avons soutenu, cette année, 140 en plus d’un accompagnement de notre part pour plus d’efficacité.

Les spécificités des régions, des quartiers et des lieux sont-elles prises en considération en la matière ?

Là, nous rebondissons sur le deuxième point : l’idée principale est que nous ne finançons pas des projets culturels pour des desseins flous de manière arbitraire. La philosophie de la “Tunisie, cités des arts et des lettres“, c’est celle de la réappropriation de l’espace public par les artistes dans le milieu où ils évoluent. Avant, les espaces publics étaient confisqués pour des raisons sécuritaires. Il y a eu même des dealers qui les ont occupé par je ne sais quelle mauvaise considération sociale et parce qu’il y avait un vide total.

Nous avons réalisé qu’il fallait que les arts dans leurs différentes dimensions occupent ces lieux. Il fallait reprendre les notions du beau, de la créativité, de l’intelligence, de l’innovation, de l’esprit d’entreprise, de l’envie d’être, du vivre ensemble, et les attribuer à des lieux où elles n’avaient pas place.

Nous avons réalisé qu’il fallait que les arts dans leurs différentes dimensions occupent ces lieux. Il fallait reprendre les notions du beau, de la créativité, de l’intelligence, de l’innovation, de l’esprit d’entreprise, de l’envie d’être, du vivre ensemble, et les attribuer à des lieux où elles n’avaient pas place. Il fallait pouvoir libérer les énergies positives, montrer ce qu’on peut porter de meilleur et pas de pire comme l’intégrisme, l’extrémisme, et éviter la confiscation des espaces par certains esprits ténébreux.

Cité des Arts, implique que ma ville doit se convertir petit à petit au beau. Cela ne se fera pas en une année, pour y parvenir, il faut des décennies, le beau s’y instaurera petit à petit, on installe l’imagination petit à petit, et personnellement j’y crois.

Quand je vois les villes américaines, européennes ou asiatiques, je me dis pourquoi nos villes sont si défigurées? C’est parce que les arts n’y ont pas trouvé place, l’entreprise artistique n’existe pas réellement et tout ça est justement le projet de Tunisie, Cités des Arts.

La Tunisie est également une terre de civilisations où d’une délégation à une autre, tout peut être différent, qu’il s’agisse d’architecture, de gastronomie ou de patrimoine vestimentaire. Qu’en est-il en la matière ?

Et c’est notre deuxième projet: «Tunisie, cités des civilisations», pour créer, à travers le patrimoine, cette notion de la diversité. Les régions du Sahara, du désert, des oasis et des palmerais, ne sont pas celles côtières, les régions insulaires n’ont, bien évidemment, aucun rapport avec des zones telles Ain Draham ou Tabarka qui conjuguent forêts et mer. Il y a une diversité réelle de la culture et la civilisation en Tunisie. Et c’est pour cette raison que nous avons lancé la “Saison de la culture ouvrière“ à partir du bassin minier, Oum Larayes, Jrissa et Gafsa. C’est une saison qui se prolonge pour montrer la particularité de cette région sur le plan culturel et artistique.

L’environnement social doit être réceptif à un genre musical et à différentes expressions culturelles, tels la poésie, le théâtre ou la peinture qui le renvoient aux concepts du beau et lui donnent une meilleure image de l’existant. Nous avons financé de nombreux projets non pas pour un seul et unique festival mais pour toute une saison. Notre but est la pérennisation des activités culturelles qui doivent devenir une condition du meilleur vivre.

Nous avons également lancé la “Saison de la culture insulaire“ entre Djerba et Kerkennah, pour dire à quel point nous avons la chance d’avoir cette diversité même s’agissant de nos îles et qui n’est pas dans la monotonie, dans la modélisation ou dans la réplique du genre mais dans la différence des cultures, des us et des usages. Nous avons financé de nombreux projets à Djerba et à Kerkennah pour montrer à quel point il est important de développer la culture insulaire.

Mieux encore, nous avons lancé la “Saison de la culture transfrontalière“ pour mettre en exergue les particularités que nous partageons avec la Libye et l’Algérie. Ces zones frontalières se distinguent par le partage entre populations venant des différents pays de nombre de traditions et par la similitude de leur culture.

Lorsqu’on parle de l’exotisme et d’un certain nombre de référents… cela me révolte. Le Sud n’est pas du folklore et je crois que ce patrimoine devrait être revisité et pas dans sa dimension traditionaliste, basique, à savoir le Sahara et un dromadaire.

Nous avons aussi porté un autre projet qui est la “Saison de la culture du Sud“. C’est une culture complètement différente. Lorsqu’on parle de l’exotisme et d’un certain nombre de référents qui ne portent pas notre culture à bon escient, cela me révolte. Le Sud n’est pas du folklore et je crois que ce patrimoine devrait être revisité et pas dans sa dimension traditionaliste, basique, à savoir le Sahara et un dromadaire et les dunes.

Nous voulons réinvestir l’intelligence pour donner un autre sens au Sahara, un autre sens à l’oasis, un autre sens à la palmeraie, un autre sens à l’oliveraie et un autre sens à cette notion du vivre ensemble très différent, mais dont nous avons besoin pour montrer la facette artistique et culturelle.

Nous avons mis beaucoup d’argent aussi pour montrer l’importance d’investir dans cette région. Toutes les régions de la Tunisie se valent et c’est par la culture que nous comptons réhabiliter l’image d’une Tunisie malmenée mais dont la richesse culturelle et civilisationnelle est à valoriser et à mettre aux devants des scènes nationale, régionale et internationale.

Propos recueillis par Amel Belhadj Ali