Carthage Cement : Les raisons de la démission de Radhi Meddeb

Président du conseil d’administration du cimentier depuis juillet 2014, le patron de Comete Engineering, Radhi Meddeb, claque la porte au bout de vingt mois. Moins pour protester contre la passivité du gouvernement que pour l’acculer à prendre enfin les mesures nécessaires pour lever les entraves au développement de l’entreprise. Qu’il demandait en vain depuis novembre 2014.

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WMC: Vous venez de démissionner de la présidence du conseil de Carthage Cement. Pourquoi?

Radhi Meddeb: Ce geste est l’aboutissement d’une démarche qui aura duré presque deux ans à la tête du conseil d’administration de Carthage Cement. J’avais à l’époque accepté, à la demande du ministre de l’Economie et des Finances, de présider le conseil d’administration d’une entreprise du secteur du ciment pour lequel je n’ai aucun intérêt particulier. Mais j’avais pensé que cette responsabilité pouvait être une contribution personnelle à la gestion des biens confisqués en général et du plus important d’entre eux en particulier. Parmi toutes les entreprises confisquées après la révolution du 14 janvier 2011, Carthage Cement était celle dont l’investissement était le plus important.

Pendant trois ans et demi, entre janvier 2011 et juin 2014, l’entreprise avait été gérée par un conseil d’administration où dominaient les représentants du ministère des Finances et de la Commission de gestion des biens confisqués. Elle a été gérée de manière administrative. Or, une entreprise industrielle ne peut pas souffrir un tel mode de gestion.

Quand, avec la nouvelle direction générale, j’ai pris en charge l’entreprise, j’ai trouvé un amoncellement de problèmes de tous ordres. Nous avons passé un été difficile (Radhi Meddeb a été nommé en juin 2014, ndlr) à les décortiquer, à définir une stratégie de redressement et un plan d’action, avec la contribution de la direction générale et en concertation avec les autres membres du conseil. Une stratégie en plusieurs axes.

L’entreprise et sa direction générale pouvaient prendre en charge certains d’entre eux. D’autres relevaient exclusivement de la responsabilité de l’Etat, avec ses multiples casquettes: celles d’actionnaire de référence, détenant directement et indirectement 41% du capital, de puissance publique, de tutelle du secteur du ciment considéré pendant longtemps comme stratégique et de gestionnaire d’un ensemble de services publics.

Dès le mois de novembre 2014, j’ai présenté un plan de redressement au gouvernement, représenté à l’époque par le ministre de l’Economie et des Finances, par ailleurs président de la Commission de gestion des biens confisqués. La validation de ce plan nécessitait la réunion d’un conseil ministériel restreint (CMR), puisque les questions qui y étaient traitées relevaient de pas moins de six ou sept ministères différents. Plusieurs promesses de tenir cette réunion m’ont été faites; elles n’ont jamais été tenues.

Sous la pression, le CMR a fini par être réuni fin janvier 2015, à un moment où le gouvernement Jomaa était démissionnaire et le nouveau gouvernement Essid n’était pas encore en place. Autant dire que c’était un coup d’épée dans l’eau.

J’ai repris mon bâton de pèlerin au lendemain de la constitution du nouveau gouvernement. Je suis intervenu auprès de tous les décideurs concernés par le dossier. A la date d’aujourd’hui, le CMR n’est toujours pas réuni.

Pendant ce temps, les problèmes de l’entreprise ont nécessairement empiré. Le coût du redressement devient de ce fait extrêmement important. Entre-temps, sous mon orientation, la direction générale a élaboré un nouveau business plan, validé par le conseil d’administration et annoncé en Bourse. Sur la base de ce business plan, des négociations ont été entamées avec l’ensemble des créanciers de l’entreprise. Un plan de restructuration financière, d’une envergure jamais connue en Tunisie, portant sur plus de 500 millions de dinars, a été mis en œuvre sans aucun abandon, ni de principal ni d’intérêts. Mais simplement en adaptant les financements mis à la disposition de l’entreprise, du point de vue de leur durée, à la nature de l’investissement, à son niveau capitalistique et au retard enregistré dans la réalisation du projet. 

Le CMR qui s’est réuni fin janvier 2015 a-t-il pris des décisions demandées par Carthage Cement?

Il ne pouvait pas prendre de décisions puisqu’on était dans une situation de vacance de pouvoir. Un projet de procès-verbal a été préparé et a été laissé sous forme de recommandation au gouvernement suivant.  

A quels problèmes Carthage Cement est-elle confrontée?

Ces problèmes sont de plusieurs natures. D’abord, un problème de structure capitalistique de l’entreprise, avec un investissement de près de 1 milliard de dinars et un capital de 178 millions de dinars. En règle générale, les entreprises du secteur du ciment, secteur fortement capitalistique, doivent avoir des fonds propres équivalant à 40 à 50% de l’investissement. Nous en sommes loin dans le cas de Carthage Cement, faisant de l’endettement de l’entreprise un fardeau largement au-dessus de ses capacités de production et de remboursement.

De même, un compte courant des associés, extrêmement important, prélevait des intérêts élevés, indépendamment de la situation de l’entreprise. Ce compte courant bénéficiait à la fois (au moins en écritures) à l’actionnaire privé et à l’Etat.

Comment l’Etat peut-il admettre que la société puisse se saigner pour que lui engrange des revenus quasiment virtuels? C’est une situation qu’un vrai actionnaire n’aurait jamais acceptée.

En plus de cela, Carthage Cement est confrontée à des problèmes fiscaux relatifs à la gestion antérieure à la confiscation de l’entreprise.

S’ajoutent à cela également des problèmes sociaux. Pendant les années 2013-2014, des recrutements massifs ont eu lieu sans avoir été autorisés par le conseil d’administration. On a recruté plusieurs centaines de personnes, soit disant pour gagner la paix sociale dans la région. De ce fait, comparée à des entreprises du même secteur et du même niveau de production, Carthage Cement a aujourd’hui un effectif sept à huit fois plus important.

D’autres problèmes se posaient dont le règlement nécessitait des autorisations ou des décisions de l’Etat. Nous sommes dans un marché avec un excédent structurel de la production par rapport à la consommation. La seule voie de salut pour les entreprises qui y opèrent est de s’orienter vers l’exportation. Or, pour exporter il faut avoir accès à un quai minéralier. Le quai existe, il appartient à l’Etat. Il est non utilisé. Des propositions ont été faites pour que l’entreprise puisse y accéder. A la date d’aujourd’hui, ce n’est toujours pas fait.

Last but not least, en juin 2014, le gouvernement avait levé toute subvention sur l’énergie (hydrocarbures et électricité) utilisée dans la production de ciment, à un moment où le baril de pétrole coûtait 110 dollars. Aujourd’hui, il est à près de 35 dollars. Ce qui veut dire qu’il a perdu près de 70% de sa valeur. Cette baisse aurait donc dû être répercutée pour en faire bénéficier les cimentiers, dont Carthage Cement. Or, la facture énergétique de l’entreprise a augmenté au lieu de baisser. Elle représente aujourd’hui, rien que pour la partie électricité, 50 millions de dinars par an. L’entreprise subit donc un surcoût de 25 millions de dinars par an. 

Quelle place Carthage Cement occupe-t-elle aujourd’hui dans son secteur? 

Sur les dix-huit derniers mois, Carthage Cement a réussi à avoir une part de marché supérieure à 15% et à se hisser ainsi au rang de 2ème producteur national et 2ème exportateur national, dans un marché national excédentaire et en régression. Donc, un travail remarquable a été accompli et j’en profite pour rendre hommage à l’équipe de direction de l’entreprise. Malheureusement, les autorités n’ont pas suivi.

Il faut également savoir que l’outil industriel dont dispose Carthage Cement est la Rolls Royce du secteur. Il n’a pas d’équivalent en Tunisie. C’est un actif de très grande qualité que l’on devrait préserver et développer au service de la collectivité.  

Quels sont les objectifs du nouveau business plan?

Le nouveau business plan prévoit d’abord une montée en puissance de l’entreprise pour atteindre sa capacité nominale de production. En 2013, année de son entrée en production, l’entreprise avait produit quelques 300.000 tonnes. En 2014, elle a réussi à atteindre 1,2 million de tonnes. En 2015, elle a réalisé 1,5 million de tonnes. Petit-à-petit, donc, l’entreprise est en train d’aller vers sa capacité de production nominale.

Mais comme je l’ai déjà dit, nous sommes dans un marché excédentaire et il ne sert à rien de produire si nous ne sécurisons pas des possibilités d’exportation.

Pour permettre à l’entreprise de s’orienter résolument vers l’exportation, le plan stratégique prévoit plusieurs actions, dont la construction d’une voie ferrée pour transporter la production vers les ports et les centres de consommation, l’accès à un terminal vraquier dans un port. Cela ne coûterait rien à l’État mais pourrait rapporter gros à l’entreprise, à ses actionnaires et à la collectivité. J’émets le vœu que ma démission puisse remettre le dossier en haut de l’agenda des préoccupations des autorités et faire que les bonnes décisions soient prises.