Jalloul Ayed : “L’impératif du développement du continent, mon ambition, mon challenge“

jalloul-ayed-2015.jpgLa compétition à l’élection du futur président de la BAD est ouverte. Jalloul Ayed, ancien ministre des Finances du gouvernement BCE en 2011, est le candidat officiel de la Tunisie dans cette course. Il a accepté, alors qu’il participe à une réunion de l’OMC à Marrakech, de réaliser par mail cette interview avec webmanagercenter.

Nous avons conçu cette interview à la manière d’une simulation d’audition de Grand Jury. Il s’y est prêté de bonne grâce. Jalloul Ayed expose l’ambition qui l’habite en vue de consacrer l’expansion de la BAD au service du développement du Continent. Sincérité, réalisme et vista. La maestria, en prime.

Entretien.

WMC : Le continent connaît un boom économique, la BAD pourra-t-elle suffire à ses besoins de financement?

Jalloul Ayed : Je ne pense pas qu’on puisse parler de boom mais d’une persévérance de la croissance pour certains pays de l’Afrique à un niveau largement supérieur aux moyennes mondiales. Par exemple les dix pays qui ont connu la plus grande croissance économique durant les dix dernières années sont en Afrique. Cela dit, il est clair que les moyens financiers de la BAD sont bien modestes par rapport aux besoins de financement de l’Afrique surtout concernant les projets d’infrastructures pour lesquels les besoins de l’Afrique restent immenses.

Nous devons réfléchir à introduire un niveau d’innovation financière bien plus élevé afin de permettre à la Banque d’utiliser à bon escient l’effet de levier sur les ressources financières dont elle dispose.

La fierté de la BAD est d’avoir dépassé dès 2011 le portefeuille de financement de la BM sur le Continent et de préserver son rating triple A. Maintiendriez-vous ces deux objectifs? 

Si l’honneur devait m’échoir de présider la BAD, je veillerai à travailler en intelligence et en parfaite coordination avec la Banque mondiale et d’autres institutions de développement pour que, ensemble, nous puissions mieux servir l’Afrique et confronter les défis auxquels elle doit faire face ainsi que saisir les opportunités qui s’y présenteront.

Considérez, par exemple, le défi d’accommoder plus d’un milliard d’Africains dans les zones urbaines à l’horizon 2030. Jamais un tel défi n’a été confronté dans l’histoire de l’humanité. Cela exigerait une grande intelligence d’approche, et la mobilisation de tous pour pouvoir le relever. 

Concernant le rating triple A, je veillerai à ce qu’il soit maintenu car il y va de la crédibilité de la Banque et de sa capacité à lever ses besoins de refinancement aux meilleures conditions.

La contrainte du rating vous limitera-t-elle dans votre plan de développement?

Je suis parfaitement conscient de l’existence d’une école de pensée qui suggère qu’une réduction relative de ce rating serait justifiée si cela devait se traduire par un concours plus important de la Banque en faveur de certains pays où pour appuyer certaines transactions ayant un niveau de risque plus élevé mais ayant une importance stratégique pour l’Afrique.

Certes, je comprends cet argument mais je reste toutefois attaché, pour le moment, au maintien du rating triple A. Un changement de politique sur ce point n’est pas un exercice aisé et nécessiterait un travail de réflexion en profondeur, une évaluation des capacités de la Banque à gérer une matrice re-configurée des risques, ainsi que des consultations tous azimuts avec les instances de gouvernance de la Banque et de ses actionnaires.

Pour doper l’investissement privé, levier déterminant du développement, la BAD s’agrandira-t-elle d’une filiale SFI (IFC) à l’instar de la BM dédiée au secteur privé?

Le secteur privé représenté, à raison, l’un des principaux piliers du plan stratégique de la Banque. En effet, ce secteur est considéré être l’épine dorsale de la croissance économique et le principal moteur de développement et de création des valeurs.

Sous ma direction, ce secteur bénéficierait d’un focus bien plus important que par le passé, car il représente, à mon avis, le pilier essentiel d’un développement durable et inclusif.

La création de l’équivalent d’une SFI comme filiale de la Banque pourrait être envisagée, mais la Banque a déjà dans son giron toute une famille de fonds de fiducie (Trust Funds) qui jouent un rôle important dans la promotion et le soutien du secteur privé. Par contre, la création d’une nouvelle agence multilatérale de garantie des investissements exclusivement dédiée à l’Afrique, à l’instar de MIGA (filiale de la Banque mondiale), mériterait d’être sérieusement considérée.

Et pour mieux servir ce dessein, envisagerez-vous de généraliser les fonds des fonds dans les pays africains, tel le Fonds Ajiyal?

On ne peut malheureusement pas se prévaloir d’une performance quelconque du Fonds Ajyal (Fonds Générationnel) puisque les gouvernements qui ont assuré la relève en Tunisie, suite aux élections d’Octobre 2011, ont jugé bon de laisser ce projet dans les cartons alors qu’il a été bel et bien approuvé par le gouvernement de Béji Caïd Essebsi à l’époque.

Je suggère vivement au gouvernement actuel de le réactiver surtout que les pays Européens semblent disposés à permettre la conversion de leurs crédits en investissements. C’est ainsi que l’on peut reconstituer, en partie, la mise initiale qui était prévue pour ce fonds en 2011 et qui a été entre temps allouée au budget de l’état. Cela dit, il va sans dire que j’encouragerai les états membres de la BAD à adopter des structures similaires, avec l’assistance de la BAD, dans le but de promouvoir l’investissement privé.

Pour fluidifier les échanges tant économiques que commerciaux ainsi que les IDE intra africains, n’est-il pas utile d’instituer une unité de compte africaine à l’instar de l’ECU européen?

La création de l’ACU (African Currency Unit) serait la consécration logique de l’intégration africaine, un objectif partagé par l’ensemble des organisations pan-africaines. Des progrès sont bel et bien enregistrés sur la voie de l’intégration. Les investissements intra-africains augmentent de plus de 30% par an durant la dernière décennie, des groupes bancaires du Nord du Sud et de l’Ouest africains se développent à l’échelle continentale, et l’intégration de certaines régions de l’Afrique avancent résolument.

Cela dit, le niveau d’intégration commerciale intra-africaine reste faible par rapport à d’autres régions de pays émergeants et nettement en-deçà du niveau Européen qui est le seul bloc économique au monde à avoir une monnaie unique.

La stratégie consisterait éventuellement à encourager, dans une première étape, la création de blocs monétaires régionaux (tel que l’UEMOA) et d’assurer par la suite une convergence monétaire entre ces blocs.

Une telle convergence se construit nécessairement sur des étapes intermédiaires qui viseraient la création de zones de libre-échange, l’élimination des barrières douanières, la libre circulation des facteurs de production, et une convergence de politiques économiques.

Autant dire un programme très ambitieux qui ne peut se construire qu’avec un engagement politique ferme de l’ensemble des leaders africains.

Au plan financier, vous semble-t-il possible, grâce à un ECU africain, de promouvoir un marché de la dette sur le continent?

La promotion du marché de la dette inter-africain sera l’un des principaux objectifs que je poursuivrais si je devais assumer la direction de la banque. Il est certain que cette tâche serait largement facilitée par la création de l’ACU, mais, comme expliqué en réponse à la question précédente, cela ne peut s’envisager que dans une perspective lointaine.

Toutefois, il est permis, entre temps, d’envisager la création, ou le renforcement, des marchés de la dette au niveau des marchés domestiques, régionaux et inter-régionaux. Ceci est d’autant plus important que l’Afrique recèle de stocks de capitaux très importants qui sont appelés à croître davantage dans l’avenir.

Par exemple, le stock de capitaux de l’Afrique sub-saharienne est estimé actuellement à 11.000 milliards de dollars et, selon certaines estimations, ce montant doublerait à l’horizon 2030.

L’objectif est donc de canaliser une partie de ces actifs vers les marchés africains des obligations et des actions. Pour cela il faut renforcer les capacités d’accueil de ces marchés et de les aider à réunir les conditions nécessaires pour attirer les investisseurs africains.

Grand admirateur de Lee Kuan Wee, père de l’essor de Singapour, plaideriez-vous auprès des Etats à adopter le standard de planification que vous privilégiez à savoir “Rêve, vision, réalisation, suivi“?

Effectivement toute action humaine commence par un rêve! Lee Kuan Yew a rêvé de faire de sa ville-Etat l’un des pays les plus prospères au monde, et il a réussi. J’ai appris sa mort récente avec grande tristesse car des leaders de sa trempe ne sont pas légion. On a souvent dit de lui qu’il était dictateur mais je considère sa dictature comme une détermination imperturbable à exiger un engagement entier et sans relâche dans l’exécution de la vision. Forte de ses richesses humaines, et de ses ressources naturelles fabuleuses, l’Afrique est en droit aujourd’hui de rêver. Il revient aux africains, dans les quatre coins du continent, à faire de ce rêve une réalité et de saisir ensemble ce moment historique!

Le continent est grand exportateur de matières premières. Est-il envisageable de promouvoir à l’instar de Chicago une bourse des matières premières dans une capitale africaine?

Effectivement, il est non seulement souhaitable, mais impératif, que l’Afrique puisse contrôler les chaînes de valeurs de ses ressources naturelles. Cela va du downstream à l’upstream en incluant le mid-stream. Certes, cela englobera les réseaux de distributions physiques et les marchés de commodités (matières premières, énergie).

Il est regrettable que l’Afrique puisse continuer à être assujettie, comme elle l’est aujourd’hui, aux caprices des marchés internationaux et au bon-vouloir de quelques intervenants puissants qui jouissent d’un pouvoir d’influence énorme sur ces marchés. Étant le principal producteur d’un certain nombre de minéraux et de matière première l’Afrique doit assumer le rôle qui lui revient dans la régulation de ces marchés.

A cet effet, plusieurs initiatives spécifiques peuvent être envisagées et que je me ferai fort de développer si la présidence de la BAD me revenait.

La BAD a réuni un haut Panel d’experts pour rédiger le célèbre rapport Investir en Afrique dans le XXIème siècle, ne faut-il pas le rafraîchir à l’heure actuelle?

Cet excellent rapport a certainement servi comme base pour l’élaboration du plan stratégique de la Banque (2013-2023). Ce plan étant maintenant en place, il me semble plus judicieux  à ce stade d’élaborer des études beaucoup plus pointues telles que les programmes des villes et des milieux urbains (Urban Agenda), l’élaboration de financements innovants pour la promotion de l’infrastructure énergétique dont l’Afrique a grandement besoin, ou l’élaboration d’un ‘Small Business Act’ pour l’Afrique visant la promotion des MPME et de l’inclusion financière.

Pour aider le continent à parfaire sa transformation économique quelle place dans votre plan pour le secteur IT et l’économie du savoir?

Absolument essentiel! La grande bataille économique entre les grandes puissances mondiales se situe au niveau de l’économie du savoir, et l’Afrique doit tôt ou tard récupérer la place qui lui revient dans cette arène.

Nous devons engager un débat approfondi sur cette thématique afin que nous puissions non seulement bénéficier des avancées technologiques des pays développés mais aussi, et surtout, développer nos propres capacités en matière d’innovation, de connectivité industrielle et d’avancées technologiques propres à nous.

C’est ainsi que nous pourrons espérer un jour capturer pleinement la place qui nous revient dans les chaînes de valeurs globales, et développer nos propres capacités pour répondre au mieux aux défis et aux opportunités spécifiques à notre continent. En particulier, je considère que l’innovation doit être placée au centre de tout programme de développement durable.

Cela exigerait de nous un travail de coordination et d’échanges poussés entre tous les centres du savoir africains: universités, think-tanks, organisations spécialisées, centres de R&D, etc.  ‘Innovation pour le Développement’ sera, je n’en doute guère, un thème récurrent dans les débats académiques et professionnels que connaîtra l’Afrique dans les années à venir.

Apporterez-vous un boost au cycle de conférences où la BAD invite d’“Eminent Speakers“ à approfondir le débat autour de la problématique du développement du continent? 

Naturellement et j’ajouterais que je consacrerai une place de choix dans le débat à la thématique autour de l’économie du savoir comme je l’ai exposé dans ma réponse précédente.

Vous sauriez vous ménager du temps pour composer?

Oui certainement, si seulement je pouvais acheter le temps! Cela dit, la musique restera partie intégrante de mon existence.

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