Tunisie – Corruption : De la justice insurrectionnelle à la justice «inquisitionnelle» ?

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Il est étonnant à quel point les cartes peuvent êtres pipées dès qu’elles changent de main. Ainsi à la commission sur la confiscation des biens mal-acquis, Néjib Hnane appelle ceux qui ont «profité d’avantages» dans l’ère Ben Ali de se présenter à ses services pour “youtahhirouna anfoussahom“, c’est-à-dire pour se purifier volontairement. De quoi? Le terme même “se purifier“ est révélateur en ce sens qu’il renvoie à la “souillure“. C’est dire à quel point notre approche des problématiques publiques revêt des symboliques profondément morales.

Cela nous rappelle une période noire de l’histoire de l’Europe lorsque le pape Innocent III créa en 1199, l’inquisition. Son objectif? «Contrer le valdisme, le catharisme, le protestantisme, le judaïsme et tout ce qui n’était pas catholique (sans jeu de mot)». Sa fonction visait à détecter les crimes contre la foi, la religion ou encore la couronne d’Espagne et le Saint Office (incluant l’entrave à la justice inquisitrice), la morale et les bonnes mœurs. Dès qu’une personne est soupçonnée (ou dénoncée, ce qui était le plus fréquent) d’un crime repris dans la liste ci-dessus, les éléments étayant ces soupçons étaient rassemblés et présentés à un premier conseil qui décidait de la gravité du cas et de la nécessité de procéder à l’arrestation du suspect, la mise sous séquestre de ses biens et à son interrogatoire*.

A d’autres temps, d’autres mœurs, et voilà qu’après une campagne qui dure depuis des mois vantant les mérites de la justice transitionnelle et de la réconciliation nationale, la Commission sur la confiscation des biens mal-acquis entreprend de «nouvelles croisades», celles de traquer tous ceux et celles qui ont profité d’un coup de main, d’un prêt ou d’un quelconque service sous l’ancien régime.

Parfait! Pourquoi pas, dès lors que nous avons pu résoudre tous les maux du pays, de l’insécurité sociale jusqu’au lancement des grands projets d’investissement, en passant par la redynamisation du tissu productif, le développement des régions… Nous avons aujourd’hui amplement le temps, les moyens humains et financiers de décrasser et astiquer l’ancienne scène politique et économique.

«Les concernés ont un temps de réflexion d’un mois pour réfléchir aux délits qu’ils ont commis, et de se présenter spontanément à la Commission, c’est-à-dire s’auto-dénoncer. C’est l’un des objectifs de la révolution que celui de l’assainissement des secteurs privés et publics des corrupteurs et corrompus», explique Néjib Hnane sur Radio Mosaïque FM. Grâce à Dieu, l’un des objectifs de la révolution est enfin en guise d’être atteint!

En plus, il s’agit tout juste de faire une déclaration sur l’honneur sur les biens mal-acquis! Va pour ceux qui en ont et qui se présenteront. Pour ceux qui n’en ont pas, l’Etat se chargera de leur mettre «un honneur» d’office! «Ce sont les nouvelles règles de jeu», annonce Néjib Hnane qui promet toute la discrétion possible à condition que l’auto-dénonciateur reste à la disposition de la justice et de la Commission. Si au contraire, on ne se présente pas ou on ose mentir, le châtiment sera dur «chadidou al Ikab»!

Au moins, là, leur honneur et celui de leurs familles seront préservés! Ceci étant, le président de la Commission promet de ne lancer aucune poursuite pénale ou civile et de s’arrêter aux biens mal-acquis sans toucher aux autres biens acquis honnêtement.

Au lieu de s’occuper de leurs affaires, de réfléchir aux meilleurs moyens de se remettre d’aplomb, relancer l’investissement et redynamiser l’économie, les concernés ont du pain sur la planche: ils doivent implorer l’absolution des autorités en place. Va pour les coupables mais pour ceux dont le seul tort est d’être dans les affaires ou tout simplement des proches, il ne faut surtout pas avoir peur: «c’est une question de balance, et de mesures d’équilibre, inspirées du droit positif et de l’islam». C’est comme juger à la pièce, explique M. Hnane qui encourage les «potentiellement corrompus à se présenter d’eux-mêmes», et ajoutant «si chacun s’acquitte du montant de 3 MDT, pour 500, nous atteindrons les 1.500 MDT». Waw! Plus de 300 MDT que les 1.200 MDT prévus pour renflouer les caisses de l’Etat!

Sauf que ce communiqué a remis en branle la psychose des poursuites judiciaires, a alarmé hommes d’affaires et hauts fonctionnaires et a court-circuité le processus de la justice transitionnelle. Avec quelles garanties pour les «expiateurs»?

Quelles garanties offre M. Hnane pour que la justice soit réellement rendue? Lui, qui s’est à la fois substitué au procureur de la République, au législateur et même aux maîtres d’œuvres de la justice transitionnelle?

Estime-t-il possible de mettre un terme aux poursuites ou seront-elles continuelles puisqu’il stipule, dans son communiqué, que les personnes concernées sont celles qui ont eu des relations personnelles ou objectives avec l’ancien président. Le degré de parenté s’étendrait aux liens de parenté et de mariage, liens de parenté qui pourraient s’étendre au 4ème degré et plus s’il est prouvé que d’autres ont profité de leurs rapports avec Ben Ali et Co.

Mais un juge de 3ème degré de la trempe de M. Hnane, diplômé de l’Université de Droit de Grenoble en 1971 et n’étant nullement «complexé» par les expérience de justice et de réconciliation vécues à l’échelle internationale, est certainement mieux habilité que nous simples mortels pour solutionner le grand problème des biens mal-acquis, renflouer les caisses de l’Etat, et décider de qui mérite le pardon et de celui qui ne le mérite pas…

Amen!

Source : http://amerique-latine.com/ala/fr/inquisition.htm