Tunisie : Comment sortir la formation professionnelle de sa léthargie?

atfp-070512.jpgLa réforme de l’éducation et de la formation professionnelle constitue l’un des axes de coopération avec la Délégation européenne en Tunisie. Plusieurs millions de dinars ont été dépensés sur des programmes de réforme de l’éducation nationale et de la formation professionnelle… pour des résultats en dessous des attentes.

«Au niveau de l’accès, des progrès importants sont enregistrés. La qualité de l’enseignement reste pourtant faible. Le lien entre formation professionnelle et secteurs productifs (industrie, agriculture, tourisme) n’est pas assuré. Les débouchés en termes d’emploi restent limités: les chômeurs diplômés n’ont cessé d’augmenter en valeur absolue, même si leur poids sur l’ensemble des chômeurs diminue». C’est le constat de la Commission européenne sur son programme de soutien de la formation professionnelle, dans son rapport publié en mai 2011.

Lacunes structurelles…

Un bilan qui révèle l’existence de lacunes structurelles dans le secteur, censé être une porte ouverte vers le marché de l’emploi, mais qui montre aussi que les programmes de coopération avec la Commission européenne n’ont pas abouti à une restructuration du secteur mais à un gaspillage pervers. Une chose que la délégation européenne en Tunisie semble ne pas en avoir conscience dans son évaluation du Programme de Mise à Niveau de la Formation Professionnelle (MANFORM II).

A noter que ce programme a démarré en 2007 pour une durée de trois ans. Il a été doté de 30 millions d’euros de dons versés au budget de l’Etat, avec l’objectif de consolider le partenariat à travers le renforcement des formations par la demande ainsi que le développement de la qualité de ces formations.

La Délégation européenne indique dans un communiqué de presse, publié le 10 février 2012, que «l’évaluation révèle que le programme a été efficace dans une large mesure et que son impact s’est surtout manifesté par un travail plus rationnel des cadres administratifs avec l’utilisation des outils et des méthodes développés dans le cadre de l’appui budgétaire, la prise de conscience populaire des enjeux de la formation et des déséquilibres entre l’offre et la demande et la nécessité à terme de devoir coordonner la formation à l’emploi notamment via un renforcement des attributions de l’Observatoire National des Emplois et des Qualifications».

Système d’alerte…

Un avis que ne partagent pas les membres de l’Association tunisienne «Tashih» de la formation professionnelle. «On a investi des sommes colossales sur des projets non rentables. On ramenait des experts qui n’avaient pas la compétence pédagogique nécessaire et même pas le niveau requis d’expertise», affirme Mustapha Lakhal, président de l’Association, lors d’une conférence de presse organisé pour la présentation de Tashih. Pour ne citer que les centres financés par l’Agence française de développement (AFD), qui ont été réalisés avec le concours de les fédérations professionnelles et aussi le patronat français, le MEDEF; des études d’opportunité ont été même réalisées, mais les résultats n’ont pas suivi. Des centres presque vides qui ont échoué à attirer les étudiants, à l’instar du Centre de formation en horlogerie et bijouterie, le Centre de formation en cuir et chaussure et le Centre de formation en arts du feu. «Les études réalisées ont montré qu’il y a un besoin dans ces secteurs-là. On anticipait que le taux de chômage ne dépasserait pas les 20 ou 30%. Mais après avoir construit ces centres et investi dans le matériel et les ressources pédagogiques, le résultat est décevant. Allez chercher l’erreur!», lance Chahine Mahfoudh, secrétaire général de l’Association.

Rappelons que l’association «Tashih» est née d’une initiative de réforme lancée après le 14 janvier 2011 et formulée par une pétition signée par 1.350 formateurs de l’Agence tunisienne de formation professionnelle, en avril 2011, à l’encontre du ministère de la Formation professionnelle et de l’Emploi, appelant au sauvetage du secteur.

Les initiateurs de cette initiative ont déposé en mars 2012 une demande de création de l’association; ils ont récemment obtenu l’agrément. L’objectif proclamé est de lever le black-out médiatique sur le secteur de la formation professionnelle. «Nous voulons faire entendre notre voix. Le secteur a dévié de son chemin. Les centres faisaient tous sauf de la formation professionnelle. Nous voulons être le système d’alerte sur les dérapages. On fera comme Green Peace», affirme M. Lakhal.

Tout est politisé…

A vrai dire, les dérapages sous l’ère Ben Ali étaient monnaie courante. Tout était politisé. La formation professionnelle faisait partie de cette déformation. Il s’agissait surtout de rassurer le président déchu en termes de chiffres. «L’objectif de la formation est de mieux formé, former moins cher et former plus. Mais à la fin, on ne faisait que former plus. On focalisait sur le nombre. On disait à Ben Ali qu’il faut atteindre un nombre bien déterminé. L’Agence tunisienne de formation professionnelle était un organe politisé au service de l’ancien régime», précise Habib El Oued, formateur et responsable communication dans l’Association.

De même, la manipulation des chiffres servait cette finalité. Un système d’information qui manque de traçabilité. L’ATFP ne dispose pas de chiffres exacts sur le nombre d’inscriptions ou de diplômés, ce qui laisse libre cours à toute manipulation et de surcroît à des interprétations exagérées. Comme dans le cas de l’éducation, on voulait à tous prix faire réussir les étudiants, sans qu’ils aient réellement eu une formation adéquate au marché de l’emploi. «L’enseignement technique a été écarté parce qu’il était trop scolaire. Il ne faudrait pas répéter la même erreur aujourd’hui», souhaite M. El Oued.

De son côté, Abdennaceur Bou Saâda, formateur et chargé de coordination entre les filières au sein de l’association Tashih, affirme qu’il n’existe ni un service d’examen ni une inspection technique. «Le contrôle pédagogique est inexistant à l’entrée et à la sortie. On enseigne des matières qui ne servent à rien. Il y a un risque que cet outil national de la formation professionnelle soit dilapidé», craint-il.

En outre, le formateur chevronné insiste sur l’importance de mettre en plus une nomenclature des métiers ou un répertoire des métiers. «En 1996, un programme d’orientation a été mis en place dans ce sens. Mais des millions de dinars ont été dépensés sans résultats. Le programme n’a abouti à rien et il a été suspendu depuis», signale-t-il.

Approche déficiente….

D’un autre côté, différentes expériences étrangères ont été appliquées dans le contexte tunisien, importées d’Allemagne, du Canada, de France, de Grande-Bretagne. Mais il semble que ces expériences n’aient pas apporté la valeur ajoutée présumée, celle de réaliser un saut qualitatif de la formation.

La formation par alternance est l’une d’elle. Ce modèle, qui est appliqué en Allemagne, a montré ses limites dans un contexte tunisien, qui n’y est pas adapté. «En Allemagne, ce modèle est appliqué au sein de l’entreprise, qui assure l’espace de cours et l’atelier de formation. C’est la responsabilité de l’entreprise. En Tunisie, la réalité est autre. Nos entreprises ne peuvent pas absorber un grand nombre de diplômés parce qu’elles ne sont pas assez grandes comme leurs consœurs allemandes», explique M. El Oued.

Selon la formule consacrée, l’étudiant passe six mois au centre de formation professionnelle et six mois en entreprise. Une formule qui aurait pu réussir, dira-t-on, s’il y avait un système de contrôle dédié. Mais en réalité, l’étudiant ne suit pas, dans la majorité des cas, cette phase d’alternance dans l’entreprise. Ce qui fait que sa formation est purement théorique et ne satisfait pas les besoins de l’entreprise en qualification.

Dans certains cas, l’alternance est appliquée littéralement. A Tataouine, par exemple, un centre de formation en confection veut faire de la formation par alternance pour un marché qui n’existe pas. De même pour Kébili où on veut appliquer ce modèle dans un centre de formation en restauration. «L’alternance dont on vante les vertus peut s’appliquer à certains secteurs mais pas à d’autres. Des études préalables doivent être bien pensées dans l’application de ce modèle», assure M. Bou Saâda.

Mauvaise gestion…

Les responsables de l’association Tashih évoquent aussi la gestion des investissements au sein de l’ATFP. On parle de centres de formation construits avec des appels d’offres surfacturés et des équipements non utilisés et qui risquent d’être non réutilisables, car non opérationnels depuis des années. Ce qui révèle une mauvaise gestion des ressources financières, censées réformer le secteur. M. El Oued nous confie sa crainte: «il y a un grand intérêt des bailleurs de fonds pour la Tunisie, actuellement. Il y a de grands investissements qui vont entrer mais qui seront investis sans contrôle. Il faut sortir du gouffre», lance-t-il.

La certification des centres de formation montre aussi une manipulation perverse de l’image de la formation professionnelle. On audite les bâtiments et non pas le cœur du métier, selon M. El Oued. Une situation qui a aggravé la détérioration de la qualité de la formation dans ces centres et une déviation de la vocation de la formation professionnelle. Et le manque de main-d’œuvre qualifié sur le marché de l’emploi en est le résultat.

Selon M. Lakhal, ceci a eu plutôt un impact sur les petits métiers que sur les grandes entreprises. «Ces petits métiers manquent terriblement de main-d’œuvre et ceci constitue une menace pour leur pérennité. Les métiers de menuiserie ou de soudeur ou de plombier sont des métiers encore demandés», explique-t-il. En plus, la formation professionnelle pourrait constituer un débouché pour les diplômés chômeurs. «Plusieurs diplômés du supérieur viennent aux centres de formation professionnelle, mais ils sont aussitôt déçus de la qualité de la formation», indique-t-il.

D’ailleurs, dans le cadre de son programme d’activité, l’association Tashih compte lancer, prochainement, une opération de formation rapide «sur mesure» en partenariat avec l’Union des privés du travail à Kasserine. Elle consiste en une opération de requalification au profit des diplômés chômeurs de l’enseignement supérieur. Une sorte de reconversion qui leur permettra d’avoir des qualifications pour le marché du travail.

Revalorisation…

Ce genre d’actions montre que la formation professionnelle a encore de beaux jours devant elle. Une réforme saine devrait lui redonner sa juste valeur et constituer une réelle alternative à l’enseignement supérieur qui a du mal à gérer le flux inépuisable d’étudiants. Cette réforme doit être globale et engager ceux qui sont concerné directement par la valorisation de la formation, à savoir les formateurs. «Un débat technique entre démagogues», revendique M. Lakhal.

La valorisation de la formation professionnelle passera inévitablement par la revalorisation de ses ressources humaines, de la bonne gestion de ses ressources financières et essentiellement par sa déscolarisation. «Un bon technicien est une personne qui a une main au cerveau et un cerveau à la main!», nous cite M. El Oued.