Tunisie – L’UGTT racontée par Taieb Baccouche : de sang, de sueur et de savoir (Partie II)

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Pour Taieb Baccouche, la dimension politique de l’UGTT ne doit pas être dans le sens de la politique politicienne, elle ne doit pas soutenir un parti contre un autre. Ce n’est pas son rôle ses adhérents sont libres de choisir un parti, pas la centrale. C’est un équilibre à maintenir, et pour cela, il faut former les cadres syndicaux pour qu’ils ne dérivent pas. De nouveaux rapports doivent aussi être établis entre l’UGTT et le patronat. Car auparavant, c’était de faux rapport parce que tout passait par le pouvoir en place. C’était lui qui décidait de tout et les autres suivaient. Aujourd’hui, le pouvoir doit jouer un rôle d’arbitre seulement et il peut être un partenaire quand il s’agit des institutions sous sa tutelle.

A l’époque où il était l’un des leaders de l’UGTT, il n’était pas facile de gérer les relations d’une centrale syndicale forte avec un Bourguiba soucieux de préserver ses prérogatives de président qui décide de tout et un Hédi Nouira qui ne tolérait pas une remise en cause de sa politique économique. Pour Taieb Baccouche, monter à l’exécutif de l’UGTT constituait en soi-même un défi au premier homme du pays. Il l’explique d’ailleurs dans son récit (deuxième partie)

«Habib Achour tenait à ma candidature au bureau exécutif de l’UGTT et malgré la réputation de communiste qui m’avait précédée au Palais de Carthage confortée par Hédi Nouira, Premier ministre et au refus de Bourguiba de m’y voir y accéder. Il a par conséquent expliqué que le règlement de l’UGTT autorisait ma candidature et qu’il ne pouvait rien y changer. Pour me convaincre, il brandissait le besoin de l’UGTT d’être dotée de compétences. Nous avons dû négocier avec Wassila Bourguiba un accueil courtois au Palais de Carthage et point de brimades, lors de la présentation du nouveau bureau exécutif à Bourguiba comme il est de tradition. Le président, très intelligent et fin politicien, m’a reçu chaleureusement et a discuté longuement avec moi. C’était sa manière à lui de me dire “tournons la page“.

Il n’empêche, 10 mois après, je me suis trouvé avec toute la direction de l’UGTT en prison. Nous étions un contrepouvoir, qui a évolué des années 70 aux années 80 vers moins de politique et plus d’économique et de social.

L’UGTT a participé efficacement à la lute pour l’indépendance et à l’édification de l’Etat moderne. L’Etat a puisé énormément dans les rangs de l’UGTT pour les postes de ministres, de secrétaires d’Etat, de directeurs généraux, etc. Les cadres de l’UGTT ont été pompés par l’Etat, ce qui l’a renforcé et a affaibli la centrale syndicale. C’était une époque assez particulière. Entre 1956 jusqu’à la fin des années 60, l’UGTT jouait le rôle d’un contrepouvoir à dimension politique. Ensuite, il y a eu la dévaluation du dinar en 65 et elle s’y est opposée. Elle a exigé une compensation pour les salariés, ce qui a été perçu comme de la résistance et un rejet de la politique de l’Etat. C’est ce qui expliquerait, selon certains, l’emprisonnement de Habib Achour et l’exploitation de l’affaire du ferry boat comme conséquence de la prise de position de l’UGTT par rapport à la dévaluation du dinar. Mais c’est aux historiens d’argumenter ces affaires.

En 1978, une direction fantoche a été installée à la tête de l’UGTT et cela a duré jusqu’aux événements de Gafsa en janvier 1980, donc pendant deux ans. Nous avons de nouveau été contactés par le régime au mois de mars pour négocier un retour à l’UGTT. Nous avons acquiescé à condition qu’il y ait un congrès. Nous avons dû procéder à la reconstruction des structures de l’UGTT. Jusqu’au congrès de Gafsa, Habib Achour était exclu du processus par la volonté de Bourguiba. Au congrès, j’ai rédigé une motion qui fixe, pour la direction de l’exécutif, un délai de 6 mois pour rétablir Habib Achour dans ses droits. Ce qui devait passer par la convocation d’un conseil national présidé par Abdelaziz Bouraoui. Ce dernier, contesté par la base, a préféré se retirer. On s’est alors tourné vers moi, et on a fini par m’avoir à l’usure. A 8h du matin nous fêtions le 1er Mai et Bourguiba fut informé que j’étais le nouveau secrétaire général de l’UGTT. Mohamed Mzali, alors Premier ministre, était présent à Gafsa parce qu’il voulait participer aux festivités du 1er Mai. Le représentant permanent du Monde discutait avec ses collègues journalistes dont Souheir Belhassen, sur le temps de réflexion de Bourguiba pour recevoir le nouveau bureau de l’UGTT et qui dépendait en premier lieu de son approbation ou de sa désapprobation des nouveaux membres de l’exécutif. Nous fûmes reçus le 2 mai. Le président était courtois et affable à son habitude, il plaisantait à propos des membres de l’UGTT. Nous en avions des Sfaxiens dont l’un s’appelait Ghorbel et un autre Besbes et alors quand je les lui présentais, il m’a dit, taquin, “avec les Sfaxiens, tu n’as qu’à entrer dans la cuisine et y puiser les noms’’…

Cet accueil chaleureux de la part du président de la République a contribué au renforcement de l’autonomie de l’UGTT. Soit un secrétaire général qui n’appartient pas au pouvoir et qui refusait de perpétuer les anciennes traditions d’affiliation au parti. Le Front national électoral était un modèle en la matière, car il regroupait les 4 grandes organisations nationales: l’UGTT, l’UTICA, l’UNFT et l’UTAP. J’avais déjà exprimé ma désapprobation en 1969 à cette pratique. Nous en avions discuté au sein du bureau à ce propos, 51% était pour, j’étais contre, car j’estimais qu’il revient aux syndicalistes de se présenter sur les listes de leurs choix. Je ne voulais pas que l’UGTT soit une partie prenante dans les élections nationales. J’ai donc posé mes conditions, la première est qu’on n’impose pas aux syndicalistes de se présenter sur des listes présélectionnées par le parti, et la deuxième condition est que ce contrat ne se fasse pas entre le parti et ses trois organisations satellites avec l’UGTT puisque nous étions la seule organisation indépendante, la troisième condition est que cette accord s’arrête après les élections et que les candidats de l’UGTT qui deviennent des parlementaires forment un groupe électoral qui parle au nom de leur organisation d’adoption. Mes conditions ont été acceptées. Le porte-parole du groupe de l’UGTT était Khelifa Abid. C’est devenu avec ses 27 membres une opposition au sein du Parlement.

Pendant mon mandat, je suis arrivé à rétablir Habib Achour dans ses droits 6 mois après. J’ai demandé à Bourguiba de le gracier, et il a invoqué l’alibi Libye, Masmoudi et d’autres affaires… Je lui rétorquai que s’il était un traître j’aurais été le premier à le dénoncer publiquement. Bourguiba avait tendance à prêcher le faux pour avoir le vrai et il intimidait ses vis-à-vis pour évaluer leur degré de résistance et leur personnalité.

C’était un monsieur qui respecte les gens qui lui tiennent tête. Quand j’ai tenu bon, il a changé de ton, et il m’a promis qu’il allait libérer Habib Achour le 3 août, ce ne fut pas concrétisé et j’ai été obligé de revenir à la charge jusqu’à ce qu’il fût rétabli dans ses droits.

Pendant quelques années, c’était réellement le “printemps de l’UGTT“. Nous avons renouvelé les structures et lors de tous les congrès que j’ai présidés, les élections étaient démocratiques, ce qui suscitai l’admiration des affiliés et prouvait qu’auparavant on procédait à la désignation des dirigeants plutôt qu’à leurs élections.

En ce qui me concerne, je n’assistais jamais aux activités du parti au pouvoir, j’arguais que mes vis-à-vis étaient le gouvernement et mes partenaires sociaux et pas le parti. Je tenais à éviter toute confusion et il y avait une éthique à respecter.

L’UGTT est devenue un véritable contrepouvoir, mais Habib Achour a malheureusement commencé à régler ses comptes avec ceux qui ont participé au congrès de Gafsa d’où il a été destitué; cela a affaibli la centrale.

En 1983, le déclin a commencé car les cadres de l’UGTT ont été éjectés par H.A, la moitié de l’exécutif était parti, dont Abdelaziz Bouraoui et ils ont formé l’UNTT. Le pouvoir encourageait cette dissension, et puis il y a eu la révolte du pain alors que nous désapprouvions dès le début que l’on en augmente le prix. J’avais d’ailleurs cité à Mzali nombre de pays où cette expérience a échoué dont l’Egypte, l’Algérie et le Soudan; je refusais la décision, Habib Achour tolérait à condition qu’il y ait une compensation, conséquence, janvier 1984 et des dizaines de morts. Habib Achour m’a ensuite nommé à la direction du journal “Echaab“, et puis, il a été arrêté et mis sous résidence surveillée. J’ai dû organiser des réunions avec les syndicalistes chez moi, parce que «Al chourafa» avait occupé les locaux de l’UGTT et il y a eu des arrestations arbitraires. La destruction de l’UGTT avait commencé.

Ensuite, ce fut le 7 Novembre. Ben Ali m’avait appelé pour me consulter à propos de l’UGTT, je lui avais donné mon avis, il a préféré écouter Moncer Rouissi et Hédi Baccouche, et ils ont traité directement avec Sahbani, qui a complètement démoli l’UGTT. Il en est parti avec un grand scandale de détournement de deniers publics. Moncer Rouissi revenait à la charge pour me dire que le président avait besoin de mes conseils, je rétorquai que cela ne me regardait nullement et que les solutions que j’avais déjà proposées restaient aussi valables mais que depuis le début, ils n’étaient pas prêts à entendre raison et qu’ils n’allaient ni réaliser la démocratie ni s’entendre comme il se doit avec l’UGTT.

Au congrès de Sousse, j’ai publié un communiqué sur trois journaux, où je dénonçais des élections non démocratiques et non représentatives avec le renouvellement à hauteur de 40% des structures de l’UGTT. J’avais reçu une invitation de la part de la présidence pour y assister que j’ai refusée, ma chaise est restée vide. A partir de là, les seules activités que j’ai acceptées se rapportaient aux conférences dans les régions surtout lors de la commémoration des événements du 26 janvier. Ben Ali me respectait et tolérait ma présence dans ces manifestations qui lui déplaisaient car il était responsable du massacre du 26 janvier. Il s’entendait bien avec Ismaïl Sahbani, entre ignorants, on se comprenait…D’ailleurs, durant mes deux années deux mois en prison après janvier 78, j’ai pu terminer ma thèse de doctorat, traduire un livre et donner des cours de français à Sahbani et d’autres prisonniers; j’enseignais aussi le coran à ceux qui le lisaient sans le comprendre…

L’UGTT, de par son histoire, a joué un rôle important avant et après l’indépendance. Ce rôle était primordial et son histoire lui donne une spécificité par rapport aux autres mouvements syndicaux dans le monde. L’UGTT est un mouvement de la société civile et non pas de la société politique, elle est partie intégrante de la société civile et en est la locomotive. Elle a perdu ce rôle durant le règne de Ben Ali, et elle a commencé à reprendre ses anciennes couleurs avec la révolution. Elle s’installe aujourd’hui dans son rôle de locomotive de manière plus naturelle, mais elle ne doit pas fonctionner comme parti politique ou comme un parti d’opposition, elle est un contrepouvoir socioéconomique et politique».