Tunisie : Les 3 tares des sondages tunisiens, selon Hichem Guerfali


hichem-guerfali-1.jpgM. Guerfali aime à citer l’exemple de Côte d’Ivoire où les sondages qui ont
suivi les élections ont fortement contribué à déclencher la guerre civile.

Il vient de publier des “notes“ incendiaires qui s’attaquent violemment aux
instituts de sondages depuis leur création en Tunisie en les accusant de s’être
laissés aller à la combinaison d’erreurs commises à chaque maillon, et ne
laissant ainsi aucun sens aux résultats des enquêtes. Pour lui, ces tares vont
de l’échantillonnage, au professionnalisme et à la rigueur des enquêteurs et des
équipes qui les encadrent et jusqu’à l’interprétation des résultats et leur
présentation au grand public!

M. Guerfali est ingénieur ENS d’Arts et Métiers Paris (Major de Promotion), 7
ans d’expérience en R&D puis au département marketing international chez
Schlumberger en France et aux Etats-Unis, directeur marketing groupe Poulina,
puis DG de Medina et Carthage Land, Conseiller aux nouvelles technologies et au
marketing auprès du ministre du Tourisme et du Commerce tunisien, DG de Maghreb
Télécom, candidat à la seconde licence GSM en Tunisie et en Algérie en
partenariat avec des opérateurs européens, directeur commercial et marketing de
Tunisiana avant de rejoindre 3C Etudes et de la diriger fin 2002.

WMC : Pourquoi les sondages ne sont-ils pas fiables?

Hichem Guerfali: A l’exception d’un seul sondage réalisé par l’ISTIS, il est
malheureux de constater que tous les sondages qui sont parus à ce jour en
Tunisie souffrent de handicaps “disqualifiants“. Je pense aux instituts qui ont
rendu publics les résultats de leurs sondages, et qui ont donné les détails de
leurs méthodologies d’échantillonnage. Ce sont les sondages dont nous entendons
parler régulièrement. A la lumière des éléments fournis, on peut affirmer sans
le moindre doute que ces échantillons sont non représentatifs. Cela veut dire du
même coup que les résultats issus de ces sondages n’ont aucune signification et
ne doivent surtout pas être pris en compte. Il y a également d’autres instituts
moins nombreux qui ne donnent pas les détails de leurs méthodes
d’échantillonnage. Si on ne peut pas se prononcer sur ces sondages, on n’a pas
non plus de garantie de représentativité.

Pouvez-vous nous en dire plus sur ces handicaps “disqualifiants“?


Un sondage est une chaîne composée d’une dizaine de maillons très fragiles. Le
maillon le plus faible aligne à son niveau de faiblesse l’ensemble du sondage.
De plus, l’erreur commise, contrairement à ce qui est largement répandu, n’est
pas limitée à l’erreur d’échantillonnage. C’est la combinaison des erreurs
commises à chaque maillon. Cette erreur approche facilement les 100% si on
n’applique pas une très grande rigueur à tous les stades.

Parmi les maillons, trois en particulier sont critiques. Le premier est
l’échantillonnage, le second est le professionnalisme et la rigueur des
enquêteurs et des équipes qui les encadrent, le troisième est l’interprétation
des résultats et leur présentation au grand public. S’il est difficile de se
prononcer sur le deuxième et le troisième aspect, car nous parlons là de
moralité essentiellement et qu’on ne peut que supposer la bonne foi a priori. On
peut se référer aux réalisations précédentes pour se faire une idée sur le degré
de confiance qu’on peut accorder aux sondages des uns et des autres. On peut par
contre facilement porter un jugement sur la validité ou non de l’échantillon
adopté. Et c’est là que le bât blesse en Tunisie. Les échantillons qui sont
utilisés sont tout sauf représentatifs de la population tunisienne qui est
généralement étudiée. Dans les sondages par quotas, qui est, rappelons-le, une
méthode d’échantillonnage qui se base sur les constats d’expériences et non pas
sur la science des sondages, il a été constaté que l’erreur d’échantillonnage
est tout à fait comparable à ce qu’on obtient en appliquant la méthode aléatoire
si on respecte 5 variables de contrôle. Le sexe, l’âge, la répartition
géographique ou encore la Région, la répartition de la population dans les
différentes régions – le minimum étant d’appliquer la même répartition que celle
du milieu urbain et rural, mais en réalité il faut aller plus loin-, et la 5ème
variable de contrôle est la catégorie socioprofessionnelle.

A défaut de CSP, on peut se rabattre sur une classification moins détaillée et
qui fait appel au niveau d’instruction, mais cela est très insuffisant en
réalité. Rappelons qu’en Tunisie l’existence des écarts entre le milieu urbain
et rural. Comment peut-on le négliger dans les sondages?! Or, cette variable n’a
jamais été prise en compte dans aucun sondage réalisé en Tunisie par des
instituts d’études, à part 3C Etudes, dans toute l’histoire des sondages rendus
publics depuis la création des sondages en Tunisie (excepté le sondage réalisé
par ISTIS en avril 2011 et dont nous avons parlé).

Il ne faut pas croire qu’il suffit d’interroger des ruraux. Il faut que la
proportion des ruraux dans l’échantillon soit la même que celle qu’il y a dans
la population et il faut respecter de surcroît leur répartition géographique
ainsi que celle des urbains.

La deuxième variable de contrôle aussi indispensable que la précédente est la
Catégorie Socioprofessionnelle ou CSP. Elle permet de tenir compte des
différences entres les préférences des différentes catégories composant une
population. A part 3C Etudes, aucun sondage réalisé en Tunisie par des instituts
d’études et dont les résultats ont été rendus publics ne s’y est jamais référé.
Chaque institut sort de son chapeau des catégories socioprofessionnelles
totalement ?????, en prétendant que ses chiffres sont issus de l’INS!

Vous attaquez également les journalistes, pas seulement les instituts de
sondage…?


Il est temps que les journalistes prennent leurs responsabilités et mettent fin
à cette insulte à l’intelligence des Tunisiens qui dure depuis bien des années.
A ce point, on peut abuser de la crédulité des Tunisiens sans que personne ne
réagisse, ou pire encore ne se doute de rien! Les catégories
socioprofessionnelles ne s’inventent pas. Elles sont issues du recensement de la
population et de la comptabilisation des CSP telles que définies par les
nomenclatures sur les métiers issus des Nations unies, et sa déclinaison par
pays.
Sans tenir compte de ces deux variables de contrôle, aucun sondage n’a une
quelconque validité et ne devrait être pris en considération avec la même
légèreté que les prédictions qu’on peut prendre loisir à écouter en allant voir
sa voyante préférée.

Aujourd’hui, on voit de grands écarts entre les résultats obtenus par différents
sondages censés présenter la même chose, la mesure d’audience. Pourquoi?


Cela est encore une fois consternant, et la raison réside dans ce que je viens
de vous citer plus haut. Nous ne pouvons que constater ces écarts qu’on ne peut
expliquer, surtout s’agissant de mesure objective. Je veux dire que le fait
d’avoir regardé ou non n’est pas une opinion qui change, ce sont des faits
matériels. Indépendamment de la confiance que nous avons en les méthodes que
nous appliquons et indépendamment de qui a raison et qui a tort, on ne peut que
constater l’incapacité des sondeurs tunisiens à se mettre d’accord sur des
mesures d’audience.

Ce constat appelle aujourd’hui à une responsabilité nationale. Abstenons-nous de
faire des sondages d’opinion (politique) car les conséquences seraient autrement
plus graves, surtout à l’approche des scrutins. Il ne faut pas oublier que les
sondages politiques influent de manière plus ou moins forte, souvent très forte
sur la détermination des votes, et que dans certains cas, le dernier en date
étant la Côte d’Ivoire, ils ont fortement contribué à déclencher la guerre
civile qui a suivi les élections. Qui peut prendre, qu’il ait tort ou qu’il ait
raison, la responsabilité d’un tel risque à un moment aussi délicat de
l’histoire de notre cher pays?