La Tunisie et la phase des 3B (Beys, Bourguiba et Ben Ali)


dhafer-saidane-1.jpgInvité de l’ASECTU (Association des économistes de Tunisie) pour son séminaire
sur les défis de la transition, Dhafer Saïdane revient sur les questions
fondamentales avec une approche individuelle.

WMC: Quels paris pour la transition, après 23 ans de pensée unique?

Dhafer Saïdane: En fait, je dirais qu’on est sorti d’une phase plus longue et
qui s’étendrait sur un demi-siècle environ par laquelle le pays est passé, sans
vouloir faire de jeu de mots, par la phase des “3B“. D’abord les
Beys, ensuite
Bourguiba et en bout de course
Ben Ali. Durant cette période, on a vécu en
paradoxe. Nous, qui avions parié en bloc sur l’enseignement et qui avions des IDH (Indices de développement humain) d’un niveau convenable, étions privés de
la liberté d’expression et donc ne pouvions peser sur la gestion des affaires de
notre pays. Aujourd’hui, grâce à la révolution, nous vivons cette thérapie
salutaire. On a donc cassé cette fatalité de la soumission. En somme, nous
sommes exposés aux paris de la refondation du système.

Dans ce contexte de refondation où l’enseignement est en panne, que peut
apporter l’université au pays?

On est dans une stratégie bottom up. L’idée est que nous avons toute une série
de circuits à construire ou reconstruire même. On a toujours évité la question
de savoir quel type de compétences est compatible avec les besoins de nos
entreprises. On a éludé la question et on a fait de la formation tout court. Il
est vrai que l’on s’alignait sur les orientations qui se font dans le monde. On
a importé le système LMD, voilà et on est resté là.

L’on doit s’interroger pour savoir si ce qu’on fait est conforme aux attentes de
l’économie. Et dans ce sillage, pourquoi ne pas intégrer l’université au reste
du corps social et économique. Pourquoi ne pas ouvrir les conseils des
universités aux entreprises. Il faut se dire que les entreprises peuvent
intégrer l’université au niveau des régions et les soutenir financièrement.

Il faut mettre l’entreprise et l’université en phase. Il y aura des résistances
car le monde académique est nombriliste, il aime bien s’entendre parler quitte
parfois à se détacher de l’essentiel. Je ne suis pas contre la réflexion
académique. Elle est importante, c’est comme la recherche fondamentale. Mais si
un confrère spécialiste de micro-économie n’est pas prêt à se remettre en cause
pour accepter de travailler en binôme avec un opérateur économique, pour rendre
cette matière accessible et utile au tissu entrepreneurial, je désapprouve.

L’ASECTU affirme qu’il faut réinventer le modèle économique. Alors par quel
ordre de priorité pour les réformes?

Le modèle économique tunisien est le fruit de l’histoire et c’est un processus
réfléchi qui s’inscrit dans une logique et un compromis, si je puis dire, entre
des forces internationales qu’on appelle le consensus de Washington.
C’est-à-dire le contexte de la déréglementation et de la libéralisation. C’est
un processus qui a du sens, historiquement. Il est en ligne avec l’économie de
marché et c’est un choix volontaire.

L’ASECTU soutient que le site Tunisie est prisonnier d’un choix de
sous-traitance. Qu’en pensez-vous?

Il a été victime, à partir des années 90, d’un dysfonctionnement de notre
système global. A partir des années 90, notre processus de libéralisation
financière s’est déconnecté de la sphère réelle et le système bancaire est resté
sur ses lignes antérieures. Au moment où l’économie avait besoin de banques qui
s’engagent qui orientent et qui conseillent, le système bancaire n’a pas joué ce
rôle. Il faut savoir qu’il faut la banque avant l’homme d’affaires. Or, depuis
les années 90, on est rentré dans une sorte d’incohérence. Nous avons accepté le
paradigme de la libéralisation économique et financière en ouvrant notre
économie sans préparer le terrain financier qui doit l’accompagner et la
renforcer. Les banques sont dans une impasse dangereuse pour l’économie réelle.

Quelle voie de sortie par le haut peut-on envisager?

La sortie doit se faire top down et bottom up. Mettre en cohérence notre
politique monétaire et financière et notre stratégie bancaire avec nos besoins
réels. Mettre en phase la politique monétaire avec la politique budgétaire et
faire du budget l’instrument qui va corriger les distorsions du système et
notamment en matière de formation universitaire.

Il faudra un nouveau rôle à l’université, vous en conviendrez?

Il est clair que l’Université doit se remettre en cause et s’ouvrir sur
l’économie réelle. Elle doit faire le choix de définir la stratégie qu’elle veut
suivre et l’angle d’attaque dans lequel elle doit inscrire cette stratégie.
L’ouverture de l’université est une question vitale, indispensable, une
condition nécessaire. Il faut ouvrir les programmes et les instances de
l’université sur le corps économique et social si on veut que nos ressources
humaines collent aux besoins du marché du travail. De manière concrète,
l’université de Jendouba, que je connais pour avoir contribué à la mise en place
de son mastère de banque et finance, doit s’ouvrir sur son entourage et doit
coller aux besoins spécifiques de la région.

Finance et banque en milieu agricole. Est-ce une recette magique?

Ce peut-être le financement agricole. Il n’y a pas que le secteur financier.
D’autres secteurs d’activité peuvent être concernés. Et là, je recommande
d’associer les chefs d’entreprise, les PME-PMI, les petits porteurs de projets.
Tout ce vivier doit s’agglomérer et constituer un ensemble cohérent. C’est une
condition nécessaire. A côté de cela, il faut décoincer le moteur de la
croissance qui est le système financier et le monde bancaire, en particulier. Le
tout est d’assurer les conditions du développement des RH. Au final, je
considère qu’il faut veiller à ce que les appels de l’entreprise trouvent des
financements dédiés. Et pour cela, il y a des réformes à faire au niveau du
système bancaire. Reformer au niveau du système bancaire, réformer au niveau de
l’université, voilà une approche schumpétérienne de l’innovation et de la
formation. Voilà des idées si on veut retrouver des sentiers de croissance
dignes de nos ambitions. La clé c’est donc d’innover et de trouver des
financements en phase.

Est-ce que vous recommanderez de restructurer le système bancaire?

Oui, absolument. Ce système est éclaté, donc inefficient et il appelle une
restructuration. La situation est assez paradoxale, du reste. L’efficacité
absolue y est. Les banques ont de bons résultats. Il faut dire aussi qu’elles
sont en situation d’oligopole. Elles réalisent des marges d’intérêt élevées.
Leurs conditions de garantie sont draconiennes, elles écrèment les meilleurs
clients. Il est normal, dans ces conditions, que leur rentabilité soit bonne. Il
faut revoir l’efficacité relative, par contre. En la matière, elles sont
distancées par leurs homologues internationales, africaines y compris. Elles ont
également le handicap de la taille. Par conséquent, j’appelle à faire émerger un
pôle public important pour que les banques puissent se destiner, véritablement,
à leur mission initiale qui consiste à un financement sain et compétitif de
l’économie.

Mais vous ne faites que reprendre les termes du programme présidentiel de Ben
Ali 2009-2014?

Et pourquoi jeter le bébé avec l’eau du bain? Je ne suis pas politicien, je suis
économiste et même avant que Ben Ali ne décide de cette orientation, je l’ai
évoquée. Ben Ali n’a pas inventé. C’est un principe scientifique du XIXème
siècle.

Quid du secteur bancaire privé ?

Lui aussi est éclaté, atomisé, avec un capital très concentré entre les mains de
certains groupes. Il doit, lui aussi, être restructuré et toiletté. Ce sera
l’occasion de faire la chasse à l’inefficacité et aux surcapacités. Et par-delà
à toutes ces choses qui entravent son développement et par conséquent celui de
l’entreprise tunisienne.

La Tunisie peut-elle encore s’endetter?

Devant l’insuffisance de notre épargne nationale, il nous faut des ressources
supplémentaires. Cet appoint est nécessaire pour l’amorçage de la reprise. Je
recommande l’impulsion d’une dynamique de type keynésien. En pariant sur l’effet
de levier, avec le retour de confiance, et ce thème est fondamental dans les
circonstances actuelles. Alors oui, on peut très bien lever de la dette.

Le rôle de la société civile dans le processus de transition?

Il est fondamental. L’ASECTU fait un travail remarquable de prospection d’idées.
Et même si l’on n’est pas d’accord sur tous les points, je soutiens totalement
ses initiatives.