Tunisie – Tahar Ayachi : L’éclaireur sorti d’un nœud de ténèbres

Il est probablement l’une des très rares personnes au monde à
avoir elles-mêmes choisi et tracé leur parcours sans le moindre avis ou appui de
quiconque. Vadrouilleur né, il deviendra des années plus tard le maître
incontesté des grandes vadrouilles en Tunisie. Il est en soi un atlas
géographique du pays.

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le voir dans la rue, on ne peut ne pas se rappeler l’instituteur des années
50 et 60. Cheveux beaucoup plus sel que poivre, lunettes à verres très fins
reposant calmement sur une paire d’yeux souvent rieurs et un brin espiègles,
toujours les mains chargées (un sac ou couffin pendu à la gauche, un vieux
cartable avachi à la droite), et la démarche très calme qu’empruntent les
touristes fort curieux et observateurs de tout, il est l’image même de ce
père de famille tout aussi respectueux du devoir professionnel que de celui
familial, même si beaucoup ignorent que le contenu du sac à la main gauche
est généralement destiné aux chatons et aux chiens, rarement –ou
occasionnellement– aux humains. Cette image des anciens maîtres d’école, il
la confirme et la conforte sans s’en rendre compte dès qu’il parle entre
amis ou en public. Le mot, dans sa bouche, doit être correct, trié entre
mille et bien à sa place, ou ne pas sortir du tout. Maniaque (ou malade ?)
du verbe, plus que mordu de la langue de Proust, il a l’art bien rare de
pouvoir disserter brillamment même quand il devise (la ponctuation étant
servie par l’intonation de la voix des grands orateurs), avec cet autre
scrupule consistant à bien articuler les syllabes jusqu’à les marteler au
besoin. A telle enseigne que, l’écoutant, ceux qui ne le connaissent pas
seraient enclins à lui prêter un parcours allant du primaire/secondaire au
Carnot, le supérieur à la Sorbonne, et un doctorat dans le cercle restreint
des Sartre/Beauvoir. Au reste, ce parcours n’est pas très loin de la
réalité. Même si, au départ, son parcours a failli en faire un individu très
quelconque, pour ne pas dire inculte. Il ne le sait que trop lui qui,
curieusement, en évoquant son enfance aussi désordonnée que douloureuse, en
arrive à s’esclaffer allègrement comme qui, longtemps aux prises avec ses
ennemies de toujours, eût fini par leur tordre le cou à la débine et à la
poisse. Pas comme. C’est un fait. Il a écrabouillé et dilacéré en mille
morceaux sa malchance à force de patience, de persévérance, de longanimité.
D’ailleurs, sa démarche un peu trop calme trahit chez lui une bien longue
endurance. Il est fatigué. Mais d’une fatigue heureuse, si l’on peut dire.
Car il aime tout ce qu’il fait. Ou plutôt – c’est plus exact– il ne fait que
ce qu’il aime. Et ce qu’il aime, il l’assume. Jusqu’au bout. Avec même un
humanisme à laisser bouche bée…

Un drame à la maison

Début mai 2009. Il est invité un jour à déjeuner dans un restaurant plus ou
moins chic. Il vient à peine de passer sa commande que son téléphone sonne.
Il décroche : « Oui ?… Quoi ?!… Comment ça ?!… Elle ne peut pas
accoucher ?!… Non mais, quoi ?! N’y aurait-il pas de solution ?… Mais
oui, tant pis pour l’argent !!… Va donc pour une césarienne… Et tu
m’appelles ensuite pour me rassurer… ».

Autour de la table, le malaise s’installe. Son interlocuteur ne sait plus
quoi dire. Mais lui, pour ne pas gâcher l’invitation, essaie de paraître
serein. En vain. Il est franchement nerveux. Les minutes passent lourdement.
Lourdement. Jusqu’au moment, une petite demi-heure plus tard, où le mobile
sonne à nouveau. Il décroche : «Et alors ? Hein ?… Oh merci mon Dieu ! Oh
ce que je suis content… Mais oui, je rentre très tôt…». Son bonheur est si
grand qu’une larme perle à son œil droit. Il la comprime de justesse. De son
côté tout aussi rassuré, son interlocuteur risque une question : «Alors,
elle va bien Souad ?…». Lui : «Souad ? De qui tu parles ? De ma femme
?!… Non mais, ça ne va pas ? J’ai un fils qui fait plus de 30 ans et tu
crois que c’est de ma femme qu’il s’agit ? … Non, c’est ma chatte… La pauvre
a failli y aller… Je vais me délester de 200 dinars pour sa césarienne, mais
j’en suis très heureux…».

Quand la poisse frappe fort…

Tahar Ayachi ouvre les yeux à La Goulette en 1944. Mais quand, six mois plus
tard, il les fixera sur sa mère pour en prendre une image bien nette,
celle-ci n’est plus à ses côtés. Très jeune (à peine 16 ans) et avec déjà
deux enfants précédents sur les bras, sa maman ne peut vraiment l’élever
comme il se doit. Elle reste à La Goulette , mais lui, encore bébé, sera
confié à sa grand-mère, la belle Italienne rebaptisée J’nina Bent Abdallah
et résidant à la rue Bab Bou Saâdoun, à Tunis. Petite bourgeoise, J’nina
dispose de quelques terrains au Cap Bon. Prendre donc en charge un petit
bébé ne coûte pas beaucoup. Au contraire, il lui tient compagnie au même
titre que deux autres cousins à elle également confiés.

En ce début des années 1940, la Tunisie est comme dans un étau : d’un côté,
le protectorat français, de l’autre, la seconde guerre mondiale qui commence
à battre son plein. Mohamed Ayachi, le père, quoiqu’à la tête d’un commerce
ayant pignon sur rue au Souk du Tissu, dans la Médina , est alors un éternel
récalcitrant, un rebelle, un militant entre autres pour l’indépendance du
pays. On s’en doute un peu, mais être militant farouche en cette période
cruciale ne passe ni inaperçu ni impuni. Il fera donc la prison plusieurs
fois. Jusqu’à la fois où il attrape la tuberculose. Les Français n’ont pas
la moindre envie d’avoir un jour un mort en prison, il y va de leur image
déjà bien foraminée aux yeux de tout le monde. Il n’empêche. La tuberculose
va avoir raison de l’état de santé de Mohamed Ayachi qui décède en 1947,
alors que le petit Tahar n’a que trois ans. Et comme un malheur s’amuse à
toujours se faire accompagner, celui des Ayachi fait appel à deux autres. A
La Goulette, et après avoir vécu trois ans aux crochets du Parti qui
soutenait très volontiers les familles des militants, la jeune veuve (la
mère de Tahar) ne trouve pas mieux que de se remarier, elle dont la beauté
est très sollicitée malgré deux enfants à charge. Mais en se remariant, elle
perd tout d’un coup les avantages du Parti qui considère que le mari est
apte à nourrir les siens, et même si ce deuxième mari n’est qu’un aide
menuisier. A Tunis, la belle J’nina ne trouve pas mieux, de son côté, que de
rompre complètement avec les siens, Italiens, pour des raisons obscures. Du
coup, elle perd les terrains du Cap Bon. Mère et fille sont donc, chacune de
son côté, obligées de sortir travailler.

Un enfant très seul

A la rue Bab Bou Saâdoun, et en plus d’être analphabètes, les cousins du
petit Tahar ne font pas grand-chose dans leur vie, eux qui se plaisent à
vivre à la solde de J’nina. Pourtant, l’un d’eux, comme par acquit de
conscience, a un jour un réflexe, quoique tardif, mais salutaire : inscrire
le petit Tahar à l’école. Ce dernier a 7 ans déjà. Une année de perdue, en
somme. Qu’importe. Tahar se voit ainsi inscrire à l’école de la rue El
Qaâdyne, qui est beaucoup plus une association caritative qu’une école. Mais
c’est là qu’il fait ses trois premières années primaires. Au bout de cette
3ème année, il attrape la fièvre typhoïde. Le mal va le clouer une année à
la maison. Mais c’est comme ça : quand la malchance des pauvres frappe, elle
le fait très bien.

Or, avant même d’être inscrit à l’école, Tahar, depuis l’âge de six ans, et
en l’absence à longueur de journée de sa grand-mère, en l’absence jusque de
ses deux cousins vadrouilleurs inutiles dans les rues de Tunis, est toujours
resté seul à la maison. Durant cinq années, jusqu’à s’être débarrassé de sa
typhoïde, il n’a fait que garder –seul– la maison. Terrible solitude au
souvenir de laquelle, aujourd’hui encore, il frémit jusqu’à pâlir. Ni père,
ni mère, ni grand-mère, ni frère, ni sœur, ni même ses cousins dont, de
toute façon, la compagnie ne lui aurait été d’aucun intérêt.

Une rencontre douloureuse

C’est par une journée sans particularité aucune de l’année 1950 que Tahar, 6
ans, fait soudain la connaissance de sa…mère. «Comme ça, elle est venue un
jour chez nous. Ma grand-mère m’a dit : ‘‘Tahar, voici ta maman…’’. Je l’ai
regardée et trouvée très belle, comme ma grand-mère, quoi. Elle m’a embrassé
et fait savoir que j’avais maintenant une demi-sœur du nom de Lilia. Elle
m’a dit qu’elle travaillait chez une famille huppée, de la bourgeoisie
européenne. Je n’ai su que lui dire. Alors elle m’a dit : ‘‘Est-ce qu’on t’a
dit, Tahar, que ton père était un grand militant ? Tu sais, il a payé de sa
vie son militantisme. Je ne l’espère pas pour toi, mais j’espère que tu
seras aussi grand que ton père…’’. Puis, nous n’avons rien trouvé à nous
dire. J’étais tout simplement heureux d’avoir une maman comme tous les
autres gosses, mais je n’ai ressenti aucun élan envers elle. S’en était-elle
aperçu ? Je me rappelle par contre qu’en nous quittant, elle avait les
larmes aux yeux…».

Chez les Pères…

Tant bien que mal, Tahar finit le cycle primaire en 1957 et s’inscrit au
Lycée Alaoui. Plutôt brillant en arabe, nul en français, et encore pire en
calcul, Tahar finit sa 3ème année sur une espèce d’ultimatum : «En cas
d’échec à la session de septembre, Tahar Ayachi sera déclaré exclu». Il fait
tout en septembre pour se rattraper : «J’ai cru avoir obtenu au moins 40 sur
20. Eh bien non, j’étais quand même exclu». A l’époque, les Pères Blancs se
font un devoir de repêcher les ‘‘éclopés’’ de l’enseignement secondaire, et
plus particulièrement les enfants des militants. C’est un certain Michel
Lelong qui le prend en charge, veillant de très près à sa scolarité. Mieux :
l’arrivée, la même année, de Roland Babel est une aubaine, ce dernier se
prenant de plus en plus de sympathie pour l’adolescent qui semble dévorer
les cours plus qu’il ne les suit. En fait, chez les Pères, l’enseignement se
limite à huit heures par semaine. Avec la faculté pour tout un chacun de se
faire tout seul son propre cursus. Tahar affiche une propension très
prononcée pour l’Histoire, la géo et surtout l’archéologie. Ce qui lui vaut
–déjà !– quantité de sorties à travers la Tunisie. Et pour couronner le
tout, il entreprend de faire…le Dictionnaire de la Tunisie Traditionnelle,
avec son cortège artisanal, rituel, voire gastronomique, etc. Pour la tâche,
il est donc tout le temps en train de puiser dans des références diverses et
de recopier ses recherches à la main, ce qui, dans la foulée, l’initie mieux
que quiconque à la langue française. En même temps qu’il prépare ses ‘‘deux
parties du bac’’, il obtient de travailler –pour échapper au service
militaire au prétexte d’être soutien de famille– en tant qu’agent simple au
Centre des Arts et Traditions Populaires aux côtés de l’anthropologue André
Louis. Dans l’exercice de son travail, il participe à des enquêtes de
terrain et, mieux, à l’élaboration d’une étude sur l’artisanat du cuivre en
Tunisie. C’est probablement là les débuts du grand vadrouilleur qu’il sera
plus tard. Car après le bac, il rejoint la Radio tunisienne (RTCI) pour une
émission à l’intitulé prémonitoire : «Villages de Tunisie» et pour la
réalisation de laquelle il est tout naturellement invité à sillonner le
pays.

En 1967, il décide de s’envoler pour la France poursuivre ses études
supérieures. A Paris Sorbonne, il fait plutôt sociologie, non les Lettres
pour lesquelles il semblait destiné.

La valse des journaux

De retour à Tunis en 1973, il rejoint Cérès Productions pour laquelle, entre
autres, il prépare la documentation nécessaire à l’élaboration d’un ouvrage
sur le centenaire du Collège Sadiki. Quand, deux ans plus tard, naît le
journal Le Temps, il y est invité à collaborer. Trois ans plus tard, il le
quitte pour la revue Tunis Scop. Naît alors en 1979 la revue Réalités où il
va prêter sa plume aux côtés de Moncef Ben M’rad, Taïeb Zahar et les autres.
Mais très vite, il rejoint Le Phare qui le prend en qualité de secrétaire de
rédaction. En 1985, il déménage pour L’Hebdo Touristique qu’il quitte cinq
ans plus tard pour une maison d’édition dite Carthage Com. Entre temps, de
1986 à 1988, il cumule avec le journal La Presse où naît la rubrique Sur les
routes qui n’est autre que l’ancêtre de la fameuse Vadrouille. Et huit ans
plus tard, en 1996, il réintègre La Presse sur les colonnes de laquelle la
page Vadrouille gagne de plus en plus de lectorat et de notoriété au point
d’être à l’origine du Club des Vadrouilleurs né en 1999.

Devenu Association, le Club des Vadrouilleurs a connu à ses débuts quelques
difficultés en raison de l’absence répétitive du guide des sorties. Il ne
fallait pas être très intelligent pour lui trouver un remplaçant en la
personne de Tahar Ayachi, homme d’une grande culture avéré, de surcroît, un
vrai atlas géographique de la Tunisie. Depuis 2005, Tahar Ayachi est le
guide éclaireur des vadrouilleurs et le chroniqueur infatigable (un peu,
quand même) de La Presse Vadrouille.

Pas seulement chroniqueur. Il est aussi écrivain ayant à son actif des
ouvrages sur : Le Kef, Habib Blel, et des collaborations à Tunisie
Séduction, Confidences de Tunisie et maints autres ouvrages collectifs.

Scandale à la maison

Aujourd’hui, Tahar Ayachi a deux autres ouvrages sur les bras : L’Hôpital
Militaire de Tunis et un guide de La Gastronomie tunisienne. Alors qu’il est
en plein travail en ce mois de juin 2009, éclate un scandale. Quelqu’un a dû
balancer devant la maison des Ayachi deux chatons nés probablement le jour
même. L’un d’eux, déjà bien minuscule et sale, présente un mal oculaire
mystérieux qui s’apparente à la cécité. Tahar est fou furieux. Il ramasse
les deux chatons. Les lave. Soigne les yeux du malade. Hurle sur tous les
toits la ‘‘cruauté de ces gens qui jettent dans la rue de pauvres êtres
vivants’’. Et ne se lasse pas, jour et nuit, d’allaiter, au bout d’une
cuillère à café, ses nouveaux hôtes qui, avec les précédents et les chiens,
forment la clique des dix.

Demain, il retournera encore et encore sur les routes…

Publié sur WMC n°18