Omar Kabbaj est, depuis le 22 juin 2006, le conseiller de sa
Majesté le Roi Mohammed VI. Avant d’atterrir dans le cercle royal restreint, il
a été successivement membre du Conseil d’administration de la Banque mondiale,
membre du Conseil d’administration du Fonds monétaire international, ministre
délégué auprès du Premier ministre du Maroc, chargé des Affaires économiques, et
président de la Banque africaine de développement, qui lui doit la consolidation
de son assise financière.
Manières raffinés, courtois, doué d’une affabilité naturelle, Omar Kabbaj parle
d’une voix douce sans jamais hausser le ton. Ses propos pondérés témoignent de
sa sagesse et d’une aptitude toute naturelle à la diplomatie.
De passage à Tunis, il a accepté de répondre à nos questions.
	
	: Le Premier ministre tunisien, Mohamed Ghannouchi, a déclaré lors du
	discours prononcé à la clôture du Forum international organisé par l’IACE :
	«le Maghreb est un rêve». Un commentaire ?
Je crois que M.Ghannouchi que je connais depuis longtemps, fait partie de
	cette génération très maghrébine qui est la mienne et qui s’inquiète
	aujourd’hui de voir qu’on n’arrive pas à édifier le Grand Maghreb.
Omar Kabbaj : C’est le cas pour nous également…
Ce n’est pas évident pour tout le monde, dans nos pays, la jeunesse est
	aujourd’hui de moins en moins maghrébine. En ce qui nous concerne, nous
	avons vécu dans une mentalité maghrébine, et il vrai que c’est un rêve que
	nous chercherons toujours à réaliser parce qu’il y a des obstacles qui
	entravent sa concrétisation et parce que c’est un projet important pour nos
	pays. J’espère que nous y arriverons. A voir ce qui se passe de par le
	monde, une intégration économique du Maghreb qui entraînerait une croissance
	économique de 1 à 2 points selon les chiffres avancées serait indispensable.
Sid Ahmed Ghozali, ex Premier ministre algérien, a déclaré que le Sahara
	n’est pas un écueil à la construction du Grand Maghreb. C’est le contraire
	de ce que nous croyons tous, à savoir que le problème du Sahara bloque la
	construction du Grand Maghreb, ce qui avait amené le directeur général du
	FMI à déclarer : «Faisons avancer l’économique et traitons le politique à
	part…»
C’est ce que nous pensons tous et je l’ai déjà dit. Le Maroc a d’ailleurs
	proposé solennellement l’ouverture simple des frontières entre nos deux
	pays. Dans le monde, il n’y a qu’un autre exemple similaire au nôtre, c’est
	celui des deux Corées. C’est vraiment regrettable, il est tout à fait
	anormal que nous continuions à procéder de cette manière. Il est toutefois
	vrai qu’il n’y a pas que le Sahara occidental qui constitue un obstacle à
	l’édification du Maghreb et en tout état de cause, je crois qu’il est très
	important de donner un signe de détente… 
Quels seraient les autres obstacles ?
Ce sont ceux touchant à l’harmonisation des législations, des politiques
	économiques, de l’environnement et du climat d’affaires dans lequel évolue
	le secteur privé et qui n’est pas toujours le même d’un pays à l’autre. Nous
	nous trouvons face à des entraves au niveau des procédures douanières, des
	politiques fiscales, de la logistique et autres… Il y a beaucoup de projets
	sur lesquels nous devons travailler. C’est très complexe mais je crois qu’au
	niveau de l’UMA il y a des travaux qui ont été faits depuis des années et
	des technocrates ont planché sur l’examen de différents projets d’union, il
	y a des accords déjà prêts, seulement il faut que la volonté politique
	suive… 
L’accord d’Agadir est effectif même s’il bute sur des difficultés pas trop
	importantes.  
L’accord d’Agadir fonctionne correctement actuellement, au départ, il y a eu
	des problèmes notamment sur des questions de procédures douanières mais on
	arrive à la gérer…
On reproche très souvent aux Tunisiens et aux Marocains de ne pas
	s’entendre, de ne pas unir leurs efforts s’agissant de certains projets et
	de ne pas se constituer en pool de manière à ce que l’un des deux pays soit
	la plateforme maghrébine d’une activité dès lors qu’il a réalisé le plus
	d’avancées tout en laissant la priorité, s’agissant d’une autre activité, à
	l’autre. Par exemple que le Maroc focalise sur le secteur financier, la
	Tunisie sur les assurances…Il y a également cette question de ports en eaux
	profondes, tous les pays maghrébins se sont mis à construire des ports alors
	que selon les experts, deux ports pourraient suffire aux besoins de toute la
	région. D’autre part, même au niveau des de la mobilisation des fonds, il
	n’est pas certain que nos pays puissent en profiter de façon maximale dès le
	moment que des projets similaires y sont réalisés.
Effectivement, le Maroc et la Tunisie sont sur le plan des réformes
	économiques et financières beaucoup plus avancés que les autres pays parce
	qu’ils ont commencé plus tôt le processus des réformes, notamment dans les
	années 80 et j’ai eu l’honneur de m’y être associé alors que j’étais au FMI.
	Sur le plan des projets communs, nous souhaitons cela, mais je crois que ce
	qui gène le plus dans ce processus, c’est de ne pas avoir des frontières
	communes. Ce qui est important aujourd’hui est qu’il existe des projets
	conjoints marocains et tunisiens, notamment dans le secteur bancaire il y a
	des participations marocaines dans des banques tunisiennes, il y a aussi un
	fonds d’investissement Tuninvest qui est très actif dans les deux pays.
	D’autre part, les jeunes essayent de développer des partenariats économiques
	entre nos deux pays, ils y réussissent au niveau de certains secteurs même
	si cela reste difficile. 
En ce qui concerne les ports, le Maroc a commencé depuis longtemps la
	construction de ports en eaux profondes, celui de Tanger fonctionne très
	bien et il est à la disposition de tous les pays du Maghreb. Par ailleurs
	les autres pays veulent avoir leurs propres ports et c’est leur droit. 
N’est-il pas important de se constituer en pool alors que la carte
	économique du monde nous montre que ce sont les pays qui se sont ligués
	entre eux et qui ont adhéré à des groupements qui sont les plus solides ?
Oui absolument, si jamais le Maroc, la Tunisie, l’Algérie et la Lybie en
	plus d’éventuellement l’Egypte, pensaient à se constituer en véritables
	firmes internationales, il serait beaucoup plus facile de s’imposer dans
	l’arène internationale que de se présenter seul, c’est tout à fait clair.
	J’espère que ce jour viendra, maintenant il y a aussi les secteurs privés,
	qui ne sont pas réellement prêts pour franchir ce pas, il y a quelques bons
	groupes privés qui le sont mais la grande majorité est constituée de petites
	ou moyennes entreprises qui n’ont pas cette vision des choses et qui n’ont
	pas encore pensé international et ne n’envisagent pas de faire face à des
	champions internationaux.
	Mais dans certains pays d’Asie, ce sont les petites et moyennes entreprises
	qui ont fait la puissance économique de leurs pays.
Oui mais petite entreprise cela dépend de la définition, la petite
	entreprise chez nous n’est pas la petite entreprise du Japon ou des
	Etats-Unis, ou même d’Europe. Au Japon, les petites entreprises ont été des
	champions internationaux, dans l’électronique, par ex : ils ont fait ces
	grands ensembles et ont pu se lancer dans l’arène internationale. Ils ont
	fait également de la recherche parce que c’est grâce à cela qu’ils ont pu
	atteindre ces performances. 
	A propos de recherche, est-ce que les gouvernements du Maghreb -et vous
	allez me parler du Maroc- pensent sérieusement créer des fonds pour la
	recherche ? Pas du style 50 millions de dirhams pour faire démarrer une
	recherche parce que c’est rien du tout…
Au Maroc nous sommes en pleine réforme du système de l’éducation nationale
	qui a démarré depuis quelques années, et a été renforcée très récemment.
	Elle touche évidemment à l’enseignement supérieur et à la recherche. Il faut
	encourager la recherche dans l’enseignement supérieur mais il faut qu’il y
	ait un répondant du côté des industries, et là également vous retrouvez
	cette question de dimension. Il y a une différence entre les pays nordiques,
	par exemple la Finlande où est fabriqué le portable Nokia, et d’autres…. 
Microsoft aux Etats-Unis consacre des budgets faramineux à la recherche…
	 
	Oui Nokia consacre 4% de son chiffre d’affaires à la recherche, je n’ai pas
	les chiffres récents mais il y a quelques années leur chiffre d’affaires
	était de 50 milliards donc je vous laisse imaginer le budget alloué à la
	recherche. 
	Est-ce que les Etats maghrébins pourraient envisager de mettre en place une
	stratégie pour inciter les entreprises à investir dans la recherche parce
	que ce sont elles qui peuvent en profiter ?  
	Oui il y a toujours une partie consacrée à la recherche dans l’exonération
	fiscale par exemple mais il faut qu’il y ait une crédibilité de la part des
	entreprises et il faut qu’elles aient des équipes qui peuvent assurer cette
	activité. Il n’y a pas que les grandes recherches qui exigent des
	investissements importants, il y a aussi la recherche dans les secteurs
	traditionnels, les domaines du textile et de la mode par exemple. Si nous
	voulons conquérir des marchés comme le marché américain, il faut que nous
	nous y mettions tout de suite.
Vous êtes conseiller du roi, est-ce qu’il n’y a pas une possibilité de
	monter un fonds de recherche maghrébin, nous réalisons qu’il existe une
	prise de conscience de la part des privés par rapport à cette problématique,
	ils ont tout juste besoins des soutiens de leurs Etats respectifs ?
C’est toujours envisageable dans le cadre des budgets de nos pays. Je crois
	que l’appui essentiel doit se faire au niveau des universités et des grandes
	écoles. Et je pense qu’ils sont en train de le faire. Les entreprises
	doivent prendre part à ce genre de projets, je crois aussi qu’il faut que ce
	soit de la recherche appliquée à des données qui auraient des répercussions
	favorables sur la croissance de nos pays, l’artisanat, le textile, le
	packaging, la sécurité alimentaire, l’agriculture aussi.
Par rapport au marché américain, comment ont évolué les échanges commerciaux
	entre le Maroc et les Etats-Unis depuis la signature de l’accord de
	libre-échange ?
En fait, nous n’exportons pas beaucoup, parce que le secteur privé n’est pas
	encore en mesure de relever le défi d’un marché aussi vaste que celui des
	USA.
Mais justement pour relever ce genre de défi, pourquoi ne pas penser à faire
	en sorte que les textiles tunisiens et marocains s’associent pour développer
	l’industrie des textiles et pouvoir exporter à grande échelle ?
Pour un pays comme les Etats-Unis, je crois qu’il est important d’avoir de
	grands groupes parce que les commandes sont très importantes et ce ne sont
	pas nos petites usines qui pourront leur donner satisfaction. 
	Concernant l’entrepreneuriat maghrébin, il y a l’Union maghrébine des
	entrepreneurs qui essaye de développer des relations plus solides entre les
	secteurs privés de pays maghrébins, mais il y a également la Banque
	maghrébine restée à ce jour lettre morte. Pourquoi ?
	Je pense qu’il a été question dernièrement de la redynamiser, sur ce point
	là, j’ai un point de vue divergent. Je ne crois pas qu’en créant des banques
	on résout nos problèmes de financement et on soutient les secteurs privés
	dans différents pays; aujourd’hui, on parle de banque méditerranéenne.
	Personnellement, lorsque j’étais président de la BAD, je me suis opposé au
	projet d’une banque maghrébine, parce que je pense que les banques
	existantes sont déjà outillées pour renforcer les tissus entrepreneuriaux
	dans nos pays. Que ce soit les banques tunisiennes ou marocaines, elles sont
	suffisamment dynamiques et disposent de suffisamment de moyens pour le faire
	dans les meilleures conditions. 
Vous oubliez les autres pays du Maghreb…
Pour les autres pays, il y a la banque mondiale et la BAD qui ont des
	capacités de financement importantes et comme je l’ai déjà dit, ces pays ont
	remboursé par anticipation beaucoup de leurs engagements, donc ils ont une
	crédibilité et ont des capacités supplémentaire d’endettement. 
D’autre part, monter une banque maghrébine est très compliqué. Le projet
	exige énormément de temps et doit pouvoir venir à bout de toutes les
	difficultés causées par les bureaucraties respectives de nos pays. Nous le
	voyons aujourd’hui, la banque maghrébine n’a pas avancé, elle exige des
	ressources financières énormes aux pays partenaires. Je pense qu’il faut
	d’abord travailler avec les moyens existants, ils sont suffisants et puis
	lorsque les choses prendront une autre ampleur, on pourrait envisager ce
	genre de projet, mais le besoin n’est pas là, et les échanges maghrébins ne
	bloquent pas parce qu’il n’y a pas de banque maghrébine. 
	Mais pour ce qui concerne l’Union maghrébine des entrepreneurs on sait que
	rien ne passe sans que les politiques autorisent ou facilitent ?
En ce qui concerne l’UME, ce sont des organisations patronales, des hommes
	et des femmes d’affaires et je ne pense pas que les politiques s’opposeront
	à des projets intermaghrébins.
Pensez-vous qu’ils pourraient réussir là ou les politiques ont échoué ?
	 
	Je crois que les échanges existent déjà. Il y a des projets communs, il y a
	des opérations qu’on est en train de réaliser et je ne crois pas que les
	politiques s’opposeraient à ce genre d’actions. 
Oui nous ne pouvons nous empêcher de remarquer à chaque fois que les
	difficultés existent au niveau du secteur privé algérien. Pour certains
	entrepreneurs de ce pays, ils subissent des mesures inégalitaires et ne
	bénéficient pas d’un traitement d’égal à égal par rapport à l’entreprenariat
	tunisien ou marocain ?  
	Parce qu’en Algérie il n’y a pas eu de secteur privé historiquement parlant.
	L’Algérie était un pays socialiste, et ce n’est que récemment que le secteur
	privé a été encouragé à travailler, donc il y a toute une génération qui est
	en train de se construire et je pense que des problèmes pareils finiront par
	disparaître certainement … 
Le principal reproche des Algériens est que les autres marchés du Maghreb
	leur sont fermés…
Non, ils ne leur sont pas fermés. Evidemment, il y a le problème de
	procédures douanières qui existent dans nos pays et qui, heureusement,
	commencent à être résolues. Il y a aussi celui relatif à l’origine des
	produits mais je ne pense pas qu’il existe de grandes différences entre nos
	pays en la matière. Le Maroc a eu des problèmes lorsque la Jordanie a
	exporté chez nous des frigidaires, la douane marocaine a envoyé des experts
	en Jordanie pour vérifier que ces frigidaires ont été bien fabriqués dans le
	pays expéditeur. 
Évidemment il y a eu des retards, mais finalement, on a résolu le problème.
	C’est malheureux mais c’est dû aux différences des tarifs douaniers entre
	les pays, il faut que nous travaillions à harmoniser nos normes, nos tarifs
	et nos réglementations. 
Pour terminer une question sur la BAD que vous avez dirigé pendant des
	années, au regard d’un observateur extérieur, nous avons l’impression que la
	BAD est beaucoup plus portée au niveau de son soutien, de sa politique
	communicationnelle et de ses investissements vers les pays d’Afrique noire
	que ceux d’Afrique du Nord. Quelle explication pouvez-vous apporter à cela?
	Les pays d’Afrique du Nord bénéficient d’autres financements, entre autres
	de financements arabes.
Oui mais les fonds arabes vont vers l’Afrique également…
Non, ils financent beaucoup de projets au niveau de leurs pays, ils ont la
	chance d’avoir des banques d’investissements qui soutiennent les projets
	nationaux et, plus important, leurs activités économiques plus importantes
	que nombre de pays africains, génèrent des ressources substantielles, sans
	oublier les transferts de devises effectués par les résidents à l’étranger.
	Grâce à l’amélioration de leurs situations économiques ces cinq dernières
	années, et je parle là de pays comme le Maroc, la Tunisie et l’Algérie, ils
	sont arrivés à reconstituer leurs réserves financières et ont pu rembourser
	en avance une grande partie des crédits à la Banque mondiale. Ils ont
	aujourd’hui plus de capacités à mobiliser les ressources pour le
	développement malgré la crise qui affecte nos grands pays …. 
 
		

