Quand un dirigeant de multinationale réfléchit à la transformation du capitalisme…

Par : Tallel

Emmanuel
Faber est directeur général délégué de Danone. Il a été auparavant président
Asie-Pacifique du groupe et a piloté, dans ce cadre, la création du «social
business» Grameen Danone [1], mené avec les équipes de M. Yunus, prix Nobel
de la paix 2006.

Rappelons qu’un
«social business», tel que défini par M. Yunus, est une entreprise à but
social qui ne reverse pas (ou très peu) de dividendes à ses actionnaires,
au-delà du remboursement de leur mise initiale. Les profits sont donc
réinvestis dans le projet ; les investisseurs sont motivés par l’impact
social et non par la maximisation du profit. Dans son dernier livre

«vers un nouveau capitalisme»
, Yunus raconte dans le détail cette «success
story», de la première rencontre avec Franck Riboud, PDG de Danone à
l’ouverture de l’usine avec Zidane comme invité d’honneur.

E. Faber est
l’auteur d’un remarquable article, paru récemment dans le supplément
«développement durable» des Echos (29 mai 2008) et intitulé «Réinventer
la solidarité entre capitalisme et société», article où il s’interroge
sur le futur du capitalisme et formule des pistes de solutions et de
changement.

Ce n’est pas la
première fois qu’on entend un discours de contestation ou de «transformation
sociale» au cœur même du capitalisme. Depuis quelques années, ces prises de
positions se multiplient (En France, voir par exemple les livres de
l’économiste Patrick Artus ou celui de J. Peyrelevade, ancien patron du
Crédit Lyonnais, le capitalisme total, Seuil).

E. Faber a
néanmoins deux qualités particulières qui donnent du poids à son discours.
D’abord, il est toujours en poste et à un niveau élevé (souvent, la
contestation vient de cadres dirigeants à la retraite ou sortis de l’œil du
cyclone du système). Ensuite, ce n’est pas un simple «parleur», il travaille
concrètement au changement, à travers par exemple son action avec Yunus (Grameen
Danone, fonds Danone Communities…).

Pour autant, il
ne s’agit pas d’idéaliser Danone, qui comme toute entreprise cherchant à
affirmer sa responsabilité sociale dans une économie de marché globalisé et
financiarisée, doit en permanence gérer des tensions et des
contradictions entre des actions de long terme pour un
développement durable et des actions à court terme pour une performance
financière maximale…

Dans cet article, ce qui
frappe en première lecture est la lucidité d’E. Faber sur les défis
colossaux à relever par le capitalisme : «(…) nous savons
désormais que tous les fondements de notre système économique doivent être
réinventés dans les 20 ans qui viennent pour tenir compte d’une gestion
nouvelle de la rareté des ressources naturelles que nous aurons épuisées en
200 ans. Nous savons aussi que ce système n’a réellement profité qu’à 20 %
de la population mondiale, transformant souvent la pauvreté en misère aux
marches de l’empire, et que le développement scientifique qui l’a soutenu
s’est aussi souvent accompagné, chez nous et ailleurs, d’un immense
appauvrissement culturel».

Pour faire face à ces défis, M. Faber appelle d’abord à une
responsabilisation et une conscientisation de l’épargnant et de l’épargne,
“acte fondateur de toute activité économique, qui va orienter les choix
de société et les modes d’organisation sociale”.

« Regardons-nous un instant. Nous vivons, pour la plupart de ceux qui liront
ces lignes, dans un monde d’économie de marché dans lequel nous bénéficions
pour notre consommation d’un vaste choix entre des produits, des services et
des marques, pour lesquels le critère financier est loin d’être le seul à
guider nos choix : l’image, l’envie, la peur, le rêve, l’imaginaire ou bien
d’autres facteurs influencent nos choix de façon consciente ou inconsciente,
au détriment du simple calcul économique.

(…) Pourquoi
donc les personnes qui font des choix de consommation en fonction de
critères non exclusivement financiers, lorsqu’elles sont placées face à une
décision d’épargne, refermeraient-elles brutalement leur champ de conscience
pour ne plus se préoccuper que des deux chiffres qui figurent à gauche du
signe % ?

(…) On a
coutume de dire que le marché est le moyen le plus efficace d’allocation des
actifs, mais qu’il n’est qu’un moyen aveugle. C’est sans doute vrai mais
s’il est aveugle, ce n’est pas en raison de sa complexité systémique, c’est
d’abord parce que chacun d’entre nous veut bien l’être : en exigeant de mon
banquier qu’il place mon épargne sur la sicav la plus performante de son
portefeuille, j’accepte de ne tenir aucun compte des conséquences sociétales
de ce choix, alors qu’elles sont fondamentales.

(…) J’ai la conviction que de nombreux épargnants sont prêts à placer
une partie de leur argent dans des investissements qui leur apportent,
au-delà d’un retour financier, un supplément de sens».

Encore faut-il, comme le
souligne Faber, que cette épargne responsable ait des débouchés crédibles et
significatifs. En effet, quand bien même l’épargnant serait davantage
«conscientisé», il faut aussi être capable de lui proposer une offre
d’investissement alternative : c’est là où les «social business»,
et plus largement les entreprises sociales et solidaires ont leur rôle à
jouer.

Deux obstacles
majeurs sont néanmoins identifiés par l’auteur, obstacles qui freinent la
sortie de «cette schizophrénie, qui continue d’allouer les ressources
financières au gré des bulles spéculatives et non de leur utilité sociétale,
utilité à laquelle nous aspirons pourtant tous dans la sphère que nous
estimons «privée» de notre vie ?».  

Le premier est celui des règles
de fonctionnement du capitalisme financier actuel qui impose une rentabilité de 20 % non
soutenable :
«+ 20% par an». C’est maintenant le chiffre que tout le monde a en tête
comme étant l’étalon de la croissance de tout indicateur financier digne de
ce nom : l’immobilier quand le marché se porte bien, le marché des actions
lorsque cela ne va pas trop mal. Cela place désormais le niveau de rendement
10 ou 15 points au-dessus du taux auquel les états empruntent. 

Cet énorme
différentiel est porteur d’un risque inhérent qui est tout simplement lié au
fait que l’économie réelle globale est bien incapable de croître à la même
vitesse. Ce qui veut donc dire que le système ne peut fonctionner à long
terme que par crises ou «ajustements», nécessaires pour reconnecter de temps
en temps la finance avec l’économie réelle.

Compte tenu
de ces cycles et des réductions de coût et d’effectifs massives et brutales
qu’ils entraînent sur les marchés financiers, la plupart des opérateurs à
Wall Street ou la City estiment que les gains qu’ils retirent de ce
rendement de 15 ou 20 % ne sont après tout qu’une assurance contre le
prochain retournement de cycle. Et il n’est donc remis en question par
personne ; d’autant plus que la gestion indicielle est devenue monnaie
courante, conditionnant des comportements d’autant plus collectifs. Par
ailleurs, dans la crainte (généralisée mais forcement silencieuse) d’un
retournement à tout moment, le risque de rater une opportunité de
performance rapide apparaît imprenable et les acteurs sont devenus de plus
en plus court-termistes.

Cela se
traduit inévitablement par une pression grandissante sur l’alignement de la
rémunération des dirigeants d’entreprises sur ces mêmes mécanismes, ce qui a
transmis aux entreprises, et donc à l’économie réelle, lorsqu’elle est
financée par les marchés, la responsabilité de produire les accroissements
de valeur correspondants. Tout ceci bien sûr dans l’ignorance (feinte ?) ou
le déni (inconscient ?) des conséquences macro économiques de ces règles du
jeu qui, pour simplifier, tirent la croissance économique à des niveaux
insoutenables et dans des directions injustifiables sur le plan social ou
environnemental».

Rendons-lui grâce d’analyser de
manière aussi explicite cette dérive fondamentale du capitalisme actuel.

L’autre obstacle de taille réside dans la difficulté actuelle à
mesurer et à rendre compte de l’impact social des entreprises.
Cette capacité à évaluer précisément la performance sociale de
l’investissement (son rendement social, son « SROI ») est pourtant
indispensable au développement de ces marchés alternatifs d’épargne et
d’entreprises : «Pour que l’épargnant soit en mesure de «doser» la part
d’utilité sociale qu’il veut donner à son investissement, il faut qu’il soit
face à des entreprises qui expriment leur mission de manière claire. Et que
cette mission puisse s’exprimer en termes de valeur sociale et pas seulement
financière, et qu’elle soit mesurable, pour établir la confiance. Car la
mesure des résultats sanctionnera le manque d’authenticité de l’engagement
collectif de l’entreprise sur sa mission.

Est-ce
vraiment utopique ? Qui aurait parié il y a 10 ans, que la gestion d’une
grande entreprise puisse s’articuler autour de la mesure de son empreinte
écologique : bilan carbone, analyse du cycle de vie des produits, reporting
C02 dans le cadre du «disclosure project», étiquetage CO2 des produits de
grande consommation : nous y sommes ou y serons très bientôt.

On voit bien
que dans ce domaine, nous entrons dans une nouvelle ère, celle de la mesure
de l’utilité sociale de l’entreprise. Et que cette mesure passe par
l’analyse des processus de l’organisation au crible d’indicateurs sociétaux
tels que l’emploi, l’empreinte écologique, la pauvreté, la santé, ou encore
le savoir et la culture. Elle doit bien sûr s’étendre à l’ensemble du cycle
de vie du produit ou du service pour mesurer cet impact de façon pertinente.

Sur le plan
strictement financier, ce bilan de l’utilité sociale peut révéler des
opportunités comme des risques, mais il ouvrira indéniablement des angles de
vue nouveaux. La capacité à mesurer et donc à gérer l’impact sociétal de
l’entreprise peut aboutir pour ses dirigeants, à consentir à partager la
valeur créée de façon nouvelle, dans le temps et dans l’espace”.

Article très intéressant donc,
où sont développées des idées (remise en cause du
capitalisme financier, développement des entreprises sociales, développement
de l’épargne et finances solidaires, mesure de l’impact social des
entreprises, modification du partage de la valeur, etc.) que
défendent traditionnellement d’autres acteurs complètement différents,
comme par exemple les mouvements altermondialistes ou les acteurs de
l’économie sociale et solidaire.

Signe de
plus d’une convergence progressive et croissante des acteurs de la
transformation économique et sociale.

Accélérons-là !

(L’article
intégral d’E. Faber est disponible ici :

http://archives.lesechos.fr/archives/2008/LesEchos/20182-508-ART_MNG.htm

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 [1] Grameen Danone est un «social
business» monté pour réduire la pauvreté grâce à un modèle économique de
proximité permettant d’apporter quotidiennement des éléments nutritifs aux
pauvres. Le premier produit commercialisé est Shokti Doi («le yaourt pour
être fort»), yaourt destiné aux enfants pauvres des villages, spécialement
conçu pour améliorer leur santé et pour être économiquement accessible. Le
modèle de production et de distribution de Grameen Danone cherche à
impliquer les populations locales en amont (fermiers locaux), dans la
production (emplois dans l’usine locale) et en aval (distribution par les «Grameen
Ladies»).

(Source :

http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=43255
)