Success story : Taha Chtioui, le business dans le sang


Par Mohamed Bouamoud

mr-chtioui-taha.jpg« Quand
quelqu’un m’annonce une information, je la calcule au vol pour savoir ce
qu’elle me rapportera, demain, de concret. Si elle est sans intérêt, j’en ai
rien à faire. Me parler de beau temps, de politique, de littérature, des
arts de la scène et de football, c’est me faire perdre mon temps. Mieux vaut
s’abstenir dans ce cas ». Il est tout simplement comme ça. C’est même son
seul côté dur. Au demeurant, c’est un gentil garçon, très sympa aussi. Sauf
qu’il y a en permanence dans son regard placide la même et éternelle
question : « Mais qu’est-ce qu’il me veut ce type, que je vais-je tirer de
lui ? ». Alors que nous autres pensons toujours tirer quelque chose de telle
ou telle information, pour lui, l’information est calculée en termes
d’intérêt, de business. A ses propres employés ou collaborateurs, il
n’arrête pas de dire : « Je t’ai recruté avec un salaire X. Soit. Mais si au
bout d’une année, tu n’as rien fait pour gagner 25 % de plus, c’est que tu
auras perdu ton temps et m’auras fait perdre le mien. Auquel cas, tu ne
m’intéresseras plus, je résilie ton contrat ».

C’est le genre d’hommes qui vous poussent obligatoirement à vous surpasser,
vous dépasser : « Tu es très content de ta situation ?, tu ne fais rien pour
l’améliorer ?, tu n’as point d’ambitions ?, eh bien, tu es un type mort, tu
ne m’intéresseras jamais ! ». Et il continue à vous fixer droit dans les
yeux, à vous scruter, à vous jauger, à vous soupeser, presque sur le point
de vous demander ce que vous valez au juste, ce que vous faites et – surtout
– ce que vous vous apprêtez à faire pour votre lendemain. Parce que lui
n’est pas aujourd’hui dans la situation où il était hier, et n’était pas
hier dans la situation où il avait été auparavant : « On est le 17, demain
on sera le 18… Non mais, pourquoi est-ce que le temps bouge et progresse,
mais pas nous ?… ». Mais maintenant, si c’est vous qui vous mettez à le
fixer droit dans les yeux, vous ne manquerez pas, au bout de quelques
minutes, de comprendre que cet homme au regard très direct et apparemment
très dur cache des larmes têtues, encore plus têtues que l’homme qui les
refoule régulièrement en arrière. Vous finirez par comprendre que cet homme
n’a pas été vraiment gâté par les jours, que la vie ne lui a pas été servie
sur un plateau en or. A coups de souffrance, d’abnégation, de persévérance,
d’exil, de longanimité et de travail acharné, c’est lui qui a fini par leur
tordre le cou aux jours. Aujourd’hui, il semble très à l’aise : « Quoi ?…
A l’aise ?… Ça veut dire quoi ?… Que je vais croiser les bras ? Que je
vais rester là où je suis ?… Non mais, tu rêves !… Demain, je ne serai
pas ce que je suis aujourd’hui, sinon je suis mort… ». Il n’est pas
seulement homme, c’est une flamme ardente.

Taha Chtioui est né il y a 40 ans à Tunis, dans le quartier de Lafayette. De
ce quartier, il a hérité le franc-parler, la débrouillardise, le compter sur
soi, et l’art de toujours tirer son épingle du jeu, quoi qu’il arrive. Il
fait normalement ses études primaires. Puis quelques petites années au
secondaire. Et soudain, il crie sur tous les toits (surtout celui de sa
famille) qu’il n’aime pas l’école, qu’il n’aime pas les études (« N’écris
pas ça sur ton journal, je serais un mauvais modèle, un mauvais exemple »).
La famille n’est pas d’accord. Mais lui non plus n’est pas d’accord. Sa
décision est prise et elle est irréversible : plus jamais d’école. Dans un
quartier populaire comme Lafayette, on n’est jamais sans copains, sans amis.
A ceux-ci, il explique que ce qui l’amuse le plus, c’est le papier, la
photo, la couleur, voire l’imprimerie. Alors on lui conseille de fréquenter
pour au moins quelque temps le Centre des Arts graphiques de Tunis. Et
derechef, les cours ne tardent pas à l’ennuyer, même s’il a pris soin
d’apprendre quand même quelque chose. Il va ensuite et sur un coup de tête
prendre attache avec le responsable de Graphi Center, une imprimerie de
Tunis réputée être spécialisée dans la sélection couleurs. Le responsable le
trouve très jeune et pas vraiment apte à travailler. Au fait, Taha n’a que
16 ans. Et une tête dure. Il tient bon, insiste et supplie : « S’il vous
plaît, engagez-moi sans salaire, sans un seul millime blanc… ». Au Graphi
Center, le jeune garçon regarde. Regarde. Apprend. S’essaie de temps à
autre. Fait des erreurs. Commet des bêtises. Et se corrige. Se rattrape.
Eux, ses collègues, font leurs huit heures. Lui passe des heures après le
service à s’essayer au matériel et aux produits de tous genres (« Une fois,
j’ai été surpris par le sommeil ; j’ai dû passer ma nuit au labo »). Pendant
six mois, pas le moindre sou, cependant que la famille est gênée à l’idée
d’avoir eu un enfant raté. Au bout de six mois, il n’en peut plus, surtout
qu’il considère avoir appris et maîtrisé un peu certaines techniques. Alors
il passe au palier supérieur. Il appelle la machine des alliances amicales à
fonctionner pour lui. But : un contrat de travail. Oui mais, où ?… En
France ? A oublier. Quelque part en Europe ? A oublier. Autant espérer la
lune qu’un visa. Mais il existe tout de même une petite brèche, un petit
espoir : l’Arabie Saoudite. Tu prends ?… « Mais oui, je prends et tout de
suite ! ». En cette fin d’année 1986, Taha Chtioui, à peine 18 ans, se fait
fort d’obtenir un contrat de travail à Ryadh, au Royaume de l’Arabie
Saoudite. Il intègre le plus grand groupe industriel que connaisse le
Royaume : le groupe El Obeîkêne qui aligne nombre d’industries dont celle
spécialisée dans l’emballage. La fureur de travailler, de convaincre et de
briller est telle qu’au bout de cinq années, il est bombardé Directeur
technique chargé de la plus grande Imprimerie en Afrique et au Moyen-Orient.
Nous sommes en 1990. Moins de quatre années plus tard, le business qu’il
avait déjà dans le sang finit par en faire le directeur général des ventes
et marketing du groupe Obeikan. Et en 1997, il est tout simplement perché
sur un piédestal : directeur général de vente du Groupe El Obeîkêne. Déjà,
il fait tourner un chiffre d’affaires estimé à 200 millions de dollars/an
pour des produits allant du carton aux livres scolaires en passant par
toutes sortes d’emballages, d’extrusion films, etc. En 2001, le Groupe lui
confie la direction d’une autre entreprise : Société de création de projets
pour l’industrie de l’emballage et l’agroalimentaire. Zones ciblées :
l’Afrique et quelques pays arabes. Là, il s’initie à l’art de monter des
projets. Mais là, fin 2003, l’ambiance de Lafayette le tente à nouveau,
après une éclipse de près de vingt ans. Il plie bagages et monte à Tunis en
2004 sa propre Société, Global Corporation. « L’école El Obeîkêne ne m’a pas
décerné de diplôme, mais m’a prodigué une expérience qui, en toute humilité,
m’a permis d’entrer de plain-pied dans le peloton des maîtres en matière de
direction des affaires ». C’est le moins qu’il puisse dire.

Les deux activités de Global Corporation tiennent pour l’essentiel à la mise
en place de lignes complètes pour l’agroalimentaire, le precess et
conditionnement fromage, yaourt, margarine, mise en bouteille, et clé en
mains de projets pour l’injection plastique et la papeterie, soit des
projets réalisés en collaboration avec des partenaires passés leaders
mondiaux. Global Corporation est aussi le représentant exclusif de ‘‘Relance
India’’ qui détient 5 % des exports mondiaux, et également le représentant
de la Société ‘‘Chemanel’’ en Arabie Saoudite pour les matières premières de
production de MDF. Et ce n’est pas tout. Il représente les marques KS
(Allemagne) pour les fromages ; KHS, lignes complètes de mise en bouteille ;
Shrôder pour le process margarine, et d’autres encore. Ses clients sont la
Tunisie, la Libye, le Cameroun, la Côte d’Ivoire, l’Iran et…l’Arabie
Saoudite.

En cette année 2004,le capital de départ s’était monté à dix mille dinars.
Mais en 2008, il a crevé le plafond des 250 mille dinars, avec un projet
d’extension géographique et de diversification des produits que la
commercialisation du fer blanc et l’iron.

A fin 2007, Global Corporation a réalisé un bon total de transactions de 40
millions de dollars. « Bon ?… Qu’est-ce qui est bon ?… S’il n’augmente
pas de 25 % l’an prochain, c’est que je n’aurai rien fait… Non mais, tu me
vois capable de rester les bras croisés ? ».
Pardon, Chef !