Le 6 juin 2025 devait être en principe un jour de fête religieuse, celle de l’Aïd el-Kebir (grande fête). C’est le jour du sacrifice du mouton, en souvenir du geste du prophète Ibrahim. Selon le Coran, Dieu demanda au prophète de sacrifier son fils, Ismaël, pour éprouver sa foi. Alors que le père s’apprêtait à immoler son enfant avec un couteau, l’ange Jibril arrêta son geste et remplaça l’enfant par un bélier. Cet événement est commémoré, chaque année, par les musulmans sous la forme d’un sacrifice animal.
Les fidèles, ayant passé leurs plus beaux vêtements, se rassemblent tôt le matin dans des lieux de prière. À l’issue de l’office religieux, ceux qui en ont les moyens égorgent ou font abattre par un sacrificateur une bête (mouton, vache, chèvre…) dont la viande sera partagée en trois : un tiers pour la famille, un tiers pour les amis et voisins et le dernier pour les pauvres et ceux qui n’ont pas les moyens de se procurer une bête. C’est là succinctement le rituel de la fête du sacrifice.
Une ambiance festive absente
Ce qu’on a constaté à l’œil nu cette année, c’est que l’animation urbaine et l’ambiance festive qui accompagnaient cette fête de sacrifice n’étaient pas les mêmes. D’habitude, dès les premières heures du matin, du moins dans le quartier où j’habite, les traditionnels cris des bouchers d’occasion « Dhabbah », voire les fameux « égorgeurs » n’étaient pas au rendez-vous. Bizarrement, les rues étaient totalement désertes et les stores des appartements étaient baissés. Tout indiquait que cette fête ne s’annonçait pas sous de bons auspices. L’ambiance n’était pas normale.
Des prix exorbitants malgré les promesses officielles
Pourtant, à la veille de la fête, les communiqués officiels étaient rassurants. Ils nous apprenaient que tout était en règle pour que les fidèles puissent célébrer dans de bonnes conditions leur fête : les moutons étant disponibles en quantités suffisantes et les prix seraient abordables.
Renseignements pris auprès d’amis avertis, des réseaux sociaux et de chaînes de télévision privées qui ont diffusé des reportages accablants sur le marché des moutons, il s’est avéré que les Tunisiens, réputés pour être de grands boustifailleurs, ont osé boycotter, cette année, l’achat de mouton et de viande d’agneau en raison des prix jugés trop élevés. Le prix du mouton a oscillé entre 1500 et 2000 dinars et le prix de la viande entre 60 et 80 dinars le kilogramme. C’est du jamais vu.
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« Le prix du mouton a oscillé entre 1500 et 2000 dinars et le prix de la viande entre 60 et 80 dinars le kilogramme. C’est du jamais vu. »
D’après un reportage accablant fait par la chaîne de télévision Al Janoubia, des intermédiaires sans foi ni loi ont envahi les « rahbas » (points de vente des moutons) et imposé leurs prix en l’absence de tout effort de régulation des autorités officielles en charge de la filière de viande. Il s’agit particulièrement des ministères de l’Agriculture et du Commerce, de la société régulatrice Ellouhoum (étatique), des autorités régionales et locales. Frustrés de ne pas avoir pu célébrer comme il se doit leur fête, des consommateurs, interrogés par les médias de la place, ont exprimé leur indignation et tiré à boulets rouges sur les autorités officielles responsables de ces dérapages.
L’Organisation tunisienne pour l’orientation du consommateur monte au créneau
La réaction de l’Organisation tunisienne pour l’orientation du consommateur — à ne pas confondre avec l’Organisation de défense du consommateur (ODC) qui n’a pas bougé le petit doigt — a été, du moins de notre point de vue, la plus pertinente.
Dans un communiqué au ton ferme, publié au lendemain de la fête de l’Aïd al-Adha, l’organisation a dénoncé de graves dépassements sur le marché des ovins et des viandes rouges. Elle a dénoncé une flambée « sans précédent » des prix, imputable à des pratiques de monopole, à une spéculation massive et à des violations manifestes de la loi sur la concurrence.
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« Des intermédiaires sans foi ni loi ont envahi les « rahbas » et imposé leurs prix. »
Chiffres à l’appui, l’organisation a estimé que le coût de production d’un kilogramme vivant d’agneau s’élève à environ 13 dinars, mais les consommateurs ont dû payer jusqu’à 60 dinars chez les bouchers, un écart jugé « économiquement injustifiable » et assimilé à de l’exploitation commerciale abusive.
Une crise sociale et humaine
Mais au-delà du volet économique, l’organisation évoque un enjeu social majeur : des milliers de familles tunisiennes ont été privées de l’accomplissement d’un rituel religieux fondamental. « Ce dossier dépasse la simple question des prix : il s’agit désormais d’une crise sociale et humaine », souligne le communiqué.
L’organisation a appelé au final à une enquête approfondie et à des sanctions exemplaires, l’organisation met en garde contre une « culture de l’impunité » qui menace la confiance entre les citoyens et les institutions. Elle rappelle que la protection du consommateur est un droit constitutionnel et exhorte l’État à agir.
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« Le coût de production d’un kilogramme vivant d’agneau s’élève à environ 13 dinars, les consommateurs ont dû payer jusqu’à 60 dinars. »
Au rayon des solutions proposées, l’organisation a appelé à la mise en place d’une stratégie nationale durable et équitable avec pour composantes : plafonnement des prix de la viande rouge, fixation de marges bénéficiaires maximales à chaque étape, structuration des prix sous supervision gouvernementale, et mesures de régulation strictes pour garantir l’équilibre du marché et préserver le pouvoir d’achat des Tunisiens.
Le silence du gouvernement
Du côté du gouvernement, ses membres ont préféré appliquer la politique de l’autruche. Ils se sont abstenus de communiquer sur ces dépassements. Pis, pour détourner l’attention des Tunisiens, ils ont amplement couvert et hypermédiatisé l’avènement du départ de la caravane de soutien aux Palestiniens de Gaza, exploitant ainsi à fond la solidarité génétique et indéfectible des Tunisiens avec le peuple palestinien.
Quant à nous, nous pensons que le premier responsable de ces dépassements inacceptables n’est autre que le gouvernement qui n’a pas su bien gérer en amont et en aval la filière des viandes rouges et surtout la fête de l’Aïd el-Kebir.
Abou SARRA