A la veille de l’adoption de la nouvelle loi de finances 2023, les représentants du secteur privé (UTICA, CONECT, Conseil des chambres mixtes…) ne ratent aucune rencontre avec la ministre des Finances, Sihem Nemsia, sans manifester leur opposition au projet d’impôt sur la fortune.

Ce type de fiscalité se définit comme étant l’ensemble des impôts prélevés sur la détention de capital (impôt sur la fortune, taxe foncière…) et sur la transmission de capital (changement de propriétaires, droits d’enregistrement et de succession…).

Toujours sur le plan théorique, ces divers impôts sont calculés à partir de l’importance du patrimoine transmis ou détenu (ce qui suppose pour la plupart de ces impôts d’en estimer la valeur).

Concrètement, la taxation du patrimoine peut prendre trois formes : la taxation des revenus du patrimoine (intérêts, loyers, royalties…), la taxation du stock de patrimoine et la taxation de la transmission du patrimoine (au décès ou au court de la vie).

La taxation de la richesse, une simple idée

Officiellement, le projet est au stade d’une simple idée. Mme Nemsia a révélé, le 3 novembre 2022, sur la chaîne de télévision privée Attessia, que le Conseil national de la fiscalité a évoqué «l’idée -bien l’idée- d’instaurer un impôt sur la fortune, principalement sur le patrimoine immobilier, en attendant d’approfondir le mode d’application de cette taxe dite également du patrimoine».

Comme argumentaire, elle a avancé que l’orientation, actuellement dans le monde, privilégie justement l’impôt sur l’argent, plutôt que sur les bénéfices et les revenus, et s’il va y avoir un impôt sur la fortune, ce sera dans le cadre de la réalisation de la justice sociale et concernera notamment les biens immobiliers. Le principe est simple, selon elle, «celui qui possède plus payera plus d’impôts».

Quelle la position du FMI et de la Banque mondiale en la matière ?

En fait, le gouvernement tunisien n’a commencé à s’intéresser à la taxation de la richesse que parce que des bailleurs de fonds, comme le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, ont plaidé, à plusieurs reprises, pour l’adoption de cet impôt sur la fortune. Ce sujet brûlant a été abordé lors des Assemblées annuelles du FMI et de la Banque mondiale en octobre 2017 et lors de la première conférence de la Plateforme de collaboration sur les questions fiscales qui s’est tenue au siège des Nations Unies, à New York, du 14 au 16 février 2018.

Le Fmi s’est prononcé en faveur de cette taxation à l’occasion de la pandémie du Covid-19. Dans son rapport sur les politiques fiscales, le Fonds a recommandé l’institution «d’une taxe sur les hauts revenus afin d’éponger la dette liée au Covid19».

Le rapport du FMI suggère de mettre en œuvre une taxation temporaire visant les plus hauts revenus et les entreprises qui ont prospéré durant la crise sanitaire.

Le plaidoyer de la Banque mondiale pour la taxation des riches est plus nuancé. L’institution de Bretton Woods recommande des mesures d’accompagnement. Selon la Banque mondiale, « pour assurer une imposition plus efficace des riches, il convient de prendre en compte de nombreux éléments pour concevoir et mettre en place un système fiscal. Par exemple, il n’est pas forcément indispensable de créer un impôt annuel sur la fortune si le revenu généré par cette fortune, ainsi que sa transmission entre générations, fait l’objet d’une taxation effective».

L’argumentaire des privés

Les représentants des privés tunisiens ont rebondi sur cette recommandation de “mesures d’accompagnement“ pour justifier leurs réserves quant à l’institution de cet impôt. NDR

A titre indicatif, Adel Mohsen Chaabane, président du Conseil des chambres mixtes (CMM), a fait des pré-requis exigés par les deux bailleurs de fonds qui ont plaidé pour la taxation des riches, une des conditions à réunir pour que cet impôt soit mis en place.

La première condition serait, d’après lui, de s’assurer que tout le tissu économique est sur un pied d’égalité parce que «quand vous taxez un immeuble vous n’êtes pas certain que les revenus de cet immeuble ont été fiscalisés ou pas. Donc vous allez taxer davantage celui qui a déclaré les revenus pour acheter l’immeuble et non celui qui l’a acheté avec des revenus non déclarés».

La deuxième condition consiste en l’engagement de l’Etat à réduire la pression fiscale, voire la taxation des personnes morales et physiques ; cette taxation étant considérée comme une des plus élevées du monde (34%), et ce sans qu’elle soit accompagnée par des prestations publiques de qualité (transport, éducation, santé…).

En plus clair, le CCM, qui a émis des réserves contre cet impôt, estime selon son président qu’«un impôt ne doit pas taxer un bien figé. Il doit taxer le revenu et non pas le capital figé».

Les représentants de la centrale patronale (UTICA) ont déclaré aux médias «craindre que l’impôt sur la fortune ne se transforme en une mesure populiste, destinée plutôt à connaître le patrimoine et les biens de chacun».

Certains hommes d’affaires tunisiens pensent que l’institution de cette taxe du patrimoine risque de provoquer une fuite des capitaux.

Peu de pays ont mis en place un impôt sur le patrimoine

De manière générale, dans le monde, le débat sur la taxation des riches est encore vif. Pour les partis de gauche, tout comme pour les néolibéraux, «la forte augmentation des patrimoines, ces dernières années par l’effet de la hausse du prix des actifs financiers et immobiliers (hausse des marchés d’action, bulle immobilière), devrait être une raison valable pour initier une fiscalité sur les patrimoines, afin de dissuader la recrudescence de l’économie de rente».

En dépit de cette conviction partagée par la gauche et la droite, «peu de pays ont mis en place un impôt sur le patrimoine. La fiscalité du patrimoine reste relativement marginale comparée aux autres formes de taxation.

D’après des statistiques de l’OCDE, entre 1985 et 2007, le nombre de pays membres de cette organisation taxant la richesse est tombé de douze à quatre. Et dans bien des cas, ces mécanismes étaient et sont toujours assez peu efficaces. Les pays en développement ne prévoient que très rarement une taxe sur le patrimoine. D’ailleurs, l’Inde a purement et simplement supprimé la taxe existante de son dernier budget national.

Le plus souvent la règle suivie, quand c’est le cas, consiste à imposer le patrimoine aux fins de toucher une minorité de grandes fortunes (comme en France) ou de le généraliser à tous les ménages (comme en Suisse, Suède et Norvège).

Les quelques succès enregistrés en la matière sont signalés en Suisse, en Norvège, en Espagne et en France, où ce type d’impôt est prélevé de façon annuelle.