En dépit de l’éloignement du théâtre des opérations et malgré la position de neutralité adoptée par la Tunisie, rien n’y fait. La guerre en Ukraine nous impacte de plein fouet et nous propulse dans une tourmente économique du fait de notre dépendance céréalière et énergétique.

Jeudi 14 courant, à la dernière édition des “Rencontres de Tunis“, manifestation conjointement organisée par la fondation Konrad Adenauer et l’agence Sigma Conseil, on s’est penché sur les retombées de la guerre en Ukraine lors d’un after Iftar où l’ambiance était bien tourmentée.

Il faut bien admettre que cet événement, impondérable, nous cause bien des soucis pour notre approvisionnement en céréales et en pétrole, nos porte-monnaie et nos finances publiques. Et d’entrée de jeu, Hassen Zargouni, DG de Sigma, rappelle que les Tunisiens, à 57 %, sont de cet avis. Le chiffrage des dommages collatéraux auxquels on se trouve exposés est inquiétant.

De quelles parades disposons-nous pour nous préserver des méfaits de la guerre ?

Toutes les options restent ouvertes

C’est un conflit à rebondissement, laissera entendre Youssef Cherif, panéliste et spécialiste des relations internationales et Pr à Columbia. Cette confrontation géostratégique majeure engage les plus grandes puissances de la planète. De ce fait, on pouvait penser que ce conflit serait vite cerné du fait du principe de la dissuasion, laquelle favoriserait l’attitude de la retenue.

Cependant, le panéliste soutient que pour l’instant et au vu de la configuration actuelle du conflit, on ne peut exclure l’hypothèse de l’escalade. L’hypothèse du cessez-le-feu n’est pas la plus probable. Et les marchés seront perturbés du fait de la suspension des exportations ukrainiennes et russes, et aussi en contrecoup des sanctions imposées aux Russes. Le commerce mondial continuerait à être sous tension. Ce qui n’est pas du meilleur présage pour l’économie tunisienne.

Une inflation à deux chiffres

La flambée des cours mondiaux des suites de la guerre nous coûterait un supplément budgétaire de 5 milliards de dinars, soutient Afif Chelbi, panéliste. Cela proviendra de l’augmentation induite des subventions publiques essentiellement pour les céréales et l’énergie.

L’ancien président du Cercle Kheireddine et ancien ministre de l’Industrie soutient que le pays est exposé à une flambée de l’inflation, en grande partie importée. Le taux d’inflation, selon ses estimations, se situerait dans une fourchette allant de 10 à 14 %.

Il est également beaucoup à craindre pour la parité du dinar. Le dinar touchait un plus bas de 3 dinars contre dollar récemment. Et cela va “cramer la caisse“ de l’Etat, érodant nos réserves de change.

Dans quelle mesure pourrions-nous honorer nos importations à l’avenir ? Déjà que l’Office des céréales et la STIR manquent de moyens. Afif Chelbi rappellera que deux navires ont refusé de décharger leur cargaison de blé et de pétrole faute de paiement.

De-ci, de-là, l’Etat parvient à trouver des financements d’appoint tel avec AFREXIMBANK et avec l’UE. Cela nous permettrait-il de joindre les deux bouts ? La question tourne à l’énigme.

Les approvisionnements seront perturbés

Notre faible capacité de stockage, selon Leith Ben Becheur, panéliste, ex-président du SYNAGRI et agriculteur céréalier de son état, qu’il évalue à 3 mois de consommation pour les céréales ne nous protège pas des perturbations d’approvisionnement. Outre cela, notre dépendance à plus de 80 % des exportations de céréales de l’Ukraine nous pénalisera, laisse-t-il entendre.

Par ailleurs, notre activité d’élevage est fortement dépendante de nos importations d’aliments pour bovins et poulets. Les prix des viandes, inéluctablement, vont augmenter. Et la production pourrait se rétracter. Par conséquent, on peut craindre de voir des files d’attente chez les bouchers en plus des boulangers. Ah ! Le cauchemar du rationnement.

Ne faut-il pas un plan d’urgence ?

En temps d’incertitude, les dégâts sont inévitables. Tout est dans la manière de les contrer ou au moins d’en atténuer les effets. Les parades courantes, tels les achats à terme, nous sont, hélas, inaccessibles faute des ajustements juridiques nécessaires.

A l’observation, on relève que le pays ne s’empresse pas à adapter son infrastructure, telles ses capacités de stockage. Ce qui aurait écarté le risque de pénurie. On voit que la Tunisie est en état d’immobilisme économique, car sans réactions pour se prémunir du stress de la conjoncture économique internationale.

Dès 2007, on savait qu’un port en eaux profondes redresserait avantageusement notre chaîne logistique. Depuis l’aube de l’indépendance, on savait que le légendaire grenier de Rome est en risque de souveraineté céréalière.

Notre dépendance énergétique n’arrête pas de s’aggraver depuis 2011 pour se situer à 50% environ. Et rien n’est entrepris pour stopper l’hémorragie en devises que cela nous occasionne. Le pays est en spirale de désindustrialisation avancée, et là encore pas de réponse. Mais enfin, le pays va-t-il au moins, non par volonté de compétitivité mais ne serait-ce que par instinct de survie, se ressaisir et activer sa réactivité économique ?

Cette guerre recèle, malgré tout, des opportunités. La Tunisie les a lamentablement ratées. Les deux constructeurs automobiles d’Ukraine envisagent de se délocaliser. Et ils ont choisi pour nouvelle destination un pays de la région. Et ne viendront donc pas chez nous. C’est cette même passivité qui a fait que Renault et Peugeot se soient détournés de nous alors qu’initialement et d’eux-mêmes ils nous avaient retenus comme destination d’accueil.

Saïd Aïdi nous avait annoncé la décision du Conseil d’administration de PSA de promouvoir une unité de montage en Tunisie. C’était lors d’un séminaire de l’ATUGE, en avril 2011. Et le lobbying avisé du voisinage nous avait ravi l’investissement qui nous a échappé entre les mains. Va-t-on, un jour, se lasser de regarder passer les trains ?