Le Rapport de la Banque mondiale sur le développement dans le monde 2022 pointe du doigt les risques économiques pressants découlant de la pandémie de Covid-19. Il s’agit de réduire la part des prêts non productifs pour que les institutions financières puissent « rester stables, bien capitalisées et capables de fournir des crédits, en particulier aux ménages à faible revenu et aux petites entreprises ».

La Banque mondiale appelle également à empêcher la mauvaise affectation des ressources financières à des « entreprises zombies » improductives, et limiter la nécessité d’une intervention des pouvoirs publics dans le règlement des dettes. Il s’agit aussi d’user des innovations en matière de finance numérique et de modèles de prêt qui « peuvent jouer un rôle essentiel en permettant aux prêteurs d’évaluer et de gérer de manière fiable le risque lié à l’emprunteur, ce qui les aidera à continuer à accorder des crédits aux emprunteurs à faible revenu et à renforcer leur résilience financière ».

La BM appelle également à la gestion anticipatoire et la réduction de la dette souveraine afin de libérer les ressources budgétaires nécessaires au financement de la reprise. « Les retards dans le traitement de la question de la viabilité de la dette étant les conséquences des récessions prolongées et d’une hausse de l’inflation, d’une réduction des dépenses de protection sociale, de santé publique et d’éducation, dont les répercussions sont importantes sur les classes vivant dans des situations précaires ».

En Tunisie, ces handicaps existaient bien avant l’avènement de la pandémie de Covid-19, laquelle n’a fait qu’aggraver la situation socioéconomique du pays.

Protéger les amnistiés : un réflexe d’autodéfense

Les atteintes graves aux équilibres financiers et la fragilisation des fondamentaux économiques ont commencé avec la prétendue révolution de 2011 et l’inondation de l’administration publique par les “amnistiés“ inculpés pour terrorisme ou pour de graves délits de droit commun, comprenant des détournements de fonds, de graves fautes administratives, et dans certains cas des faits d’agression sexuelle.

Les partis d’opposition d’alors, des agents à la solde des commanditaires des printemps arabes, les activistes politiques, certains syndicalistes avaient ou bien encouragé l’entrée d’une armée de fonctionnaires qui ont vampirisé le budget de l’Etat et aggravé la situation des caisses sociales, ou bien couvert les aberrations des promus incompétents et des fonctions acquises pour allégeance.

Les islamistes devaient récompenser leurs adeptes jugés pourtant pour des faits de terrorisme et d’atteintes à la sûreté de l’Etat. Et certains syndicalistes ont adopté la même posture dans un réflexe d’autodéfense, car parmi eux, beaucoup n’étaient pas réputés être d’une intégrité morale. Défendre le retour à l’administration publique des détenus de droit de commun s’inscrivait dans le cadre de la gestion des risques. Parmi eux, il y en a qui se sont enrichis de manière illégale – et il y a eu même un haut cadre de l’UGTT arrêté du temps de Ben Ali avec 40 000 dollars à l’aéroport Tunis-Carthage.

Tout cela pour dire qu’il n’est pas aisé de défendre les intérêts nationaux lorsqu’on traîne autant de casseroles derrière soi. Onze (11) ans après, il va falloir dépasser la phase des faux calculs et des intérêts personnels et corporatistes et même pardonner pour laisser se rétablir l’Etat et aider à la récupération de ses institutions.

Pour cela, ne pas bloquer le processus de réformes est vital tout en tirant les enseignements nécessaires des expériences passées et surtout celles en rapport avec la fragilisation d’entreprises publiques jadis florissantes, en tout cas certaines d’elles…

De la logique révolutionnaire à la logique des réformes 

Onze ans après, et la transition aussi bien politique qu’économique est encore et toujours en panne ! La Tunisie a perdu son crédit et sa crédibilité au national et à l’international parce que les discours populistes et les fausses promesses ont pris le pas sur les mesures et réalisations concrètes. Si on veut sauver le pays aujourd’hui, il est impératif que tout le monde soit un acteur de changement et en prime ceux qui ont été des acteurs actifs ou inconscients de la chute du pays.

Des milliers d’entreprises ont fermé leurs portes ou ont quitté le pays, des centaines de milliers de nouveaux chômeurs ont rejoint les contingents de ceux déjà dans l’attente d’emploi… Les discussions stériles de qui est plus fort que qui ou de qui fait la loi n’ont plus de raison d’être.

D’abord parce qu’il revient à l’Etat et à l’Etat seulement de faire régner la loi et de veiller à l’Etat de droit, et parce qu’être un partenaire social ne veut pas dire décider des politiques de l’Etat, mais plus négocier avec lui dans un périmètre bien précis : celui des droits sociaux et syndicaux des travailleurs s’agissant de l’UGTT, et celui d’un climat d’affaires incitatif et encouragent s’agissant de l’UTICA.

La déclaration de Samir Majoul, président de l’UTICA (Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat) au congrès de l’UGTT concernant les entreprises publiques et coïncidant avec la visite de l’équipe de la Banque mondiale, qui assiste techniquement le Fonds monétaire international dans la préparation de ses négociations avec notre pays a été choquante.

De l’avis de ses pairs, la position de Majoul va à l’encontre de l’opinion dominante, qui exige que le dossier de chaque entreprise publique soit traité au cas par cas sans aucune ligne rouge de la part de quiconque sauf celle relative aux intérêts de la Tunisie. Mais peut-être que cette alliance amicale entre partenaires dont les intérêts sont imbriqués les uns dans les autres (sic) est plus importante qu’une alliance d’intérêt général pour le bien des travailleurs et du secteur privé.

Aujourd’hui et plus que jamais, la mobilisation des richesses humaines, la diversification des ressources financières et l’intensification des alliances stratégiques conjuguées à une communication bien construite, rassurante, apaisante et ciblée sont d’actualité.

Le gouvernement Bouden en a-t-il les moyens ? Le président de la République en a-t-il la conviction et la volonté pour que son discours reflète sa détermination à rassembler les Tunisiens toutes classes, régions et strates socioprofessionnelles autour d’un seul objectif : le redécollage économique de la Tunisie et son repositionnement régional et international loi du populisme et du dogmatisme ?

L’identifiant social, plus que jamais d’actualité !

Trois réformes majeures doivent être engagées tout de suite, notamment la compensation mais dans une approche transparente, constructive, valorisante, en collaboration avec les partenaires…

Plus que jamais, une réforme de la compensation s’impose mais pas brutalement. Le gouvernement devrait commencer par établir un identifiant social pour reconnaître le nombre de familles nécessiteuses devant profiter des aides de l’Etat. Pour ce faire, il faut établir une cartographie sociale prenant en compte les différentes couches sociales et l’importance de leurs ressources. «La levée progressive de la compensation est l’expression d’une véritable justice et équité sociales. Il est injuste que nantis et moins nantis profitent de la même manière de privilèges destinés à soutenir les plus vulnérables. Désormais, la compensation doit profiter à ceux qui en ont le plus besoin. Mais la question est : avons-nous toutes les informations sur les ménages et les familles nécessiteuses ?», demande Hédi Dahman, ancien directeur général à la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS).

Quelles lignes rouges pour des entreprises publiques dont les indicateurs sont au noir ?

Une autre réforme capitale est celle des entreprises publiques. 77 entreprises publiques ont enregistré, en 2019, 711,5 millions de dinars (MDT) de pertes, soit moins de 82% de régression comparée aux pertes engendrées par les entreprises publiques en 2018 et de l’ordre de 4 milliards de dinars.

Dans un pays où le principe de la privatisation de l’enseignement a été accepté et toléré, qu’est-ce qui empêche la privatisation dans le secteur du transport public malmené depuis des années par la mauvaise gouvernance et la concurrence du transport rural ? Pourquoi le pays devrait-il se saigner et prendre des fonds énormes dans des budgets devant servir à l’amélioration des infrastructures des hôpitaux et des établissements scolaires et universitaires, aux infrastructures de base et à l’investissement public pour les injecter dans des entreprises publiques mal gérées, surpeuplées et perdantes ?

Le tabou des entreprises publiques doit être brisé !

Tant que les restructurations profondes, le PPP ou même les cessions n’engendrent pas de risques systémiques sur le pays, il faut engager le processus de réformes pour sauver les emplois dans des entreprises qui vampirisent les fonds publics, lesquelles entreprises, à terme, feront faillite, dans ce cas, on ne pourra rien sauver, surtout les emplois. Et en la matière, il n’y a pas de lignes rouges.

Quelles lignes rouges pouvons-nous évoquer s’agissant d’entreprises publiques dont les indicateurs sont au rouge ?

Une troisième réforme à mettre en œuvre c’est la fiscalité, laquelle concerne tout le monde. La fiscalité dans les pays développés est un acte de citoyenneté, et elle ne concerne pas que les entreprises ou les patentés. Tous ceux qui ne font pas régulièrement leurs déclarations d’impôts ou ne les règlent pas sont aussi responsables du déficit budgétaire. L’exemple le plus édifiant est celui des impôts immobiliers dont les impôts sont insignifiants dans leur grande partie.

Le gouvernement Bouden doit conduire de grands chantiers, en prime les réformes qui exigent de l’audace, du courage et de la détermination. Pour cela, le plus grand défi est de gagner l’adhésion et l’engagement d’une administration malmenée et frileuse et de communiquer pour informer, sensibiliser et convaincre un public méfiant et non confiant.

La tâche sera rude mais la Tunisie mérite le sacrifice.

Amel Belhadj Ali