La 28ème session de l’université d’été de l’Association Mohamed Ali de la culture ouvrière (ACMACO), organisée les 27, 28, 29 août 2021 sur le thème : « Quel nouveau contrat social pour refonder la transition démocratique après le 25 juillet 2021 ? », a abordé les craintes d’une aventure périlleuse après cet acte de rupture et les entraves objectives qui peuvent compromettre tout nouveau contrat social.

Abou SARRA

De nombreux participants ont admis que « le coup de force constitutionnel » opéré à travers l’activation de l’article 80 de la Constitution est désormais un fait accompli et qu’il n’est pas indispensable de continuer de discuter sur sa légitimité ou non.

Pour eux, le changement du 25 juillet 2021 constitue à la fois une menace aux contours inconnus et une opportunité pour réinventer le pays sur de nouvelles valeurs partagées. L’élaboration d’un nouveau contrat social serait une bonne idée pour contribuer à la refondation de la transition démocratique du pays.

Pour Faouzi Abderrahmane, la tendance du président Kaïs Saïed à refuser tout dialogue avec les élites tunisiennes et à n’y percevoir que des essaims de corrompus est inacceptable et n’augure rien de bon.

Pour étayer ses dires, il a utilisé l’image du tunnel. Pour lui, les Tunisiens, qui évoluaient, avant le 25 juillet 2021, dans un tunnel, risquent par l’effet de l’absence d’une vision clairement exprimée de s’engager dans un autre tunnel aux conséquences inconnues. D’où l’enjeu pour lui de renouer le dialogue avec les cadres du pays et de dégager une feuille de route.

Et pour l’humour, réagissant au point de vue de Faouzi Abderrahmane à propos de cette coupure entre le chef de l’Etat et les élites du pays, un participant a rappelé une maxime du dramaturge, metteur en scène, écrivain et poète allemand Bertlot Brecht : « Puisque le peuple vote contre le gouvernement, il faut dissoudre le peuple ».

Mme Riadh Zghala a rappelé pour sa part une maxime similaire : « Si le peuple vote mal, il faut changer le peuple ».

Cela pour dire que toute tendance de Kaïs Saïed à concocter, tout seul, un projet de réforme du pays est vouée à l’échec tant elle s’inscrit en faux contre l’esprit du futur contrat social souhaité. Ce même contrat qui prône convivialité, tolérance et partage de valeurs communes pour vivre, pacifiquement, ensemble.

Le Makhzen, une menace structurelle

Au rayon des menaces objectives et structurelles qui pourraient compromettre tout changement, Seghaier Salhi, auteur de l’ouvrage « Le colonialisme interne et le développement inégal : le système de marginalisation en Tunisie comme modèle », a essayé de démontrer comment l’économie de rente ou ce qu’il préfère appeler « l’économie du Makhzen » pourrait compromettre tout projet de nouveau contrat social.

Le Makhzen étant, selon lui, l’ensemble des entreprises et familles qui contrôlent l’économie du pays et bloquent, depuis l’ère de la colonisation ottomane, le développement de l’entrepreneuriat et favorise les inégalités sociales et régionales.

Autrement dit, pour lui, le Makhzen correspond à la situation dans laquelle l’Etat, pour consolider sa capacité à juguler tout débordement, s’appuie sur un groupe ou sur une élite, dont les membres jouissent de privilèges, d’un accès facilité aux emplois, aux agréments, aux financements, en échange de leur soutien à l’Etat en cas de crise.

Plus simplement encore, les makhzéniens ce sont les monopoles que l’ancien ambassadeur de l’Union européenne en Tunisie, Patrice Bergamini, avait stigmatisés dans une interview-référence qu’il avait accordée, le 9 juillet 2019, au journal Le Monde et qui avait suscité, à l’époque, l’ire des makhzéniens.

« Si l’on (Union européenne) doit aider la transition économique, la forcer, la pousser (en Tunisie), c’est parce qu’il y a des positions d’entente, de monopoles. Certains groupes familiaux n’ont pas intérêt à ce que de jeunes opérateurs tunisiens s’expriment et percent », lit-on dans cette interview.

Et le diplomate d’ajouter : « Tout cela a un impact sur les progrès du modèle démocratique. Ce qui est en jeu dans une démocratie, c’est la redistribution : aider à l’enrichissement et à la consolidation des classes moyennes pour tirer vers le haut les plus démunis et rendre moins insupportable le fossé avec les plus privilégiés. Mais c’est difficile de faire bouger les lignes économiques en Tunisie. Plus difficile que de les faire bouger au niveau sociétal ».

Et c’est là que l’analyse de Sghaier Salhi prend toute sa signification. D’après lui, les makhzéniens sont un phénomène désormais structurel en Tunisie. Ils ont su s’adapter à toutes les formes de pouvoirs qui se sont succédé en Tunisie : les beys, les colonisateurs français, l’ère bourguibienne, l’ère Ben Ali et tout récemment celle de l’Islam politique.

Et Sghaier Salhi de préciser sa pensée : « le Makhzen s’inscrit dans une volonté de sauvegarder une culture dominante qui justifie le passé et veut donner une légitimité à un futur qui constitue la suite parfaite du passé ».

Lui, dont le livre mérite le détour pour comprendre le pouvoir en Tunisie, accuse les élites d’avoir soutenu les makhzéniens parce qu’il y va de leur intérêt. Leur complicité « confirme, dit-il, une de mes convictions fondamentales, qui est que les élites en Tunisie, qu’elles soient intellectuelles ou économiques, sont beaucoup trop proches du pouvoir et refusent toute lecture différente de celle du pouvoir ».

Le patronat les syndicats seraient des structures makhzéniennes

Ce penchant structurel des makhzéniens à maintenir le statu quo et à saboter tout changement a été dénoncé, également, par Habib Guiza, secrétaire général de la CGTT.

Il estime que les partis uniques et syndicats uniques au temps de Bourguiba, de Ben Ali et de l’islam politique sont également des makhzéniens, voire partisans du statu quo et, partant, opposés à tout changement.

Pour preuve, l’ancien ugétiste relève qu’en dépit du pluralisme syndical institué dans la Constitution de 2014, le pouvoir en place continue à composer avec l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), à l’origine du blocage systématique de toute réforme structurelle déterminante pour la pérennité du pays, à l’instar des réformes de l’éducation, des entreprises publiques, de la transition énergétique et des Caisses de sécurité sociales.

L’exclusion de la CGTT et des autres syndicats du Conseil national du dialogue social qui a vu le jour en juillet 2017, avec une composition tripartite (Etat, UGTT, UTICA), en est une parfaite illustration.

Que pensent les makhzéniens de l’ESS ?

Dans sa communication sur l’Economie sociale et solidaire (ESS), Hédi Zaiem, auteur « des fausses pistes » et de « Nomades », a relevé implicitement l’empreinte des makhzéniens dans « le sabotage de la loi sur l’ESS », et ce pour une simple raison : cette branche de l’économie qui concilie activité économique et équité sociale ne servirait pas leurs intérêts dans la mesure où elle va sérieusement les concurrencer.

Pour cet économiste atypique, les makhzéniens en place, voire les notables corrompus de l’Etat, le patronat (UTICA) et la centrale syndicale (UGTT) ont tout fait, après le soulèvement du 14 janvier 2011, pour élaborer une loi sur l’ESS difficile voire impossible à appliquer.

Il estime que cette loi, adoptée par le Parlement le 17 juin 2020, est « mal foutue », plus correctement mal conçue du point de vue de la légistique, du point de vue contenu et du point des objectifs souhaités.

Au nombre des griefs formulés à l’encontre de la nouvelle la loi sur l’ESS, l’économiste évoque sa définition dans le texte, en tant que « modèle économique » alors qu’elle est simplement un secteur à part entière qui doit concurrencer légalement les secteurs public et privé.

Mieux, de nos jours, l’économie sociale et solidaire, développée dans la loi comme un “correctif social“, doit être perçue, comme c’est le cas en Allemagne entre autres, comme une économie sociale de marché. Une branche où la performance et la rentabilité sont exigées.

Il déplore la tendance de cette loi à fixer à l’ESS de nobles objectifs (stabilité sociale, développement durable, sédentarisation des populations enclavées, création de conditions de vie décente, création d’emplois décents…) et à insinuer que ces objectifs ne seraient pas poursuivis par les autres secteurs concurrents (public et privé).

L’économiste évoque, ensuite, l’orientation d’assigner à l’ESS une vocation de branche à but non lucratif. Se référant au proverbe tunisien «mathamach Katous yestad el rabi » (il n’y a pas de chat qui chasse pour Dieu), il estime que toute activité économique doit générer, par essence, de la rentabilité. De ce fait, l’ESS est concernée par la réalisation de performances économiques.

Pour lui, le principe économique est simple. Toute activité économique, voire toute activité créatrice de richesses, pour être attractive pour toute personne qui veut louer sa force de travail ou placer son argent, doit susciter impérativement un intérêt lucratif sinon elle n’a aucune chance de perdurer.

Par-delà ces griefs, le conférencier voit d’importants avantages dans l’ESS pour peu qu’elle soit bien conçue dans le cadre de l’économie de marché, non étatique et non capitaliste, et donc affectée à des projets nationaux de développement socioéconomique de grande envergure (éducation, santé, transport, culture entre autres), et pour peu qu’elle soit encadrée et défendue politiquement soit par les syndicats, soit par un grand parti à vocation sociale.

Cela pour dire que l’économie du Makhzen ou l’économie de rente, par l’effet du verrouillage qu’elle opère et de la dissuasion de toute nouvelle concurrence, constitue indéniablement une des plus graves menaces qui pèsent sur tout futur projet de réformes, y compris celui d’un nouveau contrat social.

D’où l’enjeu de procéder à une réforme radicale du Conseil supérieur de la concurrence et de l’administration.

Suivra: Contrat social citoyen : Décentralisation, gouvernance et démocratie, un triangle vertueux pour le développement (Partie 4)

 

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