«La vie de la plupart des hommes est une poursuite de quelque chose », disait le prix Nobel de Littérature William Faulkner dont les citations ont inspiré le Tuniso-français Mehdi Houas, un des fondateurs de Talan et qui n’a eu de cesse que de poursuivre ses rêves, lui l’entrepreneur né, le déterminé persuadé que « quand on entreprend, il ne faut jamais avoir peur de tomber, et quand on tombe, il faut se relever très vite».

Rêveur, serial entrepreneur et tenant à être l’acteur de son destin, Mehdi Houas est un guerrier à sa manière. Un guerrier bâtisseur qui n’a pas cessé de mener des batailles pour gagner la guerre de l’excellence. Une excellence qu’il veut partout et qu’il cherche, à travers Talan, à diffuser auprès de toutes les entreprises et les institutions dont il accompagne les transformations en les projetant dans l’ère du numérique.

Mehdi Houas fait partie de cette Tunisie qui gagne. Peu importe que sa sublime épopée ait démarré en France. Lui fait partie de ces Tunisiens qui se battent et qui gagnentEntretien

Il y a quelques années, on vous a décrit comme étant un serial entrepreneur. En 2021, vous avez été élu dans le top 10 des PDG de France. Flairer les bonnes affaires, c’est l’instinct du « tueur » ou du conquérant ?

Mehdi Houas : Tueur non, ce n’est pas le terme que j’utiliserais, je suis tout sauf un tueur. Je suis un créateur et un bâtisseur. Il faut savoir que tout se fait dans la durée. Les édifices qui sont les plus pérennes sont ceux qui se construisent dans la durée sereinement. J’aime beaucoup l’expression “serial entrepreneur“ parce que j’ai créé ma première entreprise, il y a plus de 30 ans, en 1989.

C’est juste 4 ans après avoir eu vos diplômes. Vous êtes un entrepreneur-né.

Oui j’avais ça en moi. Quand j’ai fini mon école d’ingénieur, j’avais en tête de commencer ma carrière professionnelle dans les grandes entreprises. J’ai fait 3 ans de recherches et développement à Alcatel, 2 ans chez IBM, et je me suis dit, ça y est, c’est bon, j’ai compris, et j’ai décidé de lancer ma propre entreprise.

Quand on entreprend, il ne faut jamais avoir peur de tomber. Quand on tombe, il faut se relever très vite

Si je devais transmettre un message à ceux qui veulent entreprendre, je leur dirais que j’ai toujours fait les choses comme je les sentais mais pas comme on me le disait ou en copiant. C’est ce qui donne la force et la capacité de résister quand ça va mal. Je n’ai rien fait seul et je ne me suis pas aventuré en solitaire.

Pourquoi ?

Je n’ai rien fait seul parce que je n’aimais pas faire seul. J’aimais faire en association et je cherchais l’association de gens qui ne me ressemblent pas, recruter des Mehdi Houas ne m’intéressait pas parce qu’ils ne pouvaient rien m’apporter de nouveau. Par contre, m’associer avec quelqu’un qui est complètement à l’opposé de ce que je suis est un facteur de réussite mais à une seule condition : le respect réciproque. Ce respect se construit sur des valeurs communes.

J’ai commencé à créer mon écosystème en choisissant les personnes qui portent les mêmes valeurs que moi et en m’intéressant à ceux qui étaient différents de moi.

Quand on entreprend, il ne faut jamais avoir peur de tomber. Quand on tombe, il faut se relever très vite.

Vous avez rencontré des difficultés au début de votre carrière à gravir les échelons des hauts postes au sein des grandes firmes dans lesquelles vous avez travaillé. Ceci vous a-t-il incité à vous lancer tout seul dans l’aventure entrepreneuriale ?

A la fin des années 80, la plus belle entreprise au monde était IBM. C’est l’équivalent de Google ou d’Amazone aujourd’hui. Le rêve de tout ingénieur, à l’époque, était d’intégrer IBM, et j’y suis entré par la grande porte. Il fallait passer une année de formation au terme de laquelle il y avait un examen que toutes les nouvelles recrues passaient. Si le postulant échoue, il est automatiquement viré. J’avais réussi cet examen avec le score le plus élevé jamais obtenu. Un record.

Bruno Legrix de la Salle, issu de la grande noblesse française, directeur des relations universitaires et du recrutement chez IBM, dont je n’oublierai jamais le nom, était fou de joie. Lors du déjeuner organisé pour fêter ma réussite, il m’a demandé ce que je voulais faire, j’ai répondu : « PDG d’IBM ». Et il me rétorqua : « Avec ton nom, ça va être difficile ». C’est ce qui m’a poussé à créer ma propre boite. J’ai pensé si je ne peux pas devenir le PDG d’IBM, je serais celui de ma propre boite.

A l’époque dans les grandes entreprises européennes, il y avait de la discrimination. C’est ce qui explique mon engagement dans les associations contre la discrimination et l’exclusion. L’examen m’avait désigné en tant que HPM (High Potential Management) et j’en avais été privé pour délit de faciès. Je suis donc parti une année après pour créer ma propre entreprise.

Comment avez-vous procédé ?

Avec deux amis : un chrétien et un juif. Tous les trois, nous appartenions au milieu des télécoms et nous partagions les mêmes valeurs d’équité, de bienveillance, de générosité et d’excellence. Cela fait 30 ans que nous sommes partenaires. Nous avons traversé ensemble les deux guerres du Golfe, les intifada et le printemps arabe.

Le partage des valeurs a de fait exclu les appartenances religieuses et idéologiques dans votre cas ?

Exactement, nous partagions les valeurs universelles qui transcendent tout le reste.

Lorsque vous avez été choisi dans le Top 10 PDG de France, vous avez déclaré : « nous avons construit l’ADN de Talan sur l’humain et la force collective ». De quoi est composé l’ADN de Talan ?

Quand on a des valeurs, il est facile de les conserver quand tout va bien, mais c’est très compliqué de les garder quand tout va mal. Le secret de Talan est que nous avons réussi à les conserver même quand ça allait mal.

Je vous explique : nous avons créé notre première entreprise en 1989. En 2000, nous employions 1 200 personnes réparties sur 4 pays. Nous étions une petite étoile. La bulle internet a explosé, et du jour au lendemain et de virtuellement très riches, nous sommes devenus réellement très pauvres. Notre société a chuté et nous l’avons vendue à la casse.

En promettant aux nouvelles recrues la grandeur, il faut leur offrir un terrain de jeu pour qu’ils s’épanouissent et grandissent.

Le lendemain, nous avons redémarré tous les trois mais non sans nous poser les questions suivantes : qu’avons-nous fait d’intelligent, où avons-nous failli ? Nous avions certainement commis des erreurs parce que nous ne pouvons pas, d’une société qui employait 1 200 personnes, disparaître de la carte juste parce que la bulle internet a explosé. Nous avons procédé à notre autoévaluation d’une manière franche, et nous avons identifié nos points forts et nos points faibles. Et là nous avons reconstruit une autre entreprise que nous avons baptisée Talan et qui aujourd’hui figure parmi les leaders dans son domaine.

Aujourd’hui, Talan est presque 4 000 collaborateurs et nous serons 4.400 d’ici la fin de l’année. Nous dépasserons les 400 millions d’euros de chiffre d’affaires et nous sommes bien partis pour atteindre le 1 milliard d’euros.

L’un de vos collaborateurs a déclaré que le big data a besoin de rêveurs. Quels sont les rêves de Talan ? Quel monde de demain rêvez-vous ?

Personnellement, j’ai toujours adopté quelques phrases emblématiques qui ont guidé mes pas. La première d’entre elles est une citation de William Faulkner qui disait : « La sagesse suprême est d’avoir des rêves assez grands pour ne pas les perdre du regard tandis qu’on les poursuit ». Et j’ai toujours poussé tous mes collaborateurs à scruter l’horizon et regarder loin.

Pourquoi ? Parce qu’en promettant aux nouvelles recrues la grandeur, il faut leur offrir un terrain de jeu pour qu’ils s’épanouissent et grandissent. Ils ne peuvent avoir ce terrain que dans la croissance.

Un autre exemple que je donne est celui du Ski. Dans le ski alpin, la vitesse peut être notre amie, elle peut devenir également notre ennemie. Si on veut aller très vite, on risque de tomber quand on descend la pente. Il faut avoir la maîtrise des techniques pour pouvoir la dévaler sans se faire mal. Toute la question est dans la maîtrise de la vitesse, pas trop vite et pas trop lentement.

Il faut rêver, j’ai toujours été un rêveur. Je l’ai récemment déclaré dans un Forum : je veux être l’acteur de mon destin et non le téléspectateur. Si je commets une erreur, j’assume et je ne jette pas la faute sur les autres. J’ai toujours été un leader, celui qui se fraye des routes, quand bien même il n’y en a pas. Je suis la combinaison des trois : un acteur, un leader et un rêveur.

Quelles sont les acquisitions les plus importantes de Talan depuis sa création, du moins celles qui ont renforcé son positionnement sur le marché ?

Toutes sont importantes. Dès le lancement de Talan, nous voulions être un acteur pérenne, nous voulions être des leaders, et pour l’être, il fallait avoir la vision. Qu’est-ce qui nous manque dans la politique ? Ce sont des visionnaires qui ont la capacité de voir loin et juste. Dans les deux pays que je connais très bien, la France et la Tunisie, les derniers visionnaires ont été Charles De Gaulle en France et Bourguiba en Tunisie. Depuis, la vision de ceux qui gouvernent ne dépasse pas la durée de leur mandat.

Quand on est des visionnaires, on accepte que nos projections se réalisent même lorsque nous ne sommes plus là ! Une vision est l’illustration de la clairvoyance des sages qui admettent qu’elle va être réalisée dans la durée, lentement et sûrement.

Imaginez que vous passez par un chantier où on construit un palais, vous allez voir les tailleurs de pierres, et à la question « que faites-vous ? », le premier vous répondra, “je taille la pierre“, le second, “j’élève un mur“ et le troisième, “je construis un palais“. Les trois n’ont pas la même vision et ne voient pas leur rôle dans la construction de l’édifice de la même manière. Moi je veux être le troisième. Et je veux que tous mes collaborateurs soient dans cette dynamique, c’est-à-dire que même si au quotidien ils taillent des pierres, ils doivent être conscients qu’ils participent à la construction d’un palais et que ce palais va être immense et magnifique.

Le jour où nous atteindrons 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires et 12 000 ingénieurs dans le monde, nous considérerons que nous faisons partie du Top 10 dans nos domaines d’activités spécifiques.

Après la construction, les acquisitions servent à accélérer l’évolution dans tel ou tel secteur d’activité.

Quand vous prenez les grands bâtisseurs de par le monde, on relève qu’à un moment donné, ils sont allés partout pour dénicher les meilleures compétences, et ces compétences, il faut avoir l’intelligence de les adapter à notre contexte. Toutes les acquisitions de Talan ont contribué à avancer sur le chemin que j’avais tracé et en s’intégrant naturellement dans notre ADN.

Le premier point que je vérifie avant toute acquisition est si elle porte les mêmes valeurs que nous ou non. C’est un facteur déterminent dans l’intégration ou le rejet de tout nouvel arrivant.

Vos acquisitions sont bien évidemment de nouvelles recrues et vous comptez recruter 1.200 cette année. Combien seront des Tunisiens parmi elles ?

En Tunisie, c’est 250, mais le nombre de Tunisiens dans le groupe et les filiales est beaucoup plus important.

En matière de big data, vous avez été l’un des précurseurs aussi bien en France qu’en Tunisie. Avez-vous accompagné des startups tunisiennes opérant dans ce domaine ? Et pensez-vous que la Tunisie pourrait devenir un hub pour l’intelligence artificielle malgré un écosystème approximatif ?

Je ne le pense pas, j’en suis convaincu. Si vous me demandiez si nous pouvons en Tunisie créer un concurrent à Volkswagen ou à Peugeot, la réponse est non. Est-ce que nous pouvons créer un concurrent à Facebook ? La réponse est oui. La richesse principale de la Tunisie est la matière grise. Les technologies sur lesquelles nous allons construire le monde de demain sont des technologies à portée de tout ingénieur tunisien, c’est le Big data, les objets connectés, la robotique, l’intelligence artificielle, c’est le block Chain, ce sont les 4 piliers sur lesquels Talan a bâti sa croissance.

Evidemment, nous encourageons aujourd’hui les startups à se développer et à s’épanouir. Il y en a qui choisissent de quitter la Tunisie pour créer des startups ailleurs, c’est leur choix et je le respecte, ce qui me fait de la peine personnellement, ce sont ceux qui se sentent obligés de partir parce qu’ils n’ont pas su se réaliser dans leur pays et qu’ils n’y ont pas trouvé l’écosystème adapté. A ceux-là, je dirais, nous essayerons de vous construire l’écosystème adéquat pour que vous puissiez créer votre start-up, la développer et prospérer depuis la Tunisie pour s’imposer à travers le monde. Aujourd’hui, on n’a pas besoin d’être en Tunisie pour la faire briller.

Vous faites-vous beaucoup pour aider les jeunes à percer ? Quelles sont les actions les plus importantes que vous avez réalisées dans ce sens ?

Nous les aidons même à se réorienter. Nous avons fondé Talan Academy à Tunis, il y a 3 ans, pour réinsérer les bac +3, bac + 4, bac + 5 qui ont fait des études scientifiques dans les métiers du numérique. Mon ambition est de voir plus de 500 ingénieurs par an intégrés dans ces métiers. Allons-nous tous les recruter ? Non. Si on en recrute les 2/3, c’est parfait et nous serons ravis d’aider les autres à trouver leur place dans l’écosystème.

Quel est le classement de Talan dans le monde ?

Je ne sais pas et je ne cherche pas à le savoir. Il y a plein de classements. Je sais que nous figurons dans les tops 5 en Tunisie et en France dans le Top 20. Dans le monde, je ne peux pas vous dire.

Pensez-vous pouvoir un jour concurrencer les grands du Big data ?

Je l’espère. En tout cas, nous allons essayer, nous, nous sommes spécialisés mais la route est encore longue. Quand on parle d’Accenture, c’est plus 450 000 personnes, quand on parle de Cap Gemini, c’est plus de 250 000 personnes, mais sur toutes les technologies. Nous, nous sommes spécialisés dans les technologies de l’information, dans le big data, dans l’intelligence artificielle, dans le BlockChain, et là nous sommes aussi grands aujourd’hui qu’Accenture en France. Le jour où nous atteindrons 1 milliard d’euros de chiffre d’affaires et nous aurons 10 à 12 000 ingénieurs dans le monde, nous considérerons que nous faisons partie du Top 10 dans nos domaines d’activités spécifiques.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali