Pendant 23 ans, président de l’organisation patronale, UTICA, Hédi Djilani, revenu depuis 10 ans à son simple statut d’industriel, reste préoccupé par le devenir du secteur industriel privé en souffrance aujourd’hui dans notre pays. Il s’inquiète du climat délétère de l’environnement des affaires et appelle à une union sacrée pour sauver l’économie nationale mise à mal qu’elle est par 10 années d’une transition qui s’éternise.  

WMC : Comment trouvez-vous l’économie nationale associée à la conjoncture actuelle ?

Hédi Djilani : L’économie nationale n’est pas sous ses meilleurs jours. Mais il nous faut reconnaître que ses déboires ne sont pas dues à la pandémie de Covid-19, même si celle a été la dernière goutte qui a fait déborder le vase.

En effet, tout au long de cette décennie, l’économie n’a pas bénéficié des attentions d’une grande partie des acteurs politiques qui ont phagocyté l’esprit et le cerveau de tous nos concitoyens.

Les premières victimes en furent les jeunes qui ont cru que, une fois l’ancien régime tombé, ils allaient trouver des réponses à leurs préoccupations légitimes et qu’une nouvelle économie et une nouvelle répartition des richesses leur permettraient d’améliorer leurs conditions de vie.

Ces jeunes n’ont pas trouvé les réponses qu’ils attendaient parce que pour les avoir, il aurait fallu que les gouvernants aient la maîtrise de la chose publique, la capacité de bien gérer les affaires de l’Etat et le savoir-faire économique, ce qui n’a pas été le cas dans notre pays. Et alors que la moyenne des transitions dans les pays où les régimes sont tombés est de 4 années, en Tunisie, nous stagnons dans la transition (dix ans après, ndlr).

Notre économie en souffre et nos jeunes perdent espoir. Et paradoxalement, loin de se projeter dans le pays de la révolution, des milliers ont préféré quitter un navire ivre car leurs voix ne sont pas audibles par ceux qui tiennent leurs destins en main. Ceci m’attriste parce que j’ai toujours eu foi dans le génie de nos jeunes et en leur intelligence.

Toutefois, l’état de la jeunesse bien avant janvier 2011 n’était pas au beau fixe…

Je vous l’accorde. Et c’est bien pour cela qu’il y a eu ce qu’on appelle “une révolution !”. Reste que malgré toutes les erreurs commises par les gouvernants auparavant, la Tunisie avait les moyens de résister aux grandes crises, et nous en avons vécu l’expérience avec la crise financière systémique de 2008.

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Avant 2011, notre pays pouvait prétendre à une certaine aisance financière. Dans les caisses de la BCT, il y avait 15 milliards de dollars, et en dehors des devises au ministère des Finances, il y avait 15 milliards de dinars. Aujourd’hui, les caisses de l’Etat sont vides, et la Covid-19 a aggravé une situation économique et financière très fragilisée par des années de mauvaise gouvernance.

Tous les fonds ont été dépensés et la Tunisie dont la dette a atteint des seuils insupportables ne peut plus prétendre à de nouveaux emprunts. Aujourd’hui, l’Etat tunisien, incapable de trouver des ressources en interne, se trouve dans une relation de dépendance vis-à-vis des marchés financiers et risquerait de traiter avec ce qu’on appelle les “dealers de la dette souveraine”. Est-ce cela que voulait la jeunesse tunisienne ?

Et donc ? La Tunisie est-elle condamnée à choisir entre démocratie et stabilité économique ?

Non, je reste convaincu que nous pouvons réussir notre démocratie, mais il y a des conditions à cela. Il faut comprendre que la démocratie est multidimensionnelle: elle est politique, économique et sociale. Et elle ne peut être réduite à un simple régime représentatif ou parlementaire.

L’engagement sur la voie démocratique ne s’accompagne pas forcément de progrès économiques, ce que nous sommes en train de vivre aujourd’hui. D’où l’importance d’avoir de la vision, un projet, une capacité d’anticipation et de concrétisation et une aptitude à éveiller des rêves et susciter des espoirs.

Il faut comprendre que la démocratie est multidimensionnelle: elle est politique, économique et sociale.

Pour cela, il est important de faire appel à toutes les compétences engagées et patriotes se trouvant à la fois sur notre sol national mais aussi celles qui œuvrent à l’international pour participer à la reconstruction du pays. Ils auront à mener la politique de progrès économiques, sociaux et culturels en Tunisie. C’est la compétence qui doit primer et non l’appartenance à un parti, à une région, à un groupe ou à une famille.

N’avons-nous pas tourné la page ? N’est-ce pas pour cela qu’il y a eu une révolution ?

Le Tunisien est réputé pour son intelligence, sa réactivité et sa capacité d’adaptation, pourquoi n’arrive-t-on pas à faire sortir le meilleur de ce qu’il a ?

Le drame de la Tunisie post-janvier 2011 est d’avoir exclu les compétences et diabolisé le capital national. Pourtant, les compétences sont un pur produit tunisien dans lequel l’Etat Nation a beaucoup investi. Pourquoi massacrons-nous le capital national qui est un patrimoine tunisien ?

Le drame de la Tunisie post-janvier 2011 est d’avoir exclu les compétences et diabolisé le capital national.

Les opérateurs privés créent de l’emploi, payent leurs impôts et approvisionnent les Caisses sociales. Sont-ils tous des exploitants ou des spécialistes de la fraude ? Que la loi soit appliquée sur les contrevenants, contrebandiers et affairistes crapuleux, mais de grâce arrêtons ces attaques contre les investisseurs nationaux. On n’importe pas des investisseurs, et ceux qui sont intéressés par le site Tunisie ne viendront pas lorsqu’ils réalisent à quel point les créateurs de richesses nationaux sont diabolisés.

Pour vous, le fait d’avoir écarté les compétences a rendu la transition politique et économique difficile ?

En Tunisie, il n’y a pas eu de transition. Il y a eu une rupture brutale avec le passé, pour un futur qu’on pensait meilleur. Peut-être que notre situation actuelle paraît meilleure sur certains plans, mais il est sûr qu’elle ne l’est pas sur le plan socioéconomique.

Aucune performance économique n’est le fait du hasard. L’économie est une science exacte. On planifie, on prévoit plusieurs scénarios, on étudie, on projette et on corrige au fur et à mesure, parce que l’économie est mondialisée, et nous ne maîtrisons pas tous les éléments.

Nous disposons des informations sur notre pays et nous en connaissons les fondamentaux, mais nous savons que les impondérables existent, que tout ne dépend pas que de nous. Personne ne s’attendait au virus qui sévit aujourd’hui et qui a mis en faillite des mastodontes économiques.

Nous subissons les déboires d’une crise à l’échelle internationale, à cause de la Covid-19. Y étions-nous préparés ? D’où l’importance de la matière grise et de l’expertise pour pouvoir gérer l’inattendu. Le potentiel humain est notre seule richesse, et il est vraiment triste que la compétence dont nous nous sommes toujours enorgueillis ait été rejetée, attaquée et même envoyée en prison.

Que partagent les entreprises aujourd’hui en Tunisie et dans le contexte actuel ?

La peur ! Au lieu de partager la prospérité, nos entreprises partagent la peur. Toutes les entreprises ont peur. Les dirigeants ont peur, les cadres de management ont peur, et même nos employés ont peur. Les seuls composants de nos entreprises et de nos usines qui n’ont pas peur sont les machines et les objets inertes. En tant que chef d’entreprise, j’ai un tableau de bord pour le fonctionnement de mon entreprise et un fil conducteur que je dois suivre pour réaliser des objectifs préétablis. Aujourd’hui, nous n’avons plus de tableau de bord.

Les douaniers ont le droit de défendre leurs revendications en mettant des brassards rouges, mais pas stopper un port pendant 5 jours

Je vous donne un simple exemple : la douane. Un pays où les services de douane peuvent faire grève ne peut prétendre à la performance économique. Le corps des douanes, tout comme la police et l’armée, ne peut et doit faire grève. Les douaniers ont le droit de défendre leurs revendications et de protester en mettant des brassards rouges, mais stopper un port pendant 5 jours, c’est criminel pour une économie fragile. C’est pourtant ce qui est arrivé dans notre pays. Du jamais vu auparavant ! J’en ai été choqué bien que conscient et respectueux de la cause des douaniers. Mais il se fait que les conséquences de pareils mouvements de protestation soient un désastre pour le pays et ternissent l’image du site Tunisie à l’international.

La douane est le cœur de l’activité économique, plus elle est efficace et performante, plus cela se traduit positivement sur notre économie. Lorsque nous ne pouvons pas importer ou exporter dans les délais impartis, les conséquences sont d’immenses pertes pour les opérateurs nationaux acculés à payer des dédommagements à leurs partenaires à l’international.

Y a-t-il eu des exemples à ce propos ?

Les mois qui ont succédé le 14 janvier ont vu une perturbation du mouvement de l’import/export. Les commandes étaient de courte durée, on avait peur de l’instabilité et des perturbations et on ne faisait pas confiance à la Tunisie sur le moyen terme. Dans le textile, nos commandes se font sur 6 à 9 mois. A l’époque, les délais impartis sont devenus de 30 à 45 jours. Du coup, chaque minute, chaque heure, chaque jour comptait. Il fallait s’adapter et être réactif pour garder sa place dans le marché, dans ses usines. Nous résistions, mais lorsque vous faites tout pour respecter les délais et que vous voyez vos marchandises bloquées à cause d’une grève, vous êtes anéantis, parce que non seulement les commandes risquent de disparaître mais vous êtes dans l’obligation de dédommager votre partenaire étranger lésé et lui aussi devant respecter les délais de livraison au risque d’être pénalisé.

Vous voyez, notre vie n’est pas un long fleuve tranquille, nous gérons nos entreprise, mais aussi nos angoisses et nos peurs.

Pensez-vous qu’il existe une volonté délibéré de détruire le tissu industriel national ?

La déliquescence actuelle du tissu industriel n’est pas le fait du hasard, reconnaissons-le. Il y a eu une volonté inimaginable de détruire par tous les moyens le tissu industriel tunisien. Deux acteurs majeurs y ont contribué. Tout d’abord, les grèves illogiques et insensées, et les exigences d’augmentations de salaires dans un contexte où les entreprises sont en crise et l’Etat est faible.

Il y a aussi ceux qui nourrissent les grèves et les protestations pour remplacer la production industrielle locale et nationale par l’importation et l’importation illégales.

Les produits importés ne sont pas parachutés, leur volume est tellement important qu’il est pratiquement impossible de ne pas les voir rentrer dans notre pays par des frontières gardées et des ports surveillés.

Comment pouvons-nous parler de souveraineté lorsque notre pays est inondé par un volume gigantesque de marchandises sans qu’aucune autorité ne s’en rende compte et ne stoppe l’hémorragie ? On ne peut pas tout mettre sur le dos des frontières algériennes ou libyennes, on est en train de se faire massacrer par des marchandises importées, lesquelles sont de qualité douteuse avec des prix cassés et qui ont mis à terre le tissu industriel tunisien.

Ne pensez-vous pas qu’il y a eu aussi des défaillances de la part des opérateurs privés qui n’ont pas défendu leurs intérêts ? Nous avons même vu des entrepreneurs aller demander protection auprès de l’UGTT.

Je ne vais pas casser du sucre sur le dos de la centrale patronale à laquelle j’ai toujours appartenu. Il faut reconnaître que l’UTICA a subi des coups durs, tout comme l’UTAP d’ailleurs, et pour des raisons d’ordre politique. Or, dès le moment où la politique décide de la teneur du travail syndical, c’est la mort de ce dernier.

Le syndicalisme est la capacité à trouver des solutions aux adhérents, à gérer aussi bien le positif que le négatif

Le syndicat n’est pas basé sur le politique, par essence il est apolitique. Le syndicalisme est la capacité à trouver des solutions aux adhérents, à fédérer, à gérer aussi bien le positif que le négatif; si vous êtes attaqué, vous essayez d’atténuer, de négocier et d’identifier des portes de sortie.

On nous reprochait du temps de l’ancien régime de mêler la politique au syndicat, nous ne pouvions peut-être pas faire autrement, mais nous n’avons jamais failli à notre rôle de défendre nos adhérents. Aujourd’hui, ne sommes-nous pas en démocratie, alors pourquoi le secteur privé devrait-il être l’otage des politiques ?

En janvier 2011, la vague de la révolution a emporté nombre d’adhérents qui se sont retournés contre leur propre institution. Qu’ont-ils gagné aujourd’hui ? Une institution fragilisée qui essaye tant bien que mal de résister aux attaques gratuites, aux campagnes de dénigrement et aux tentatives de déformation du rôle d’un créateur de richesse et de son apport pour son pays.

Les opérateurs privés ne portent pas une autre nationalité, ce sont des Tunisiens qui se dévouent pour leur pays et qui l’aiment plus que tout

Les opérateurs privés ne portent pas une autre nationalité, ce sont des Tunisiens qui se dévouent pour leur pays et qui l’aiment plus que tout. Qu’on juge les corrompus, et si on prouve qu’ils le sont, tant pis, mais sans esprit de vindicte et volonté de représailles.

Depuis des années, on n’arrête pas de s’en prendre au secteur privé, on ne parle plus de la valeur travail et de la nécessité d’une union sacrée entre tous les Tunisiens pour créer des richesses et de la croissance.

Aujourd’hui, dans l’esprit d’un jeune ou d’un citoyen lambda, un homme d’affaires est par définition un corrompu, un voleur et qui ne paie pas ses impôts; un discours que même les pays communistes ne tiennent plus.

La question que beaucoup doivent se poser aujourd’hui est la suivante: comment un pays tel que la Tunisie peut prospérer s’il réprime les opérateurs privés et se prive de la contribution des investisseurs nationaux dans une dynamique économique vertueuse?

La Tunisie est une et indivisible. Dix ans après, il va falloir penser Tunisie et non régions, cités, classes sociales. Dix ans après, les temps sont venus de nous unir pour le sauvetage de notre pays.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali