Rétablir la crédibilité de l’Etat en honorant ses engagements et limiter ses dépenses à celles nécessaires, c’est l’orientation retenue par le gouvernement pour le reste de l’année 2020. C’est ce qu’indique le ministre de l’Economie, des Finances et du Soutien à l’investissement, Ali Kooli, dans une interview accordée à l’agence TAP.

Cette philosophie est aussi celle du Projet de loi de finances 2021 (PLF2021), qui mise par ailleurs sur la simplification du régime fiscal à travers la convergence des taux de l’IS (l’impôt sur les sociétés) vers 18% ou la révision apportée au régime forfaitaire.

Dans quel état avez-vous trouvé les finances publiques ?

Il faut dire que je n’ai pas eu de grandes surprises, parce qu’avant d’arriver au ministère, j’étais au courant que la situation très délicate des finances publiques. Le pays était malade en 2010 et il a essayé plusieurs remèdes au cours des dernières années, certains avec un certain succès, d’autres un peu moins.

Nous avons abordé l’année 2020 avec énormément de fragilité. A cette fragilité, est venue s’ajouter une catastrophe inattendue, à savoir la pandémie de la Covid-19 qui est certainement l’un des incidents les plus difficiles depuis plus de 100 ans. Des pays qui étaient en bonne santé, comme l’Allemagne, ont été complètement ébranlés. Que dire donc d’un pays qui était déjà malade, comme la Tunisie.

Où en sont les négociations avec les bailleurs de fonds dans le cadre des rencontres annuelles FMI-BM ? Y aura-t-il un nouveau programme avec le FMI ? 

La Tunisie entretient, depuis de longues années, d’excellentes relations avec ses bailleurs de fonds, que ce soit dans le cadre de ses relations bilatérales avec les pays amis et alliés, ou dans le cadre de ses relations avec les institutions et les organismes financiers à l’instar du FMI (Fonds monétaire international) et de la BM (Banque mondiale).

Avec le FMI, je ne parlerais pas de négociations mais plutôt de dialogue, étant donné  qu’une négociation se fait généralement entre deux parties ayant des visions opposées

Avec le FMI, je ne parlerais pas de négociations mais plutôt de dialogue, étant donné  qu’une négociation se fait généralement entre deux parties ayant des visions opposées. Et ce dialogue existe depuis plus de 30 ans et ne s’est jamais interrompu.

La semaine dernière et la semaine d’avant, j’ai eu des rencontres dans ce cadre là, et j’en aurai d’autres dans les jours à venir. Ces réunions sont l’occasion pour nous d’exposer notre situation, et pour nos partenaires du FMI de nous expliquer le contexte mondial global et les principales orientations retenues par leur institution, pour qu’ensemble nous trouvions les meilleures voies pour sortir la Tunisie de sa crise. Cette semaine coïncide avec les réunions annuelles de la BM et du FMI.

A la clôture de ces réunions, il y aura des annonces importantes concernant la façon avec laquelle ces deux institutions vont agir avec les pays du monde dans les mois et années à venir.

Une fois ces annonces faites, nous aurons certainement un dialogue plus soutenu et des discussions plus précises avec le FMI.

En fonction de ces discussions et des priorités du gouvernement, nous allons définir la forme et le contenu de notre prochaine collaboration.

Quelles sont les grandes tendances du projet de loi de finances 2021 ?

Avant de parler de 2021, je crois qu’il est primordial de savoir de quelle base nous partons. 2020 a été une année exceptionnelle parce que les hypothèses qui ont été retenues en 2019 pour bâtir la loi de finances 2020 ont été complètement faussées par la crise de la Covid-19.

Pour 2020, on avait prévu une croissance de 3%, mais nous nous retrouvons avec une décroissance d’environ 8%, soit un écart de 11 points, induisant près de 8 milliards de dinars de recettes budgétaires en moins.

Dans le cadre de la loi de finances complémentaire de 2020, nous avons essayé de ramener ces 8 milliards de dinars de baisse dans les recettes à 6 milliards de dinars. Mais malgré cela, nous allons passer de 36 milliards de dinars de recettes attendues à 30 milliards de dinars, soit une baisse de 20%.

Du côté des dépenses aussi, il y a eu des imprévus. Cet ajustement s’explique par deux éléments importants : le coût supplémentaire des actions contre la pandémie (près de 2,5 milliards de dinars) et l’orientation retenue par le gouvernement d’honorer les engagements de l’Etat auprès de ses fournisseurs (entreprises publiques et privées).

Nous pensons qu’il est primordial de rétablir la crédibilité de l’Etat. Il faut que ce dernier inspire confiance et il ne peut le faire qu’en honorant ses engagements et en traduisant sa parole en actes.

Une fois la loi de finances complémentaire validée, nous procéderons au règlement de cette dette, qui serait de l’ordre de 4,5 milliards de dinars.

Nous n’avons pas pu résorber tout le passif jusqu’à présent, mais nous avons au moins décidé de ne pas alourdir davantage la facture et de ne plus faire porter à d’autres la dette de l’Etat. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé, pour 2020, d’honorer toutes les dettes certaines de l’Etat auprès de ses fournisseurs.

Les équipes du ministère ont fait un effort colossal pour cerner cette dette et certifier les montants. Une fois la loi de finances complémentaire validée, nous procéderons au règlement de cette dette, qui serait de l’ordre de 4,5 milliards de dinars.

Les dépenses supplémentaires engagées en 2020 généreront un déficit budgétaire de l’ordre de 14% pour cet exercice. En 2021, nous allons essayer de corriger le tir en ramenant les 14% à 7%. D’aucuns peuvent dire que 7% de déficit budgétaire est également un niveau très élevé de déficit.

Oui, mais il ne faut pas oublier que les 7% de déficit couvrent des défis très importants dont le service de la dette qui devrait s’établir, en 2021, à 15,8 milliards de dinars. Ce déficit était inférieur à 4 milliards de dinars en 2010 et légèrement supérieur à 9 milliards de dinars en 2019.

Cet écart est dû au fait que la dette a augmenté tout au long de ces années, mais aussi au fait que, de 2012 à 2015 et au-delà, on pensait que 2021 serait une date très lointaine, et que 10 années après la révolution, la situation serait bien meilleure et qu’on pouvait, de ce fait, y concentrer un certain niveau de remboursement de la dette.

Un des challenges importants que nous aurons donc à affronter, c’est de faire rouler cette dette. Dans les pays développés, le roulement de la dette est un mécanisme naturel.

Aux Etats-Unis, il y a des émissions de bons de trésor qui viennent remplacer des échéances qui ont été payées. Nous allons essayer de nous inscrire dans ce type de mécanisme en Tunisie.

Aux Etats-Unis par exemple, régulièrement il y a des émissions de bons de trésor qui viennent remplacer des échéances qui ont été payées. Nous allons essayer de nous inscrire dans ce type de mécanisme en Tunisie.

L’autre bloc important des dépenses de l’Etat pour 2021 est constitué par les dépenses salariales qui seront de l’ordre de 21 milliards de dinars. C’est quasiment l’équivalent du budget de l’Etat en 2011. L’Etat doit honorer cette masse salariale, en veillant à ce qu’elle n’explose pas.

Pour ce qui est du budget de développement, nous avons essayé de maintenir l’investissement à un montant de 7 milliards de dinars.

S’agissant de la compensation, l’enveloppe qui lui sera dédiée est de plus de 6 milliards de dinars. Je parle là de la compensation au sens large, englobant les subventions directes et les subventions indirectes dépensées sous forme d’aide aux entreprises publiques en difficulté.

J’explique. Lorsque l’Etat demande à une société de transport public de ne pas augmenter ses prix et de vendre à perte, tout en assumant ces pertes, c’est de la compensation indirecte. Par contre, quand l’Etat achète du sucre à un certain prix et qu’on le vend à un prix moindre, là c’est une compensation directe.

Pour 2021, nous avons également prévu une croissance du PIB de l’ordre de 4% et nous avons tenu à ce que la croissance des dépenses publiques ne soit pas supérieure à celle du PIB, et je crois qu’il s’agit là d’un fait nouveau dans l’histoire moderne de la Tunisie, où très souvent la croissance des dépenses était supérieure à celle du PIB.

Comment jugez-vous le niveau de l’endettement de la Tunisie ? Quelle capacité a le pays aujourd’hui d’honorer ses dettes ?

L’endettement ce n’est qu’une conséquence, ce n’est pas une fin en soi. Tout comme on ne peut pas imaginer que l’Etat faille à ses engagements en termes de compensation, de masse salariale, on ne peut imaginer que l’Etat n’honore pas ses engagements en termes de remboursement de la dette. Aujourd’hui, nous avons un endettement proche de 90% de notre PIB.

L’an prochain, il risque d’augmenter de 2 points pour se situer aux alentours de 92 à 93%. Un pays comme le Japon a une dette intérieure de l’ordre de 300%, mais personne ne s’en inquiète parce que ce pays a la possibilité de la financer localement.

Pour la dette tunisienne, le problème n’est pas vraiment le stock de la dette, mais plutôt la concentration de l’échéance et la forte proportion de la dette étrangère par rapport à la dette locale.

Et c’est sur ce type de mix que nous essayerons de changer dans les mois et les années à venir, pour que l’impact sur l’économie soit moindre.

Mais ne pensez-vous pas que le choix adopté dans le cadre de la loi de finances 2021, de recourir à l’endettement auprès du marché intérieur, risque d’aggraver l’assèchement de la liquidité pour les entreprises ?

Je constate personnellement, que depuis 10 ans, l’investissement privé est extrêmement limité en Tunisie. Quand on parle d’assèchement, cela suppose qu’il y a une grande demande de crédit, ce qui n’est pas le cas.

Durant les dernières années, il y avait certes une grande demande sur les crédits de consommation mais très peu de demande pour les crédits d’équipement.

Pourtant, ce sont les crédits d’équipement qui préparent la voie à la croissance de demain. En 2020, avec la crise de la Covid-19, j’ai l’impression que très peu d’investissements ont eu lieu alors qu’il y a beaucoup de liquidité sur le marché. Il y a même davantage de liquidité qu’avant, et je crois que le marché a la profondeur nécessaire pour financer les besoins. Il faut savoir aussi qu’une grande partie de l’argent ne fait que tourner.

Tout à l’heure, nous avons évoqué les 4,5 milliards de dinars qui serviront à rembourser la dette de l’Etat auprès de ces fournisseurs. Cet argent ne va pas disparaître, car quand l’Etat payera ses fournisseurs, ces derniers paieront leurs banques, qui auront à leur tour de la trésorerie pour acheter les bons de l’Etat. C’est donc la raison pour laquelle nous avons privilégié l’endettement auprès du marché intérieur.

En parallèle, la Banque centrale prévoit d’intervenir différemment, à l’instar des Banques centrales à l’échelle internationale. Quand dans un pays comme les Etats-Unis d’Amérique, la FED (la Banque centrale américaine) injecte près 20% du PIB américain pour le rachat de la dette, et quand dans d’autres pays -qui sont les chantres du libéralisme- les Banques centrales font pareil, je pense que la BCT pourrait injecter 1 ou 2 voire 3% du PIB, pour faire du rachat de la dette publique ou privée.

C’est vrai que nous devons rester vigilants quant à l’inflation, mais l’expérience dans plusieurs pays où il y a eu des injections massives d’argent dans l’économie a montré que l’inflation n’a pas déraisonnablement augmenté. Je pense qu’en veillant à certains équilibres, nous pouvons concilier le besoin de financement de l’Etat avec une bonne maîtrise des prix.

Pourquoi le PLF 2021 n’a-t-il pas prévu de financement spécifique pour sauver les PME et les milliers d’emplois disparus pour cause de confinement ?

Je pense que cette assertion est un peu sévère, parce que l’Etat, dans le cadre du projet de loi de finances 2021, a essayé de continuer à protéger les entreprises, aussi bien publiques que privées, car ce sont les entreprises qui génèrent la richesse créatrice de l’emploi.

En 2021, en continuité avec les efforts qui ont été déployés en 2020, l’Etat mobilisera des dépenses de 7 milliards de dinars au titre de l’enveloppe dédiée aux investissements, et près de 6,5 milliards de dinars au titre de soutien aux entreprises publiques et à la compensation. Ce sont des montants considérables qui seront mobilisés sans augmenter vraiment la taxation des entreprises ou des particuliers.

Le gouvernement a, en effet, estimé que les particuliers, notamment les salariés, subissent un taux d’imposition très élevé, et a tenu à ne pas augmenter davantage ce taux, pour la première fois depuis très longtemps. Bien au contraire, nous avons tenu à encourager les particuliers à épargner en augmentant le plafond des Comptes d’épargne en actions (CEA) et de l’assurance-vie et à acquérir des biens immobiliers en leur accordant une incitation fiscale de 100 dinars.

Pour les entreprises, nous avons essayé de faire converger les taux de l’IS à 18%, malgré un déséquilibre budgétaire très important.

Vous avez évoqué un déficit budgétaire de 14% en 2020, est-ce toujours soutenable pour une économie en crise ?

A-t-on vraiment le choix de faire autrement ? Est-ce qu’on peut décider d’arrêter de payer les salaires du mois d’octobre, de renoncer aux aides décidées aux particuliers et aux entreprises face à la Covid-19 ? Ou de ne pas honorer les engagements de l’Etat ?

Une chose est sûre, en 2021, nous avons décidé de n’engager que les dépenses nécessaires et pour lesquelles nous pensons avoir des financements

La réponse est sans doute non. Une chose est sûre, en 2021, nous avons décidé de n’engager que les dépenses nécessaires et pour lesquelles nous pensons avoir des financements. Un déficit de 14% n’était pas un choix, mais une conséquence d’un état de fait, d’une crise inattendue qui a drastiquement réduit nos recettes et augmenté considérablement, nos dépenses. Ce n’est pas spécifique à la Tunisie, plusieurs pays, tels que la France, l’Allemagne, les Etats-Unis, enregistrent des déficits élevés parfois à deux chiffres. Les pays voisins (Egypte, Maroc) enregistrent également des déficits qu’ils n’avaient pas budgétisés.

En 2021, nous avons prévu de réduire de moitié ce taux et nous allons continuer sur cette démarche pour le situer le plus proche possible de zéro en 2024.

Le projet de loi de finances 2021 marque-t-il le début d’une levée progressive des subventions surtout quand on sait qu’une taxe de 100 millimes a été imposée sur le sucre ?

Les Tunisiens ont consommé 300 000 tonnes de sucre en 2018, 350 000 tonnes en 2019, soit une augmentation de 20% en une année. A fin septembre 2020, ils ont consommé 400 000 tonnes, et elle devrait atteindre les 450 000 tonnes à la fin de l’année, soit 50% de plus par rapport à 2018.

Je ne pense pas que ce sont les ménages tunisiens qui ont doublé leur consommation, mais c’est plutôt la contrebande qui fait exploser notre consommation, parce que les prix du sucre pratiqués en Tunisie sont très bas par rapport aux prix internationaux et par rapport à ceux des pays voisins. Nous sommes donc en train de subventionner non plus le consommateur tunisien, mais la contrebande. Cette augmentation, bien que modeste, va contribuer à ramener la consommation du sucre aux vraies proportions.

Et par rapport à la compensation d’une manière générale, quelle orientation avez-vous retenue ?

L’orientation retenue c’est de faire parvenir la compensation à ceux qui en ont réellement besoin, à travers la poursuite de la digitalisation de tout le processus et l’identification des populations qui devraient être directement ciblées par la compensation.

Et qu’en est-il de la réforme fiscale ?

La réforme fiscale c’est un travail qui ne s’est jamais arrêté depuis plus d’une dizaine d’années. En 2021, les réformes s’inscriront en continuité avec ce qui a été fait dans le passé, mais à une vitesse plus soutenue.

Parmi les avancées inscrites dans le PLF 2021, figurent la convergence des taux de l’IS vers 18% et la simplification et les améliorations apportées au régime forfaitaire… L’objectif est de simplifier autant que possible le système fiscal tunisien dont le grand problème c’est justement la multiplicité et la complexité des règles.

Et qu’avez-vous prévu pour lutter contre l’économie informelle ?

L’économie informelle englobe en effet plusieurs degrés d’informel. Cela va du simple fait de faire travailler des personnes sans les déclarer, au fait d’acheter des biens sans facture, aux exactions financières (non paiement de la TVA, activités non déclarées…), en arrivant au trafic de drogue, d’êtres humains, d’armes.

L’Etat ne pourra bien évidemment pas pardonner ce dernier niveau d’informel, qu’il combattra par tous les moyens. Par contre, pour tout ce qui est exactions financières, je pense qu’un système d’impôt non confiscatoire avec des procédures simplifiées et des taux allégés pourrait inciter une large frange des acteurs de l’informel à régulariser leurs situations et à réintégrer le circuit organisé.

L’effort de l’Etat en matière de simplification et d’allègement du système fiscal doit être associé à une bonne application de la loi mais aussi à une forte adhésion des acteurs de l’informel qui devraient comprendre qu’on ne peut revendiquer ses droits (amélioration des infrastructures…) qu’en s’acquittant de ses devoirs.