Au grand bonheur d’importantes franges sociales, la commission parlementaire de l’agriculture, de la sécurité alimentaire, du commerce et des services a récemment adopté le projet de loi sur l’Economie solidaire et sociale (ESS), branche de l’économie qui concilie activité économique et équité sociale.

Mais la joie de ceux qui attendent avec impatience cette loi n’a pas été totale dans la mesure où cette commission, au lieu de soumettre automatiquement, comme l’exige la tradition, l’examen du projet en séance plénière après l’avoir adopté, a jugé bon de l’envoyer à l’Académie parlementaire.

Par Abou SARRA

Ce think tank parlementaire (Académie parlementaire), créé en 2017, aura à organiser une journée d’étude sur ce type d’économie dans l’objectif d’acclimater les députés à cette économie et d’approfondir la compréhension de son bien-fondé. Seulement le temps que prendront l’organisation de cette journée et la sélection des experts qui viendront expliquer les rudiments de cette économie, sachant également que la sensibilisation des députés à l’enjeu d’y participer risque elle aussi de prendre beaucoup de temps, et retarder ainsi davantage l’adoption définitive de ce projet de loi.

Rappelons que le projet de loi sur l’économie solidaire et sociale, préparé en 2015 par la centrale syndicale (UGTT) et retenu par le 13ème Plan de développement (2016-2020) parmi les trois composantes du nouveau modèle de développement aux côtés de l’économie verte et de l’économie numérique, n’a été soumis au Parlement qu’au début du mois décembre 2019.

Au regard des multiples avantages qu’il engrange en matière de création d’emplois (on parle de 300 000 emplois) et d’impulsion de l’investissement local à travers la création de milliers d’entités de services et de production, ce projet de loi aurait dû bénéficier de la priorité absolue.

A noter que ce projet de loi, adopté en commission après son amendement, vient réglementer, légaliser et systématiser en Tunisie l’ESS, également dénommée “Tiers secteur“.

Les avantages de l’ESS

Perçu comme un grand pas sur la voie du développement inclusif, le nouveau texte, élaboré en partenariat entre le gouvernement et la société civile (syndicats, patronat et autres ONG), consacre la coexistence, sur le marché, de trois secteurs, en l’occurrence public, privé et tiers secteur, et ce sur un pied d’égalité sous l’autorité régulatrice de l’Etat.

Ce dernier ne sera plus perçu, en vertu de ce projet de loi, comme une structure omnipotente mais comme une institution “stratège qui organise, arbitre et contrôle”.

Expérimentée de manière autoritaire dans les années soixante,  unilatéralement par l’Etat dans des conditions malheureuses (collectivisation contraignante), l’économie sociale et solidaire bénéficie aujourd’hui d’un consensus entre le gouvernement et la société civile.

Il s’agit d’une avancée majeure en ce sens où cette branche d’économie va profiter à des activités dont l’objectif principal, bien avant le profit, est de répondre aux besoins d’une catégorie, souvent défavorisée et marginalisée de la population, à l’instar des milliers d’habitants des zones enclavées de l’intérieur du pays, des diplômés du supérieur au chômage et des communautés laissées-pour-compte des quartiers suburbains.

Concrètement, ces communautés marginalisées vont s’associer dans des coopératives et des mutuelles pour créer leurs propres emplois et leurs propres sources de revenus.

La principale nouveauté de ce projet de loi consiste justement à “légaliser“ les entités qui exerceront dans le domaine de l’ESS et à les aider à accéder à des financements appropriés.

Il s’agit, généralement, d’associations, de mutuelles, de coopératives ou encore de fondations. Elles peuvent être également des entreprises. Ces entités sont mues par les valeurs de solidarité, privilégiant l’homme au capital, au service d’un projet collectif d’utilité sociale.

En cette période de crise économique et des difficultés rencontrées par l’Etat pour créer des emplois décents à des centaines de milliers de demandeurs (plus de 600 000), l’ESS est à même de constituer une réponse appropriée à l’incapacité du secteur public à recruter et du secteur privé à créer des entreprises.

Mieux, l’économie sociale et solidaire a pour vertu de s’accommoder avec les récessions économiques et d’intervenir là où les secteurs public et privé ne peuvent pas le faire.

Qui est contre l’ESS en Tunisie ?

Maintenant la question qui se pose est de savoir quels sont les motifs qui ont empêché le gouvernement d’accélérer l’adoption de ce projet de loi en dépit des recommandations du Fonds monétaire international (FMI) et d’une étude du Programme des nations unies pour le développement (PNUD).

A titre indicatif, lors de son discours prononcé fin février 2020, devant l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) pour l’obtention de sa confiance, Elyès Fakhfakh, avait évoqué 7 priorités économiques de son gouvernement. L’Economie solidaire et sociale (ESS) n’y figurait pas.

A l’étranger, l’ESS est très développée dans les pays industrialisés. A titre indicatif, elle contribue à 10% du PIB en Europe contre seulement 0,6% en Tunisie. Elle est considérée comme une alternative à la globalisation que la pandémie du coronavirus vient de mettre à genoux.

Lors d’un débat sur l’ESS organisé récemment en Tunisie, Jean Gatel, ancien secrétaire d’État, chargé de l’Economie sociale auprès (1984), estime que « l’ESS peut proposer un autre modèle de développement que le néolibéralisme. Un développement qui privilégie l’humain -et non la recherche éhontée de profit-, la solidarité, le respect de l’environnement, la justice sociale et la citoyenneté». Et Gatel d’ajouter : «Elle est la voie de la Tunisie».

A méditer.