De plus en plus des voix s’élèvent pour recommander au futur gouvernement de penser sérieusement au rééchelonnement de la dette publique, au regard du surendettement auquel est confronté le pays.

Explications. Le rééchelonnement est une pratique par laquelle un débiteur, prévoyant de n’être plus en mesure de régler les échéances futures de sa dette selon les conditions initialement prévues, obtient de son créancier qu’il consente à réduire le montant de chacune d’elles et à prolonger la durée de leur remboursement. A cette fin, les créanciers accordent au débiteur (cas de la Tunisie) de nouveaux prêts pour payer d’anciens prêts.

D’autres voix sont opposées à cette proposition. Elles estiment qu’il existe encore des pistes à explorer pour assurer la soutenabilité de la dette tunisienne et mettent en garde contre l’option pour le rééchelonnement, car, notent-ils, elle serait plus dramatique et plus douloureuse que des solutions souveraines moins coûteuses.

L’essentiel dans les deux cas est de répondre à cette épineuse question : la dette tunisienne est-elle encore soutenable ? Autrement dit, dans quelle mesure le pays peut dégager des ressources en devises suffisantes pour rembourser sa dette sans affecter sa capacité à investir et à se développer, et tout en continuant à recourir à des crédits à des conditions non coûteuses ?

Pour les partisans du rééchelonnement, dont les économistes Jameledine Aouididi et Mohamed Ben Naceur, cette dette n’est plus soutenable. Les indices de non-soutenabilité sont multiples. Pour étayer leurs dires, ils citent entre autres la décision de recourir à deux reprises, l’espace trois ans (2013-2016), aux facilités du FMI pour pouvoir mobiliser les ressources nécessaires. Cette décision prouve, selon eux, que la Tunisie a atteint le seuil de la soutenabilité de sa dette extérieure. Le second est perceptible à travers les prévisions de la loi de finances 2020. 

L’argumentaire des partisans du rééchelonnement

D’après cette loi, l’encours de la dette publique est estimé à 82,890 milliards de dinars à fin 2019, soit 75% du Produit intérieur brut (PIB), alors que la norme internationale en la matière stipule que ce taux ne doit pas dépasser 60% du PIB pour les pays dont la dette n’est pas souveraine, comme la Tunisie. La situation est encore plus grave si on ajoute à la dette publique les dettes des entreprises publiques et privées lesquelles ne sont pas comptabilisées dans le montant global de l’endettement.

Par ailleurs, la dette tunisienne est considérée comme insoutenable du fait que son encours extérieur dépasse 3 fois les avoirs nationaux en devises et 9 fois le solde de la balance courante extérieure.

Autre argument cité par les partisans du rééchelonnement, la tendance du service de la dette à augmenter crescendo. Ce service, qui a, selon des statistiques officielles, augmenté de 3,2 milliards de dinars en 2010 à 9 milliards de dinars en 2019, est estimé en 2020, à 10 milliards de dinars environ, soit presque le montant des emprunts extérieurs dont la Tunisie aura besoin pour cofinancer son budget pour l’exercice en cours.

Entendre par-là que certains crédits en devises que va obtenir, dorénavant, la Tunisie auprès de ses bailleurs de fonds vont servir à rembourser annuellement la dette principale.

Pour Toutes ces raisons, Mohamed Ben Naceur estime que «face à l’incapacité des différents gouvernements à résoudre la problématique de la masse salariale (principale condition exigée par le FMI), la piste du rééchelonnement de la dette publique paraît comme une alternative afin de dégager un espace budgétaire permettant de sortir le pays de cette impasse».

Pour sa part, Jameleddine Aouididi, qui intervenait lors d’une récente conférence tenue à Sfax sur le rôle que doivent jouer les forces démocratiques et progressistes pour faire face aux défis multiformes auxquels fait face le pays, a proposé d’accompagner toute éventuelle décision de rééchelonnement par de nombreuses réformes. Celles-ci gagneraient, estime-t-il, à réhabiliter le dinar et à le revaloriser, à réduire la dette, à réviser les conventions de libre-échange existantes, à rationaliser au maximum les importations, à booster l’investissement dans les entreprises publiques et à relancer la production nationale.

Les opposants présentent des scénarios de sortie de crise

Pour les opposants au rééchelonnement dont Abdelhamid Triki, ancien ministre du Plan et de la Coopération internationale, il existe encore des pistes à explorer pour garantir la soutenabilité de la dette tunisienne. Il pense que l’option pour des programmes que la Tunisie aura à prendre de façon souveraine sera de loin moins dure que le recours au rééchelonnement de la dette. Car selon lui, le rééchelonnement est une pratique onéreuse qui consiste, entre autres, à exiger des mesures d’austérité encore plus sévères.

Le rééchelonnement est, d’après lui, une opération à haut risque, et pour le débiteur -qui va devoir payer plus d’intérêts pour le report de sa dette- et pour le créancier -qui risque le non remboursement de sa créance.

Au lieu du rééchelonnement, Triki, qui faisait une communication sur la soutenabilité de la dette au cours d’un récent forum organisé par le Cercle Kheireddine et le Forum Ibn Khaldoun pour le développement, suggère d’agir sur la relance de la croissance, la stimulation des exportations et l’impulsion des IDE (Investissements directs étrangers) dans les secteurs porteurs (numérique, tourisme, énergie, industrie pharmaceutique, santé, enseignement supérieur privé…).

L’ancien ministre du Plan et de la Coopération internationale plaide également pour la diversification des ressources de financement et pour  la mobilisation des ressources non génératrices de dette, notamment des recettes de privatisation en devises, d’IDE et des actions pour assurer un refinancement adéquat de certaines dettes…

Concrètement, il propose deux ou trois opérations de privatisation (une banque et la Régie du tabac), qui pourraient générer des recettes de 4 milliards de dinars.

Pour les IDE, Triki recommande d’attirer des investisseurs étrangers, particulièrement les investisseurs chinois, en aménageant des zones industrielles adaptées aux standards internationaux et en adoptant le projet de loi d’urgence économique qui pourrait être un important accélérateur de réalisation de grands projets à forte valeur ajoutée, notamment dans les zones de développement régional.

Et pour être complet sur le sujet, Triki souligne la nécessité de mettre en œuvre un plan d’action à court terme pour rétablir le rating de la Tunisie avant 2011 qui conférait à la Tunisie le statut «d’Investment grade» lequel grade permettra «de refinancer une partie de la dette aux conditions les plus favorables, notamment en matière de maturité (15 ans et plus)».

Par-delà les positions des uns et des autres, la problématique de la dette tunisienne demeurera totale tant qu’on ne disposera pas de chiffres fiables sur cette question, tant qu’on n’aura pas audité cette dette et tant qu’on n’aura pas mis en place des structures efficaces (Agence de Trésor) pour sa gouvernance.