« On n’exporte pas la démocratie dans un fourgon blindé », avait déclaré feu Jacques Chirac à Silvio Berlusconi en 2003, lorsque les Etats-Unis ont envahi l’Irak sous prétexte d’y instaurer la démocratie. Qui ne sait pas ce qu’il est advenu de l’Irak depuis le jour maudit où le premier soldat américain y a mis les pieds : l’une des plus grandes puissances économiques du Golfe arabe a été renvoyée à l’âge des pierres.

Cette citation du président français est plus valable que jamais aujourd’hui dans notre pays avec toutefois une toute petite nuance : on n’exporte pas la démocratie via le formatage accéléré des cerveaux grâce au « profiling » fait sur les réseaux sociaux. La démocratie est un processus que l’on construit petit à petit en s’adossant à des référents culturels locaux pour qu’elle ne soit pas parachutée et donc non probante.

L’évolution d’une culture démocratique n’est pas une évidence. Elle passe par l’instauration, depuis l’enfance, d’un environnement propice pour le développement de réflexes de respect des droits de l’Homme, des libertés individuelles, du droit à la différence et des opinions contraires et de la séparation des pouvoirs. L’ultime objectif d’une démocratie est de réaliser le bien-être de toutes et de tous.

Elle implique également la responsabilisation des citoyens et leur implication réelle dans le développement socio-économique de leur pays et sa stabilité politique.

A sillonner aujourd’hui le cyberespace dans notre pays, pouvons-nous parler de culture démocratique ? Ce que nous y voyons est effrayant à plus d’un titre. Nous y relevons des messages et un langage qui favoriseraient, si nous n’y prenons pas garde, des attitudes reposant sur la violence et l’autorité, le refus et le rejet de l’autre dès le moment où il n’adopte pas nos idées ou n’appartient pas à notre « confrérie ». Les mots aimez-vous les uns les autres, aimez votre pays protégez le et préservez ces intérêts sont absents du lexique de nos politiciens passés maîtres, à quelques exceptions près, dans l’art de l’agressivité verbale et de la violence idéologique.

C’est en établissant la cartographie cybernétique de  communautés de jeunes déçus et de pans désespérés de la population tunisienne, que, depuis au moins deux années, des équipes « invisibles » ont usé de tous les moyens mis à disposition pour procéder à l’analyse de toutes les données du web pour en extraire les tendances permettant de les cibler et de les formater. Elles ont au même titre visé les électeurs indécis, les communautés des laissés pour compte que les jeunes déçus et révoltés.

C’est là où Kaïs Saïed et Seif Makhlouf, chacun dans son style, ont pioché toutes les informations pour endoctriner les esprits de ces jeunes fragiles et vulnérables intellectuellement, leur promettant monts et merveilles et en prime s’engageant à leur offrir le pouvoir avant d’entre dans la pratique du corps à corps avec eux manipulant leurs esprits et stimulant leurs émotions.

Identifier les potentiels «formatables»

Derrière la campagne présidentielle de Kaïs Saïed, il y a eu le Big Data devenu de notre temps un passage obligé pour mener toute campagne électorale. Ce sont ces plateformes de gestion et d’analyses des données massives, et de mise en place des algorithmes prédictifs. A partir du moment où l’on identifie la population cible et l’on connaît ses desiderata, que c’est facile de l’aborder et de lui servir le plat qu’elle préfère !

C’est d’ailleurs ce qui explique que le plus grand segment des électeurs de Saïed et de Makhlouf se trouve parmi les jeunes grands utilisateurs des réseaux sociaux et en prime Facebook et Instagram.

Lorsque Rafaa Tabib, universitaire et l’un des plus grands experts tunisiens en géopolitique, parle de l’interventionnisme de la firme Cambridge Analytica, de la revente des données personnelles et de la montée en puissance des plateformes permettant de gérer les fichiers de contacts se trouvant sur le net, de campagnes de dons et d’animation des sites web dédiés aux campagnes électorales, il ne plaisante pas.

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Ce qui est par contre étrange est que Kaïs Saïed ne se rende pas compte lui-même qu’il n’est pas le “Messie“ et que sa montée fulgurante dans les sondages ainsi que sa victoire au premier tour de la présidentielle n’est pas le fait de ces centaines de cafés qu’il prenait avec des jeunes en leur débitant son discours de : « vous pouvez éjecter tous ceux que vous estimez incompétents et prendre vous-même les choses en main (sic) ».

Rafaa Tabib a tenu à mettre à nu dans un post publié sur sa page FB *l’une des armes les plus meurtrières des groupes agissant dans les coulisses pour réfuter toute pensée qui s’oppose à eux à travers les réseaux sociaux : la réprobation en accusant le contradicteur de vivre dans la science-fiction. «Dans l’une des réactions que j’ai reçues en “privé”, une éminence des plus importantes de la campagne de M. Kais Saied (et je ne tiendrai donc pas le candidat Saied pour responsable), m’a grosso modo dit (j’ai supprimé les injures et les fautes linguistiques et de style) : “Vous avez beaucoup d’imagination et une capacité à percevoir des situations dignes des romans de science-fiction.” Comme ceux qui travaillent avec le candidat Saied ne lisent pas la littérature mondiale, ou la littérature tout court je présume, je voudrais dévoiler à tout le monde l’un des secrets les plus importants de la planification stratégique globale : la futurologie et les prédictions auto – réalisatrices…

Le think tank Rand Corporation représente le groupe le plus impliqué avec l’administration américaine et qui a contribué à la planification, à la mise en œuvre et à la gestion de la phénoménale opération géopolitique appelée le “printemps arabe”. C’est de ce groupe que sont issues toutes les organisations qui ont formé les acteurs et activistes cybernétiques arabes depuis 2006, avec à leur tête l’organisation serbe Otpor, l’Open Society du milliardaire américain George Soros et l’Alliance du mouvement mondial de la jeunesse. Le Centre Canvas (Center for Applied Non Violent Action and Strategy), situé à la périphérie de Belgrade, a été fréquenté par beaucoup des cyber-activistes qui ont inondé les réseaux de fausses nouvelles provocatrices tout au long de ces misérables années de printemps…

Lorsque nous parlons de la Rand Corporation, nous évoquons le plus important de ses théoriciens, l’ingénieur Herman Kahn… Ce physicien, qui a étudié la philosophie et la théologie évangélique et qui préconisait l’annihilation d’une partie de l’humanité par l’emploi de l’arme nucléaire….Herman Kahn a également contribué à une étude prospective pour l’administration américaine pour l’horizon 2000 sous le titre “L’an 2000, un canevas de spéculations pour les 32 prochaines années. Il y a prédit l’invention de 100 produits qui auront un impact décisif dans le monde au début de l’an 2000, dont les plus importants sont : Internet, téléphone portable, ordinateur portable, finance numérique… C’était en 1967 ! ».

L’islamisation du monde arabe prévue depuis les années 2000

En 2001, une amie séjournant aux Etats-Unis dans le cadre d’un programme américain de leadership avait lu un article à propos de ce que préconisait la CIA pour la région arabe pour les 20 années à venir. Il y avait, entre autres, un passage où l’on parlait de chute des dictatures après des années de prospérité économique et d’établissement de régimes islamistes. Rien n’est le fait du hasard dans les pays où les think tank planifient des actions et des programmes sur 50 ans voir 100 ans.

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Rafaa Tabib précise dans son post que la «Rand Corporation a non seulement contribué à la création du chaos appelé le printemps arabe, mais a aussi tracé les cartes futures de toute la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (MENA). Ceci a été réalisé sous la supervision du stratège israélien, le Dr Oded Yinon, initiateur d’un plan qui porte son nom et qui vise à défaire tous les Etats arabes existants et réorganiser l’ensemble de la région en petites entités fragiles, plus malléables et incapables d’affronter Israël… ».

Tout ce beau monde, sous couvert d’amour de l’humanité (resic) et de volonté de lui assurer le bien-être par la démocratie, a œuvré au développement de mouvements extrémistes se nourrissant des désillusions  d’une jeunesse  désenchantée et des limites intellectuelles d’une frange de la population victime d’exclusion socioculturelle et de détresse économique.

Les illuminés obsédés par l’idée de la khilafa et de la chariaa tels le parti Attahrir, Seifeddine Makhlouf, le parti Rahma -que  nous venons de découvrir- ont usé de tous les instruments démocratiques de liberté d’action et de parole, dont des médias extrêmement « compréhensifs » et neutres, pour propager leur poison et formater les esprits.

La Tunisie risque aujourd’hui de vivre la pire des dictatures théocratiques à cause de l’usage de toutes les armes démocratiques des groupes de l’extrême droite religieuse à la Ben Laden pour constituer un électorat capable de changer aussi bien les donnes à l’ARP que d’orienter les dispositions existant dans une constitution bâtarde vers une islamisation latente de notre pays.

Pendant ce temps, les prétendus démocrates appellent au vote blanc qui revêt toutes sa signification dans de vieilles démocraties mais pas dans un pays comme le nôtre.

Amel Belhadj Ali

*Traduction du texte de Rafaa Tabib par Rania Tahar