Ce qui est censé être une fête démocratique tourne à la tourmente électorale. Quel repère de vote pour le citoyen. Il ne faut pas se tromper de candidat.

WMC : Le Cercle Kheireddine préconise un désistement de la part des candidats des courants démocrates en faveur du candidat fédérateur. Qu’est-ce qui justifie cet appel ?

Karim Ben Kahla : Le Cercle Kheireddine et beaucoup d’observateurs de la vie politique dans notre pays soulignent la gravité de l’instant. Je n’exagère rien en disant que l’avenir de la démocratie en Tunisie se joue sous nos yeux, en ce moment.

En 2011 et en 2014 les choses étaient plus claires pour l’électeur. On avait l’Islam politique face aux démocrates. A l’heure actuelle, il y a une profusion de candidatures et un éclatement de la sphère politique qui égare les électeurs, entretenant une confusion dans leur esprit.

A l’heure actuelle on a l’Islam politique, le populisme et une certaine forme de banditisme politique et c’est un cocktail redoutable.

Les partis politiques et les électeurs devraient se mobiliser de concert pour éviter que l’on aille au-devant de ce qui risque d’être une élection pour rien.

Quels sont les éléments qui nourrissent votre crainte ?

Si les choses continuent telles qu’elles se présentent aujourd’hui, il n’y aura probablement pas de deuxième tour. Et, le 16 septembre, je crains un arrêt du processus démocratique dans notre pays sacrant la montée en puissance de courants politiques totalement découplés de la démocratie.

En théorie politique, on parle de “démocrature” pour décrire la dérive de la démocratie libérale. Dans le cas d’espèce, on risque d’avoir du populisme mâtiné d’intégrisme et de banditisme ainsi que de feuilleton turc. Ce scénario est loin de conforter la démocratie qui reste un référentiel de valeurs et d’éthique.

Craignez-vous pour la démocratie ?

Il y a de cela. Mon propos est que la démocratie est toujours fragile et cela se vérifie, y compris dans les démocraties traditionnelles qui disposent d’institutions fortes et anciennes. Regardez les dépassements dans divers pays d’Europe jusqu’en Angleterre et même ailleurs, par exemple aux Etats-Unis d’Amérique. Partout la démocratie reste toujours en construction. Alors que dire pour la Tunisie là où même le tissu institutionnel n’est pas encore achevé et les règles du jeu non encore définitivement établies et respectées. Notre crainte se nourrit de ce sentiment de fragilité démocratique et de la perte des quelques acquis de la révolution de 2011.

Vous laissez entendre qu’il n’y aurait pas de deuxième tour ? Tout se jouerait au premier ?

Oui, hélas ! Si on reste dans le même topo, on risque de ne pas trouver de candidat du camp démocrate au deuxième tour. C’est bien ce qui explique notre appel à l’adresse des candidats des courants démocrates les appelant à se désister en faveur d’un candidat fédérateur.

Avez-vous été entendu ?

Malheureusement il n’y a pas un retour significatif d’échos. Les égos et les ambitions personnelles sont plus forts que l’intérêt supérieur de la nation. Et les justifications sont inconsistantes. Les candidats considèrent qu’un désistement lors du scrutin de la présidentielle compromettrait les chances de leurs partis respectifs lors des législatives. Et c’est loin d’être prouvé.

Je redoute le syndrome du Titanic où l’on continue à faire la fête alors que le bateau est en train de couler.

Est-ce que les sondages, alarmistes, vous inquiètent ?

On ne peut ignorer les sondages. Et, les derniers sondages fuités sont alarmants. La fragmentation du camp des démocrates pourrait causer une dispersion des voix et conduirait, je le crains, à une déroute électorale.

En face, c’est tout aussi fragmenté. Est-ce que ça peut se neutraliser ?

Le camp anti-institutionnel est aussi fragmenté. L’ennui est que les courants qui le composent ont un dénominateur commun. Ils ne croient pas en l’Etat institutionnel. Vous avez l’Islam politique, plus enclin au projet de la Oumma, et les autres courants qui jouent le peuple contre les institutions, les élites et in fine l’Etat institutionnel. Ajouter à cela qu’il y a aussi beaucoup d’argent noir qui circule en rapport avec le milieu de l’informel, qui est en train à se déverser sur la politique. Cela ne favorise pas le rétablissement de l’Etat dans toutes ses prérogatives.

C’est un concurrent électoralement redoutable !

Cela est vrai. Mais ce n’est pas qu’un concurrent. Il y a le populisme, l’intégrisme et l’argent noir. L’antagonisme est pluriel. Et toutes ses composantes abondent dans le même sens celui de la désinstitutionalisation de l’Etat.

Ne faut-il pas relativiser votre opinion car il y a un fort pourcentage d’indécis et d’abstentionnistes qui peuvent être repêchés ?

Ce sont là deux inconnues de taille. Toute cette agitation malveillante sur les réseaux sociaux a été néfaste et les a attisés. Elle a entretenu l’idée que toute la classe politique est gangrénée et que tous les candidats sont “ripoux“.

Je comprends que ça démobilise les électeurs, particulièrement les jeunes qui ne sont pas, naturellement, très attirés par la politique. Lors des municipales, l’abstention a touché des sommets. Il faut pourtant aller voter en masse et en fonction d’objectifs précis. Ce scrutin est important. A l’évidence, la démocratie ne se résume pas aux élections mais il faut bien se dire qu’il n’y a pas de démocratie sans élections. Ce qui se passe aujourd’hui est dangereux pour l’éthique démocratique, qui est l’enceinte où les compétiteurs peuvent concourir à armes égales. Je constate que la classe politique tunisienne est en train de donner une image très négative de la politique. Pourtant la politique, en démocratie, est au service du collectif. La politique est un métier très noble, qu’il faut préserver, à tous prix. Malheureusement cette vision se dissipe dans l’esprit des tunisiens.

Comment demander aux électeurs de ne pas voter par penchant mais par raison pour un président fédérateur ?

Le système politique actuel avec un pouvoir législatif, à deux têtes, donne un pouvoir affaibli. Un président fédérateur doit pouvoir transcender cette contingence constitutionnelle pour faire bon usage de ses prérogatives au service du pays. Un vote massif le conforterait dans ses initiatives. Comment le choisir ? Eh bien le critère du patriotisme doit prévaloir.

Il faut bien rappeler que nous vivons dans un monde de “Post-vérité”, miné par les fake news, c’est-à-dire la désinformation. De ce fait, nous avons besoin de vérité, d’intégrité, de redonner des sens aux mots. La politique c’est des actes et des mots. Cependant, il ne faut pas réduire la politique à de la communication, ce serait réducteur.

Le patriotisme est un sentiment qui est aisément décelable par les électeurs. Le patriotisme n’est pas un slogan, mais un engagement.

Quel est l’enjeu essentiel pour ce scrutin ?

Sans hésiter je répondrai que c’est la confiance. Les gens qui parlent au nom de l’Etat doivent avoir le souci de leur crédibilité. Je pense à ce concept de la langue arabe “Essidk“. Les hommes politiques doivent avoir le souci de la véracité de leurs propos et de l’authenticité de leurs discours.

N’éprouvez-vous pas une peur excessive. Le vote utile ne peut-il prévaloir, au dernier moment ?

Le vote utile est un concept qui a été galvaudé. Je préfère le vote responsable. Il faut voter en connaissance de cause.

Mais alors comment faire pression sur les candidats pour leur faire entendre raison. Comment les pousser vers le désistement que vous préconisez ?

J’ai évoqué, dans un récent “papier” le dilemme du prisonnier. Vous avez un groupe de gens de grande qualité individuellement et voilà qu’ils se retrouvent dans une situation où ils produisent un résultat collectif désastreux. Je ne nie pas qu’il peut exister, de la part des candidats à la présidentielle, des calculs personnels rationnels et légitimes au plan individuel. Cependant, il faut toujours garder à l’esprit que le résultat collectif peut être navrant et défavorable à tous. Et pour faire pression, je ne vois pas d’autre moyen que de sensibiliser les électeurs à la nécessité de sanctionner les candidats qui s’obstinent à rester dans la course alors qu’ils n’ont aucune chance de figurer au second tour.

Quand on croit, par seul entêtement, que l’on peut gagner tout seul, dans ce cas, nous serons tous perdants.

Comment aider les jeunes à convertir leur souci d’avenir en un désir d’avenir ? Et les amener à voter ?

Les jeunes ont déserté la vie politique et je les comprends. Il y a un travail préalable à faire avec les jeunes, il faut commencer par les comprendre. Je me dis que s’ils se sont détournés de la politique, c’est qu’il y a une rationalité derrière cela et elle nous échappe, pour le moment. Il faut récupérer la jeunesse tunisienne et l’insérer dans une dynamique nationale d’avenir.

On vivrait sous la menace “Dalenda Carthago” ?

Tout ce que je sais c’est qu’il faut reconstruire Carthago. En 2011, on a fait un rêve pour le pays et ce rêve nous séduit encore et nous fait tenir. Il est temps de le concrétiser.

Propos recueillis par Ali Abdessalam