Le président de la République annonce son jubilé, aux Tunisiens. Va-t-il pour autant raccrocher ? Privilégiant la patrie sur les partis, il est difficile d’admettre que le président ne protégera pas la campagne électorale des dérives anti-démocratiques. A sa manière, il ne manquera pas de tenter de peser sur les prochains scrutins.

Une fois encore, BCE aura montré qu’il sait scénariser ses apparitions à la télé, avec une certaine adresse. On a pu le mesurer ce dimanche soir (5 mai 2019), lors de la présentation de ses vœux à la nation. C’était à l’occasion du mois de Ramadan.

Il a savamment joué sur le contraste entre le prestige du Decorum et le tout petit périmètre de ses attributions constitutionnelles. Message, élégant et percutant à la fois. Soucieux du lustre de l’Etat et de son unité, son message était précis : préserver la République.

Le travail de sape contre le service public

D’entrée de jeu, BCE s’est livré à un exercice d’évaluation de l’Etat de l’Union. Pas fameux, laisse-t-il tomber. En effet, il n’y a pas de quoi pavoiser. Le moral du peuple est à zéro. Et le mental des citoyens est entamé. Le doute s’empare des esprits et la crise de confiance n’est pas loin.

L’Etat est saboté de toutes parts. Le service public, acquis primordial de l’Etat d’indépendance, est ciblé. Il y a péril sur la République, dira-t-il, en substance. BCE égrène des faits accablants. Il y a le drame des bébés morts, des suites de négligence diverses, à l’hôpital de La Rabta.

Il y a également l’accident routier mortel des paysannes transportées par dizaines sur les pick-up des négriers de l’agriculture. Ces derniers bafouent, en toute arrogance, les règles les plus élémentaires de sécurité au mépris de la vie du prolétariat féminin.

BCE noircit encore le tableau en évoquant la énième grève des transporteurs de carburant. Les caprices des syndicalistes réfractaires ont mis le pays au ralenti, trois jours durant. Nous y ajouterons, pour notre part, l’épisode de l’école coranique de Regueb, où des ados sont formatés à l’idéologie daéchienne.

BCE démontre que les têtes du pouvoir exécutif, dans le modèle du régime actuel, sont découplées.

La fragmentation du pouvoir exécutif

A l’heure actuelle, le pays vit un dysfonctionnement ravageur.

D’un côté, le président qui tire la sonnette d’alarme parce que le bon peuple est exaspéré. Mais impuissant à intervenir. De l’autre, un appareil d’Etat qui dit vouloir réformer mais sans résultats. La synchronisation n’est donc pas au rendez-vous. Il y a comme une mauvaise gouvernance programmée, semble soutenir BCE.

La fragmentation du pouvoir exécutif entretient une situation chaotique qui ne parvient pas à endiguer le fléau de la précarité. Cela au plus haut point, le bon peuple qui vit cette situation comme un mal-être. Debout, raide derrière son pupitre, le ton amer, on voit BCE éviter de proférer un oracle quant au processus de décomposition de l’Etat. Mais il appelle les Tunisiens à la vigilance. Et en jetant toute cette lumière crue sur la crise de leadership dans le pays, le président condamne, dans la foulée, le parasitage de la vie politique par une campagne électorale prématurée.

Mis côte-à-côte, tous ces éléments ne donnent-ils pas à penser que le processus de délabrement de l’Etat est lancé ? Y a-t-il préméditation ? Mystère !

Heureusement, le coup d’éclat des corps de sécurité, notamment des brigades d’élite de la Garde nationale, sonne comme un sursaut des piliers républicains. La situation est grave mais pas désespérée.

Le coup de griffe aux instituts de sondage

Curieusement, les instituts de sondage au lieu d’informer en arrivent à désinformer. Leur irruption fulgurante sur la scène a occulté les partis, acteurs majeurs et incontournables de la vie politique, en démocratie. BCE leur adressera de grosses remontrances. En transformant la scène politique en loterie électorale, les sondages polluent l’espace politique. Ils en arrivent à court-circuiter le débat d’idées, imposant le duel des individualités jetées dans une course insensée au pouvoir.

Fatalement les instituts de sondage, en nous branchant sur le hit-parade électoral, bouleversent l’ordre des priorités pour les citoyens électeurs. Devenus book Bookmakers, ils occupent les esprits avec des réalités virtuelles.

En démocratie c’est la teneur démocratique des programmes qui détermine –souvent- les gagnants aux élections. Avec les sondages, motivés par l’appétit du business, le vote se ferait au feeling. Ce jeu est dangereux.

La patrie avant les partis

Le président a annoncé, mezza voce, qu’il ne se représentera pas. Et en la matière, il a fait référence au scénario de l’éjection navrante et regrettable du président Bourguiba. Résolument, il a choisi de laisser la place, se conformant à la bonne vieille morale politique, qui préconise de partir « Cinq ans plus tôt que cinq minutes trop tard »*. Dans la dignité, oui. Mais certainement pas dans l’indifférence. On ne saurait se faire à l’idée que BCE ne régentera pas la campagne électorale. Il y est tenu, d’une certaine façon.

Il est bien l’auteur de l’idée du consensus. Nous prenons nos responsabilités en soutenant que c’est une grande idée.

Néanmoins et nous le disons à charge, BCE n’a pas réussi à transformer son propre essai. Le consensus, qui devait neutraliser l’islamisme politique, aura au final aidé à sa métastase. Pas plus qu’il n’a purifié le climat politique dans le pays. Un désastre.

L’opinion le voit d’un mauvais œil. Comprenez bien qu’on est dans la configuration de l’arroseur arrosé. Il ne faut pas reprocher à l’opinion de regarder l’idée du consensus comme un subterfuge, pire une supercherie, pour camoufler un deal entre BCE et Rached Ghannouchi.

Le peuple se voit comme le dindon de la farce. Par conséquent, nous pensons que BCE s’expliquera sur cette situation, pour sauver son honneur et rectifier le tir. Si tant est qu’il y aurait un éventuel repreneur du concept de consensus.

D’autre part, son affiliation bourguibienne le contraindra à se battre pour le combat de l’égalité dans l’héritage. Qui n’est pas qu’une fantaisie féministe. C’est, sans doute, un défi sociétal.

Concrétiser ce challenge parachèverait l’œuvre d’émancipation de la femme dans la société arabo-musulmane, dont l’onde de choc est partie de Tunisie à l’initiative du président Bourguiba. Mais c’est également une protection de la religion musulmane contre une lecture intégriste du texte coranique. Si on ne l’empêche pas, on exposera la République à une dérive islamiste. Et ce serait une fin de régime calamiteuse pour BCE et pour la transition démocratique.

Par ailleurs, on imagine mal que BCE ne se battra pas pour rectifier la gouvernance publique. En bonne logique, il faut s’attendre à ce qu’il ferraille pour modifier la loi électorale et à pousser en direction du régime présidentiel. Et que même s’il n’obtient pas gain de cause dans l’immédiat, il l’imposerait comme la première des priorités pour le nouveau président. C’est une lutte existentielle. La République est privée de ses institutions démocratiques immunitaires dont la Cour constitutionnelle.

Demain un pouvoir extrémiste pourrait suspendre la Constitution d’un trait de plume. La République vit dans une situation de grande vulnérabilité.

Tenté par l’Histoire, BCE ne laissera pas cette occasion de quitter le pouvoir sans conquérir le titre de “démocrate suprême“. Par conséquent, nous prenons le pari qu’il se battra, sabre au clair et vent debout, jusqu’à la dernière seconde de son mandat. Il lui faut réussir à blinder la République, même s’il renonce à la bataille pour la présidence.

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*C’est-à-dire sacrifier un quinquennat, qui est la durée d’un mandat présidentiel.