Tout en continuant à mener son activité de chef d’entreprise, entamée en 2014, l’ancien secrétaire d’Etat, a repris du service politiquement, mais n’a jamais cessé de dire haut, ce que beaucoup n’ose pas dire tout bas. 

Entretien.

Comment expliquez-vous le fait que sept ans après le 14 janvier 2011 on n’arrive pas à mettre en œuvre les réformes dont le pays a besoin ?

Cette question est récurrente. Je vais y répondre en donnant un exemple que nous sommes aujourd’hui en train de vivre. Pour moi, tout s’explique politiquement. Le véritable problème de la Tunisie c’est son système politique. Non pas le système au sens de la Constitution, mais le personnel politique. Il faut dire les choses telles qu’elles sont, si on veut réellement avancer.

Un constat s’impose : après avoir échoué à deux reprises, le président de la République va faire la même chose. Il a choisi un premier chef du gouvernement, Habib Essid, qui est un délicieux monsieur, d’une gentillesse extraordinaire. On lui a dit : «vous allez constituer un gouvernement». Et on ne l’a pas laissé faire.

La coalition composée, au début, de Nidaa Tounes, Ennahdha, et d’autres formations, avait une majorité très confortable pour assumer ses responsabilités. Or, elle n’a pas assumé ses responsabilités. Pour un tas de raisons, dont en particulier le manque de compétence ou le calcul politique. Et on fait peu de cas de la situation du pays. C’est vraiment le dernier de leurs soucis.

on ne nomme pas les hommes qu’il faut aux places qu’il faut. Parce que les critères de choix ne sont pas des critères objectifs pour chercher un résultat et avoir un bilan sur lequel on va être jugé aux prochaines élections

Du coup, on ne nomme pas les hommes qu’il faut aux places qu’il faut. Parce que les critères de choix ne sont pas des critères objectifs pour chercher un résultat et avoir un bilan sur lequel on va être jugé aux prochaines élections. Non, on va éviter cela et aller vers cette notion pervertie –nous les Tunisiens sommes très forts à pervertir certaines valeurs- de consensus. On a vidé cette valeur de son sens pour se déresponsabiliser. Et dans un mélange de genres inconcevable dans une démocratie, on réunit les différents lobbies autour d’une table pour élaborer ensemble un pseudo programme et s’entendre sur le personnel qui va le conduire. C’est une absurdité, dans la mesure où les intérêts sont contradictoires.

Qu’est-ce qui se passe alors ? On part d’un niveau et on l’abaisse progressivement pour avoir le consensus le plus large. On sait bien que consensus veut dire un encéphalogramme plat. L’immobilisme. Et c’est ce qui s’est passé à deux reprises (allusion aux deux changements de gouvernement effectués depuis 2015, ndlr) et on s’apprête à le faire pour la troisième fois. Au sein du même mandat. Dans un pays en crise. Ce qui relève réellement, c’est le moins qu’on puisse dire, d’une incompétence totale. Pour ne pas dire d’un manque de patriotisme affligeant.

Vous appartenez à une catégorie à part, celle d’hommes politiques qui, à un moment donné, entament une carrière de chef d’entreprise. Cette double casquette est-elle facile à porter en Tunisie ?

Non. Comme je m’exprime, notamment à travers des articles, beaucoup de gens viennent me voir pour me dire : «vous êtes maintenant dans les affaires, lorsque vous écrivez les gens ne sont pas contents et ce n’est pas bon pour les affaires. On va vous embêter, si vous allez les voir pour tel ou tel service, on va vous empêcher d’avancer, etc.». Si on réfléchit de cette façon, on va faire des 11 millions de Tunisiens un peuple servile.

Je pense qu’on a un devoir de citoyen. Qu’on doit servir son pays économiquement, avec les moyens qu’on a.

Moi, je ne fais pas partie de cette catégorie. Je pense qu’on a un devoir de citoyen. Qu’on doit servir son pays économiquement, avec les moyens qu’on a. Et on peut aussi avoir des opinions politiques, sociales, culturelles, une conception de la société, etc. Et cela est le propre d’un humain. Je ne peux me lobotomiser. Je ne peux pas me condamner à ne pas réfléchir en politique, au motif qu’étant dans les affaires je devrais oblitérer le restant de ma cervelle. Ça ne marche comme ça. J’estime qu’il est de mon devoir –je dis bien mon devoir- d’avoir un avis sur ce qui touche à la vie de mes compatriotes.

Je ne fais pas de la politique directement, mais de manière indirecte. J’ai démissionné de toutes les fonctions, et, je peux vous le dire que je n’en suis pas vraiment fier.

J’ai battu tous les records de démission. J’ai démissionné de la Constituante, alors que ce n’était pas obligatoire, je ne voulais pas de cumul…

J’ai battu tous les records de démission. J’ai démissionné de la Constituante, alors que ce n’était pas obligatoire, je ne voulais pas de cumul et cela avant que la règle soit par la suite édictée.

J’ai démissionné de mon parti, parce que j’ai vu qu’il partait dans tous les sens.

J’ai refusé de faire partie du gouvernement M. Ali Laareydh (formé en 2013 et qui a pris le relais de celui dirigé par M. Hamadi Jebali, et dominé lui aussi par Ennahdha, ndlr).

Et j’ai démissionné de la présidence de la République.

Quatre départs et un refus pour une raison toute simple : je ne suis pas un réfugié économique qui cherche du travail. Je suis venu (avant le 14 janvier 2011, Hédi Ben Abbes vivait à l’étranger, ndlr) apporter, autant faire se peut, mais très modestement, un petit bout dans ce pays qui a besoin de beaucoup de petits bouts. Vous pouvez accepter certaines choses, mais il arrive un moment où cela équivaut à de la compromission.

M. Jean-Pierre Chevènement disait : «Un ministre ça ferme sa gueule ou ça démissionne». Je ne pouvais pas fermer ma gueule. Donc, j’ai démissionné.

Nous devons être tous citoyens, au sens politique du terme. C’est-à-dire assumer ses devoirs et exercer ses droits. Or, aujourd’hui, soit on veut tous les droits et on refuse les devoirs, soit on s’auto-exclu. C’est-à-dire on quitte le pays, lorsqu’on a la possibilité d’aller ailleurs. Je n’ai pas fait ce choix. J’ai fait le choix contraire, certes très difficile –j’en souffre au quotidien-, mais je pense que cela vaut la peine d’être dans son pays et de se battre. Mes enfants et mes petits-enfants diront «il n’a peut-être pas réussi, mais il a quand même essayé».

Propos recueillis par Moncef