De tous les panels débattus autour du thème central de la 33e édition des Journées de l’entreprise –l’entreprise et les réformes de rupture-, le plus redouté aura finalement été celui consacré à la réforme du Code du travail. Pour une raison simple : il a mis face-à-face le représentant des travailleurs, Noureddine Taboubi, d’un côté, et les chefs d’entreprise, de l’autre, les uns et les autres ayant leur vision en la matière.

Assis de gauche à droite: Leila Belkhiria Jaber, Noureddine Taboubi,Mathias Thorns, Harald Wiedenhofer et Mohamed Amine Ben Ayed. 

Pour ce faire, l’IACE a suggéré aux panélistes de débattre de la réforme du code du travail sur le tandem “productivité-flexisécurité“.

Que fallait-il entendre par-là ? Mettre aux prises opérateurs économiques, syndicat et Etat –communément appelés “Partenaires sociaux“- en vue de trouver de solutions permettant de dépasser les rigidités du Code du travail. Car, tel qu’il est conçu et appliqué aujourd’hui, notre Code du travail ne permet ni l’amélioration de la productivité ni le maintien de la stabilité sociale.

C’est dans ce cadre que la présidente de la Chambre syndicale des femmes chefs d’entreprise, Leila Belkhiria Jaber, soutiendra que la productivité de l’entreprise tunisienne est aujourd’hui en panne. D’où son appel à une réforme du Code pour qu’il s’adapte à la production au marché du travail. Autrement dit, permettre à une entreprise de pouvoir recruter voire maintenir ses emplois en fonction des besoins du marché.

Cependant, cela est perçu par les syndicats comme une menace sur la pérennité de l’emploi. Donc inacceptable.

La preuve ? Noureddine Taboubi, tout en affirmant que l’UGTT n’est pas opposée à l’amélioration de la productivité dans l’entreprise, soulignera que cela doit s’accompagner d’une amélioration des conditions de travail des employés. Et l’amélioration de la productivité dans le travail est une responsabilité collective : employeur, employé et Etat.

Si tout le monde semble d’accord sur le fond, il en est autrement sur la forme. D’ailleurs, l’IACE souligne dans une note conceptuelle qu’il ne s’agit pas «d’un point de ralliement aux recettes éculées du néolibéralisme appelant à une flexibilité tous azimuts et à une course effrénée au moins-disant social… mais une refonte substantielle du droit du travail qui devenue nécessaire en vue d’assurer sa modernisation et son adaptation aux réalités mouvantes du monde du travail contemporain, de plus en plus en plus dominé par la révolution informatique et par les exigences de la mobilité…».

La question se pose sur la manière d’opérer la transition entre le modèle initial des relations du travail et le modèle plus actuel».

L’IACE suggère de remettre en cause l’idée traditionnelle selon laquelle le droit du travail produit des traitements uniformes -approche qui a conduit à de nombreux effets pervers et qui a paradoxalement créé une inégalité par l’égalité.

Revenons sur le débat. Si les chefs d’entreprise sont d’accord avec le SG de l’UGTT sur le rôle de l’Etat dans la mise en place d’une atmosphère de confiance entre employé et employeur, ce n’est pas le cas lorsqu’il affirme qu’il ne peut y avoir de «production avec des salaires modestes dans une conjoncture difficile». Il dira qu’un «travail décent exige un salaire décent et une protection sociale».

Plus loin, il reproche aux chefs d’entreprise de n’avoir pas suffisamment investi dans les régions intérieures mais aussi de ne pas s’acquitter de leur devoir fiscal et envers les caisses sociales.

Ces propos n’ont pas laissé de marbre deux représentants de l’UTICA, Khalil Ghariani et Nafâa Naifer, qui étaient dans la salle. Grosso mode, Naifer assure que «sans l’amélioration des conditions de travail, c’est devenu une obligation». Néanmoins, le Code du travail contient des aberrations, ajoutera-t-il, demandant à l’UGTT de «prendre des positions courageuses» afin de faire évoluer le Code. C’est dans l’intérêt et de l’employeur et de l’employé.

De son côté, Khalil Ghariani pense que les bureaux privés d’insertion professionnelle sont à même d’aider à l’insertion rapide, et qu’il faut améliorer la gestion de carrière de l’employé. Pour lui, il est plus que jamais nécessaire d’engager des réformes profondes en matière de sécurité sociale.

Concernant l’amélioration de la productivité, M. Ghariani soulignera que la production étant globale, il est indispensable de réformer et améliorer tout le système.

Sur le volet de l’amélioration des conditions de travail, Taboubi accuse le gouvernement et les hommes politiques d’ignorer l’histoire de la Tunisie. Il dit entre autres que dans les négociations sociales au temps de Bourguiba, il y avait de la sincérité et de la volonté pour permettre à la Tunisie de se développer et de rattraper les pays développés. Ce n’est pas le cas aujourd’hui, à cause des agendas politiques des uns et des autres.

Pour étayer ses dires sur le manque de volonté de nos politiques, Taboubi cite l’exemple du Portugal et du Danemark qui sont comparables à la Tunisie : ils ne possèdent pas de ressources naturelles. Mais avec la volonté de la classe politique, ces deux pays sont là ils sont aujourd’hui.

Ensuite, le SG de l’UGTT demande également une justice fiscale et une justice sociale, c’est-à-dire que les patrons s’acquittent de leur devoir fiscal, qu’ils payent leurs cotisations sociales.

Il dit également que l’UGTT est contre ceux de ses membres qui sabotent l’outil de travail de l’entreprise.

En outre, dans les négociations, il souligne que l’UGTT n’est pas égoïste et appelle l’UTICA à ne pas être l’être. Mais Taboubi dit que les dirigeants d’entreprise utilisent la ruse, ils ne sont pas sincères.

L’un des panélistes, Harald Wiedenhofer, secrétaire général de la Fédération européenne des syndicats de l’alimentation, de l’agroalimentaire et du tourisme, dira qu’en Europe, ils se sont rendu compte que la réforme du Code du travail ce n’était pas l’élément le plus important. Par contre, ce qui l’est, c’est l’amélioration du cadre réglementaire.

Par ailleurs, il assure qu’aussi bien en Europe qu’en Tunisie, il y a une volonté de dialoguer dans un cadre de partenariat social. Le dialogue est toujours important pour trouver ensemble des solutions, mais aussi pour un partage des décisions et des problèmes. On appelle cela responsabilité collective.

A propos de la flexisécurité dont l’objectif est de répondre aux attentes des employeurs et des employés, M. Harald souligne qu’elle n’a pas réussi dans beaucoup de cas. Parce qu’elle suppose également une formation continue pour les employés pour pouvoir réussir sur le marché sur le marché du travail en cas de licenciement et que certains chefs d’entreprise n’y étaient pas favorables.

Or, pour pouvoir améliorer la productivité dans l’entreprise, il est nécessaire : d’améliorer les compétences des travailleurs, d’assurer une formation continue aux employés, d’adapter les compétences, mais également de motiver (matériellement) les employés, estime Harald.

En tout cas, le challenge c’est avoir la paix sociale. Elle dépendra des compétences, des qualifications, de la mise en place de la digitalisation-numérisation.

Quant à Mathias Thorns, directeur de la mobilisation des parties prenantes (organisation internationale des employeurs), lui aussi aux Journées de l’entreprise, il dira que la réforme du marché du Code du travail est importante, notamment en termes de CDI ou de CDD.

Et Taboubi de reprendre la parole pour dire : «malgré tous les respects que j’ai pour les Européens, ces derniers ne peuvent pas être une référence pour nous. Notre problème, c’est une crise politique. Et personne ne peut venir investir dans pays où le climat politique et l’environnement ne sont pas sains. A cause des objectifs électoraux. Des hommes politiques représentent aujourd’hui des entreprises privées».

Par ailleurs, il évoque les négociations Tunisie-Union européenne sur l’ALECA. «Les Tunisiens sont-ils plus intelligents pour jeter dans l’ALECA au moment où les autres le rejettent ?», s’interroge-t-il.

Au-delà de cette polémique autour de la problématique de la productivité et de la flexibilité au travail, l’IACE avance un certain nombre de recommandations (13 au total), sous l’intitulé «Améliorer la productivité à travers une révision du code de travail».

L’espace méthodologique qui serait ainsi créé appelle à de vraies réformes de rupture en vue de l’aménagement d’un nouveau droit du travail en Tunisie, permettant d’aboutir, grâce à une diversification croissante des règles de protection, à de nouveaux critères d’unification égalitaire, à une égalisation dans le progrès.

Dans cette perspective, le droit du travail est aujourd’hui appelé à renouveler ses techniques et ses méthodes de représentation de la doctrine des relations de travail en vue de parvenir à assurer des objectifs complémentaires et pas nécessairement divergents :

Traduire les valeurs constitutionnelles du Travail décent, promouvoir le label social et lutter contre les pratiques malsaines nuisibles au marché du travail.

Moderniser le cadre juridique applicable aux relations individuelles du travail et l’adapter aux nouvelles exigences de la flexisécurité et de la mobilité du travail:

– Clarifier le régime du contrat de travail à durée déterminée en limitant, nécessairement, les effets diamétralement opposés qui séparent cette formule de la formule d’emploi protégée de la formule d’emploi non protégée.

– Réglementer les diverses formes de travail temporaire ou intérimaire ainsi que l’activité des bureaux de placement privés afin de concilier normes et pratiques professionnelles, conformément aux instruments internationaux de protection.

– Reconsidérer le régime juridique du licenciement pour motif personnel en instaurant un système à protection progressive, compte dûment tenu de la taille de l’entreprise et de l’ancienneté du salarié, tout en confiant à l’action conjointe des acteurs collectifs la définition des conditions de bénéfice, par voie d’accords sectoriels et d’accords d’entreprise, selon les réalités propres à chaque situation.

– Améliorer le régime juridique du licenciement pour des raisons économiques ou technologiques, par une définition précise des situations pouvant donner lieu à des licenciements pour motif économique, y compris notamment la baisse des commandes et la baisse du chiffre d’affaires, pour des périodes différentes selon la taille de l’entreprise.

– Donner effet à l’option inscrite dans le nouveau contrat social en vue de mettre en place un régime d’assurance contre le chômage comportant un système de cotisation, en entourant un tel système de garanties nécessaires ;

– Reconsidérer le régime légal et conventionnel de la mobilité fonctionnelle, en précisant notamment les possibilités de procéder à la réorganisation des tâches et des responsabilités et à un changement de lieu de travail dans un même secteur géographique justifié dans l’intérêt de l’entreprise.

– Renforcer les relations collectives du travail et mettre en place un vrai partenariat social pour le progrès.

– Adopter une approche d’ensemble de la négociation collective et des relations professionnelles définissant, avec précision les acteurs du dialogue social aux différents niveaux national, sectoriel et celui de l’entreprise, les différentes étapes de la négociation, les devoirs des parties tout au long du processus de négociation, en établissant un devoir de négociation de bonne foi pendant toutes ses étapes.

– Redéfinir, dans le sillage de sa consécration constitutionnelle, le régime juridique du droit de grève, y compris notamment les cas de grève légale et les cas de grève illégale et les conséquences attachées à chaque situation.

– Définir une meilleure politique concertée des salaires, qui ne soit plus réduite à une simple négociation salariale inflationniste, mais donne réellement effet au principe inscrit à l’article 134-3 du Code du travail selon lequel une partie de la rémunération peut être fixée sur la base de la productivité.

– Mettre en avant «l’exemple de l’Etat», responsable au premier chef de la politique salariale dans le secteur public et parapublic, en vue de l’amener à conduire, là où il gouverne directement et relativement aux agents qui dépendent directement de lui, une politique harmonieuse et exemplaire, qui puisse servir d’instrument de démonstration de ses propres objectifs pour le secteur privé.

– Garantir la stabilité des institutions, des acteurs et des pratiques de la représentation syndicale dans l’entreprise.

– Définir avec précision les obligations patronales en matière de consultation des institutions représentatives du personnel.

TB