Ça va tanguer très fort et le scénario frisson se profile, soutient Pr Mahmoud Ben Romdhane. Les finances publiques de la Tunisie seraient au stade 7 sur l’échelle de Richter. Le pire n’est jamais sûr mais il faut quand même prendre ces sirènes au sérieux, tant le crash se fait pressant.

Par Ali Abdessalam 

«J’entrevois une crise systémique si on n’y prend garde», prévenait Pr Mahmoud Ben Romdhane**, samedi 3 mars, dans son intervention à Beit El Hikma.

Cet enseignant universitaire au CV impressionnant et ancien ministre du gouvernement de Habib Essid, a sonné le glas. L’Etat Central menace d’une crise de solvabilité. L’Etat paie ses fournisseurs avec des délais de plus en plus longs. Il est en difficulté, avancée, de trésorerie, dans une voie qui serait sans issue. Et d’appeler le président de la République à prendre ses responsabilités et d’informer l’opinion de la dégradation avancée des finances du pays.

Eugène Ionesco a dépeint dans sa pièce du théâtre de l’absurde “Le roi se meurt“ un royaume déglingué à l’infini, situation pourtant contestée par le monarque qui se fige dans le déni. La différence en Tunisie, selon le conférencier, est que l’Etat et ses partenaires sociaux savent que l’on s’emploie à masquer la réalité, accuse-t-il. Et pire que tout, en démocratie, fût-elle naissante, à leurrer l’opinion. L’Etat ferait illusion en servant avec ponctualité les retraites. Mais à quel prix et pour combien de temps ?, s’interroge l’ancien ministre.

L’arrivée aux limites

Pr Mahmoud Ben Romdhane dit tout haut ce que les Tunisiens murmurent, tout bas. Point de détail, l’ancien ministre avance arguments en mains ! L’Etat central, les collectivités locales, les entreprises publiques et enfin les Caisses de retraites enregistrent des déficits records, intenables. Tout cela est financé par la dette. Mais, il arrive un moment où le refinancement de la dette pourrait s’enrayer et on n’en est pas loin, selon lui. En dehors de la Scandinavie et de Cuba, la Tunisie connaît un niveau de dépenses publiques maximal, qui équivaut à 46,5% de son PIB. C’est le mont Everest des pays en développement.

Le pays vit avec un encéphalogramme plat, car sa croissance est tirée essentiellement par le secteur non marchand, c’est-à-dire les salaires servis aux fonctionnaires lesquels dévorent près de 60% du budget. Une marée de 339.000 recrutements, qui se solde par 197.000 nouveaux fonctionnaires si on déduit les départs à la retraite entre 2010 et 2017, est une pure extravagance.

Un pouvoir d’achat qui augmente de 4% par an sur les cinq dernières années est un record historique en Tunisie, ajoute le conférencier. La dette qui augmente de 27 milliards de dinars sur les 4 dernières années pour atteindre un encours équivalent à 72% du PIB au 31/12/2017 est grave. Sans oublier les déficits jumeaux qui culminent à des niveaux jamais atteints auparavant. En effet, on a terminé l’année 2017 avec un déficit budgétaire égal à 6,1% du PIB, talonné par un solde extérieur déficitaire à hauteur de 10% du PIB. Ajouter à cela des réserves de change, qui baissent actuellement au niveau de 80 jours d’importations et une monnaie qui plonge sans arrêt contre dollar et euro. L’inflation vient relever la sauce. Et le déficit du secteur public qui avoisine les 5 milliards de dinars vient plomber l’ensemble.

Le choix douloureux : L’Etat a sacrifié le système de santé

A elles seules, les Caisses de retraite ont accumulé entre 2011 et 2017 environ 3,9 milliards de dinars. Les deux Caisses reversent de moins en moins à la CNAM les ressources qu’elles collectent au titre de l’assurance-maladie et des accidents de travail. Cela fait que la CNAM ne dispose plus de ressources pour financer les soins de la majorité de ses adhérents et notamment les prestations lourdes, tels que les opérations chirurgicales ou les soins coûteux.

Pour payer les retraités, l’Etat préfère sacrifier les dépenses de santé. On connaît la situation des prestations en hôpital et il est inutile d’y revenir. Pire que tout, il semble que les fournisseurs de médicaments et d’équipements de santé snobent les appels d’offres du département échaudés par les délais de paiement devenus très longs, dit le conférencier.

Des régions sous tension

Les conflits dans les régions ne sont pas de meilleur augure que le reste. Au bassin minier, les premiers sit-inners réclamaient 20% de la valeur ajoutée du groupe phosphatier. Des surenchères ont porté le taux à 40% pour finir à 110%, précise le ministre, dévorant toute la valeur ajoutée du Groupe et mettant l’ensemble à genoux. Le Groupe finit l’année avec 591 millions de pertes, ce qui le met en situation d’impossibilité de régler ses dettes lesquelles sont contre-garanties par l’Etat, faut-il le rappeler. C’est donc le contribuable, une fois encore, qui devra mettre la main au porte-monnaie.

L’entreprise TIFERT, qui traite le phosphate tunisien et le réexporte en Inde, réclamerait 1 milliard de dinars de dédommagements pour pertes de marché, si elle n’était pas approvisionnée à temps. Et l’arrêt actuel de la production présage du pire. On peut imaginer l’ampleur de la saignée en trésorerie qu’il faudra affronter.

L’emploi, en berne

La situation de l’emploi n’est guère plus florissante. Près de 16% de la population active est en stand-by avec un taux de 33% chez les diplômés du supérieur. Des régions se dépeuplent de leur jeunesse qui part ailleurs dans l’espoir de trouver du travail. Naturellement beaucoup sont tentés par les harraga et se jettent dans l’aventure. Ainsi, Sidi Bouzid, à titre d’exemple, a été désertée par 28.000 de ses habitants.

Dans l’ensemble, tous les jeunes se sentent frustrés par cette révolution initiée par des jeunes et confisquée par les seniors.

La primauté de la loi, prise à défaut

Sur le même registre, ajoutera Hédi Arbi, ancien ministre de l’Equipement du gouvernement de Mehdi Jomaa, lui aussi illustre universitaire chez Harvard, expert international confirmé auprès de la Banque mondiale, grand connaisseur des modes de gestion des processus de transition, que l’instabilité politique gâche le tout et n’inspire pas les investisseurs.

Par ailleurs, les promesses non tenues par les gouvernements successifs produisent un sentiment de désenchantement chez les jeunes. La Troïka avait promis 500.000 emplois et un redémarrage de la croissance. On connaît la suite.

BCE, à son tour, promettait d’écarter Ennahdha et a fini par s’allier avec elle. Même en habillant sa manœuvre du voile pudique de la démocratie consensuelle, ça ne passe pas. Ajouter à cela tous les errements connus par rapport à la mouture originale du Pacte de Carthage. Il cite l’exemple de l’Allemagne où Mme Merkel, malgré les pressions de ses partenaires, n’a pas cédé d’un iota sur son programme économique.

Enfin, l’Etat s’est montré indolent, sans la moindre riposte face à tous les assauts qu’il a subis. On a vu la puissance publique impuissante à protéger ses propres biens, alors qu’en serait-il des biens des particuliers ? Suprême humiliation, l’Etat est réduit à négocier avec des groupuscules illégaux, les sit-inners sur les endroits de crise dans les régions, à Kamour à Gafsa ou ailleurs. Mais où est donc la primauté de la loi et par conséquent le lustre de l’Etat ?, se demande, indigné, Hédi Arbi Par ailleurs, les tensions dans les régions sont si aiguës que l’on voit se dresser les corporatismes les uns contre les autres, les actifs contre les sit-inners, les malades contre les retraités, et ça n’en finit pas.

La crise de gouvernance : Le vrai du faux

Le diagnostic des deux éminents professeurs sont alarmants et sans doute réalistes. Le tableau d’ensemble pousse à l’inquiétude. Déjà qu’avec des arguments scientifiques on croit à l’éventualité d’une déflagration proche. Si on y ajoute l’intox et les fake news, on s’affole. Cependant, le diagnostic de la situation appelle l’introduction d’un biais, comme nous l’ont enseigné, Prs Ben Romdhane et Hédi Arbi. Nulle part, ils n’évoquent la main invisible de l’informel et des forces des ténèbres qui les protègent et qui ont noyauté l’Etat.

Il y a bien un plan de détricotage de l’Etat, et c’est une entreprise malveillante bien planifiée. Mais l’Etat est encore debout et, à l’inverse des conférenciers, nous tablons sur sa résistance. La Troïka a peut-être leurré la jeunesse. Mais la jeunesse avait la possibilité de la pénaliser électoralement en 2014 et elle ne l’a pas fait. Il faut bien que jeunesse se passe mais il faut bien que jeunesse prenne ses responsabilités.

BCE a eu l’occasion de s’expliquer sur sa cohabitation avec Ennahdha à plusieurs reprises. Dès son élection, il a initié un processus de démocratie consensuelle. Le Front populaire l’a rejetée et Ennahdha l’a acceptée et a rejoint l’équipe gouvernementale. Y avait-il une autre façon de constituer une majorité parlementaire ? Il ne faut pas y voir un cas de bluff mais une manœuvre de realpolitik.

Nous ne sommes pas en train d’inverser les rôles et de noter les copies de nos professeurs, mais notre démarche relève de l’analyse critique.

Par ailleurs, leur traitement d’urgence, à savoir le recours éventuellement à une politique d’austérité, est peut-être décalée. Pourquoi ne pas appeler à une amnistie de change tout de suite ? Pourquoi ne pas décréter le contrôle du change ? La France sous Mitterrand y a eu recours en 1983, soit hier. Et elle a fini par reconstituer ses réserves de change et relâcher la pression. Et pourquoi ne pas rationnaliser les importations immédiatement ? En Tunisie, on peut acheter n’importe quelle berline de rêve et être livré rapidement. C’est tout de même une excentricité sans nom pour un pays qui n’en produit pas toute sa nourriture.

Le pays vit au-dessus de ses moyens au prix d’une évasion fiscale record. Les deux professeurs n’ont pas indiqué de piste pour le décashing, et tout cela relativise leur alarme sur l’apocalypse imminente.

 

*Expression latine, dans sa totalité se dit ”Quo Vadis, domine” qui signifie ”Où vas-tu Seigneur?”.

**Professeur émérite de la FSEGT, auteur de nombreux ouvrages d’économie, ancien président d’Amnesty, deux fois ministres dans le gouvernement de Habib Essid, aux départements des transports et des affaires sociales. Membre fondateur de Nidaa Tounes et rédacteur du programme économique du parti aux élections de 2014.