La Tunisie a été ajoutée à la liste noire de l’UE des pays tiers susceptibles d’être fortement exposés au blanchiment de capitaux et au financement du terrorisme, et ce en dépit des efforts de certains députés de l’enlever de la liste en question. La majorité absolue nécessaire de 376 voix pour rejeter l’inclusion de la Tunisie n’a pas été obtenue et elle a été considérée, d’après le communiqué publié sur le site de l’Union européenne, comme présentant des déficiences stratégiques dans le régime de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme et ce suite au rapport présenté par le GAFI (Groupe d’Action financière internationale).

Le Parlement européen serait-il seul responsable de la déconfiture de la Tunisie lors de l’adoption de la résolution de ne pas la soustraire de la liste des pays à risques ? Ou devons-nous ne nous en prendre qu’à nous-mêmes ? A la mollesse des pouvoirs publics dans la mise en place des réglementations nécessaires ? A leur laxisme ou encore à la lenteur de l’appareil judiciaire qui a complètement ignoré les 1000 affaires soumises par la BCT depuis des mois au parquet ?

A quelque chose malheur est bon, estime Ferid Ben Tanfous, DG de l’ATB. Entretien.

Comment expliquez-vous le refus d’un grand nombre de députés européens de retirer la Tunisie de la liste des pays fortement exposés au blanchiment de capitaux et au financement du terrorisme ? Serions-nous victimes d’un acharnement?

Férid Ben Tanfous: Pour commencer, j’estime que nous ne devons nous en prendre qu’à nous-mêmes. Notre système de contrôle et de prévention souffre de failles qu’il aurait fallu combler à temps. Elles sont d’ordre politique et procédural. Le but est de se prémunir contre le blanchiment d’argent et le financement des activités douteuses telles le financement du terrorisme. Il existe tout un dispositif à mettre en place. La Tunisie a été l’un des premiers pays à solliciter le GAFI pour se conformer aux règles en vigueur en matière de lutte contre les financements occultes, le blanchiment d’argent, etc.

Malheureusement, le cadre réglementaire n’a pas été finalisé et notre pays n’a pas pu remédier aux insuffisances. A partir du moment où nous-mêmes sommes responsables de l’inachèvement du processus, il n’y a aucune raison d’entrer dans une logique paranoïaque et se sentir visés par l’Europe.

Et si vous précisiez la nature des failles ou des défaillances en question ?

Il faut qu’à tous les niveaux, à commencer par le secteur bancaire, que l’on soit conscient et que l’on décide des mesures nécessaires pour contrecarrer le phénomène de blanchiment d’argent. En la matière, il y a tout un dispositif à mettre en place et des investissements à consentir pour effectuer des contrôles en amont et en aval touchant tous les flux des capitaux en provenance de l’extérieur ou en partance de l’intérieur du pays. A ce niveau-là, il y a des carences auxquelles il faut remédier au plus vite.

Il y a des systèmes bancaires qui ne sont pas bien verrouillés et des insuffisances à combler. La Tunisie s’est engagée sur le sentier de la mise en place de mécanismes de contrôle des phénomènes que j’ai cités plus haut mais elle doit accélérer le mouvement.

Ces failles proviennent-elles de systèmes d’information bancaires non performants, d’absence de décisions politiques ou encore d’un appareil judiciaire en berne surtout s’agissant de pareils dossiers ?

La principale faille réside dans l’absence d’une prise de conscience réelle en rapport avec la gravité de ces pratiques criminelles. Il faut que tout le monde soit conscient de l’importance de la mise en place d’un système de détection des flux de capitaux malicieux.

Il faut également savoir qu’il s’agit d’une question de vie ou de mort pour toutes nos institutions et pour l’économie nationale. Si nous persistons dans une posture de désinvolture dans le traitement de ce problème, nous courons à notre perte. Et pour ce, il faut mettre en place des politiques et des réglementations et les appliquer, mais aussi se doter des moyens nécessaires afin de repérer tout mouvement douteux et le signaler aux autorités concernées qui doivent être réactives. C’est ce qu’on appelle “Complaints”.

Nombreuses sont les banques qui ont signalé à la Banque centrale des mouvements douteux de capitaux. La Banque centrale a soumis des dossiers à la justice mais nous avons l’impression -et nous ne savons pas si elles sont justifiées ou pas- que c’est à ce niveau-là que tout bascule. Nous n’avons pas entendu parler de beaucoup d’affaires jugées en matière de blanchiment d’argent ou de financement du terrorisme.

Je reviens au principe de la prise de conscience qui ne concerne pas uniquement pas les banques mais tous les décideurs et opérateurs sur les scènes publique et privée. Le GAFI a, entre autres, cité le secteur immobilier, celui du commerce de l’or et d’autres activités touchées par des financements occultes. Le pouvoir judiciaire a une très grande responsabilité dans le sens où il doit prendre les choses en main et sévir.

Ceci étant, la Tunisie a pris de nombreuses mesures pour juguler les fléaux dont nous avons parlé plus haut et ce depuis 2004. Nous sommes aujourd’hui arrivés à un stade où notre pays doit faire plus et mieux d’autant plus que cela fait un bail qu’il s’est engagé à verrouiller le système pour stopper les flux de financements illégaux sur et à partir de la Tunisie.

Nous n’avons malheureusement pas atteint le niveau requis. Mais à quelque chose malheur est bon, et à cause du dernier vote des parlementaires européens, la mise en place des mécanismes de lutte contre le blanchiment d’argent et de financement du terrorisme sera plus rapide et plus percutante.

En fait, il faut préciser que 283 parlementaires européens ont refusé de soustraire la Tunisie de la liste des pays concernés par les problématiques de financements occultes. C’est une confirmation d’une mesure prise depuis 2015/2016. Maintenant, il ne faut pas non plus dramatiser. C’est une opportunité pour nous dans le sens où nous devons tous prendre conscience que la lutte, la dénonciation de ces phénomènes ainsi que la mise en place de mesures coercitives et punitives les concernant sont aujourd’hui impératives pour mettre notre économie sur la bonne voie.

Asseoir les bases d’une économie saine et solide ne consiste pas à fermer les yeux sur l’économie parallèle ou accepter n’importe quelle flux de devises venant de l’étranger ou n’importe quel investissement. Notre développement économique ne doit pas être boosté par des activités illicites, criminelles ou des fonds issus de l’évasion fiscale.

Cette secousse est bénéfique pour la Tunisie ! Vive la crise ! Elle va inciter tous les acteurs concernés à réagir comme il se doit pour sauvegarder l’économie nationale.

En matière de responsabilités, tout le monde se jette la balle. La BCT déclare qu’elle a informé le gouvernement des pratiques en question et soumis des centaines d’affaires à la justice. Le gouvernement estime que la BCT n’a pas assuré. Qui est vraiment responsable du marasme actuel ?

Tout le monde est responsable et tous les Tunisiens doivent réagir. Aujourd’hui un citoyen lambda sait que des rentrées de devises de manière illégale sont nocives alors qu’auparavant il pensait que c’était tout ce qu’il y a de plus normal. Il y en a qui vous disent “mais en quoi cela dérange que des devises rentrent dans notre pays?”. C’est parce qu’ils ne savent pas que ce sont le produit d’activités criminelles et illégales et que c’est de la mauvaise monnaie qui chasse la bonne.

Ne pensez-vous pas que l’une des conséquences du vote européen est le report pour la énième fois par le FMI de la réunion devant permettre le déblocage de la dernière tranche du prêt accordé à la Tunisie ?

Aucunement ! Le FMI est parfaitement édifié sur la situation de la Tunisie. Les raisons doivent être autres et franchement, je ne les connais pas. Il s’agit peut-être du degré de l’avancement des réformes mais je ne dispose d’aucune information à ce propos. Et d’ailleurs j’estime que ce classement n’aura pas d’impact sur la Tunisie dans la mesure où elle s’est engagée à se mettre à niveau dans les 6 mois à venir. Mais je reviens à ce que j’ai dit tout à l’heure: ce qui est arrivé est une opportunité car il fallait que cette décision tombe pour secouer les inconscients.

Une dernière question en rapport avec un autre thème : est-il vrai que les bénéfices déclarés par les banques tunisiennes sont gonflées et qu’elles ne reflètent pas la réalité économique du pays du fait que la BCT injecte beaucoup de fonds dans les banques pour financer des prêts à la consommation et non pour le financement de l’économie et la création des richesses? Qu’en pensez-vous ?

Ce n’est pas vrai. Les banques sont dénigrées malgré tous les efforts qu’elles consentent pour suivre des gestions saines. On a très vite fait d’oublier qu’elles ont fourni de grands efforts pour assainir leurs situations. Elles ont été les premières à entreprendre ce genre d’actions parce qu’elles étaient conscientes de la nécessité de se restructurer et ce avant 2011 et après 2011. 700 MDT ont été injectés à la STB pour l’assainir, pareil pour la BH et la BNA, pour leurs restructurations.

Pour ce qui est des banques privées, un exemple très édifiant, celui de l’UIB qui a déclaré un déficit de 100 MDT avant sa recapitalisation sans parler de l’assainissement de la Banque du sud (devenue Attijari Bank) et de sa réorganisation. Toutes les banques ont entrepris des réformes pour assainir leurs situations et repartir sur de nouvelles bases.

Je voudrais aussi rappeler que l’économie marche tant bien que mal, qu’il y a des entreprises florissantes qui évoluent et améliorent leur positionnement, et il y a aussi l’Etat que les banques ont continué à financer. Les banques doivent-elles afficher des déficits juste pour dire que la Tunisie souffre d’un problème de création de richesses? Au contraire c’est une bonne chose que les banques aient réussi leurs restructurations et commencent aujourd’hui à en récolter les fruits. C’est un exemple à suivre pour les entreprises.

Pour revenir au crédit à la consommation, c’est un faux problème. Les banques tunisiennes ne savent pas faire des crédits à la consommation parce qu’elles ont été imprégnées de la culture du financement des investissements. 75% de leurs crédits servent au financement des entreprises.

Les financements accordés aux particuliers représentent tout juste 25% des portefeuilles des banques. Et dans ces financements, il y a au moins 75% destinés à l’acquisition de biens immobiliers. Qu’est-ce qui reste de ces crédits à la consommation pour acheter une voiture ou satisfaire aux dépenses d’un mariage? Rien du tout !

Ceux qui prétendent que les banques affichent des bilans qui ne reflètent pas la réalité économique du pays sont complètement à côté de la plaque et devraient s’informer un peu plus avant d’avancer de fausses certitudes.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali