Ammar Youmbai n’a pas été parachuté ministre des Affaires sociales dans la Tunisie post-14 janvier. Il n’a pas eu la « chance » d’avoir une double nationalité pour lui ouvrir les grandes portes dans une Tunisie où les hauts commis de l’Etat, ceux qui ont construit l’Administration publique, ont été traités comme des « lépreux » par des parvenus opportunistes jusqu’à la moelle !

Détenteur d’une licence de droit privé à l’université de Tunis, d’un diplôme d’études supérieures de doctorat dans le même établissement, d’un diplôme à l’Institut international d’Administration publique à Paris en 1977 et d’un autre à l’ENA tunisienne, il a eu l’opportunité d’exercer dans l’administration publique et d’en gravir les échelons lentement mais sûrement.

C’est dire qu’il n’a pas été un cheveu dans la soupe du ministère des affaires sociales dans lequel il a fait ses premières armes et a prouvé ses compétences et ses capacités à gérer tout ce qui a trait au droit du travail en tant que directeur général de l’inspection du travail et de la conciliation, en tant que DG chargé de mission au cabinet du ministre des Affaires sociales en 2005 et en tant que chef de cabinet du ministre des Affaires sociales après la prise du pouvoir par la Troïka.

Ecarté lors de la formation du gouvernement Chahed, il a fondé un cabinet de Conseil en Travail.

Entretien :

Avant votre départ du gouvernement, vous avez soumis à l’ARP un projet de loi concernant la création d’un Conseil économique et social, pourquoi estimez-vous que c’est si important ?

Parce que c’est grâce au Conseil National économique et social que nous pourrions solutionner les problématiques d’ordre socioéconomique. Sa principale mission est de développer le dialogue à l’échelle nationale en la matière et d’anticiper les crises qui peuvent survenir. Il revêt un rôle préventif et a une dimension stratégique. A titre d’exemple, se pose en Tunisie, aujourd’hui, le problème de la productivité. Je voudrais bien que l’on trouve des réponses à la question se rapportant à la productivité cruciale pour l’économie du pays. Il n’y a pas de réponses et la raison est simple, c’est parce que nous n’avons pas mis en place le cadre adéquat pour débattre de cette question. En tant que ministère des Affaires sociales, à l’époque, nous avions impliqué l’UGTT et l’UTICA dans le cadre du contrat social, et nous avons tenu à ce que les deux organisations adhèrent à une vision commune pour ce qui est de la productivité, mais c’est insuffisant. Qui en parle aujourd’hui dans notre pays ? Personne !

nous voulons avoir une économie performante et concurrentielle mais par quels moyens pourrions-nous réaliser nos ambitions si la productivité n’y est pas ?

Aucun débat sérieux en ce qui la concerne ni au niveau de l’entreprise, des secteurs, à l’échelle régionale et nationale et encore moins à l’ARP. C’est grave, nous voulons avoir une économie performante et concurrentielle mais par quels moyens pourrions-nous réaliser nos ambitions si la productivité n’y est pas ? Nous ne pouvons pas être compétitifs dans un monde où la concurrence entre pays est féroce !

N’y a-t-il eu aucun effort pour que la question de la productivité occupe la place qu’elle mérite dans les agendas de nos politiques, de nos décideurs publics et des partenaires sociaux ?

Parlons des négociations sociales, ce que j’appelle moi les négociations collectives ! Voyez où nous ont mené les choix effectués et que j’estime dangereux. Nous avons commencé dans une première phase par les négociations sectorielles, et c’est une bonne chose, parce que cela nous a permis d’organiser les secteurs et de les identifier. Nous sommes parvenus à mettre en place 54 conventions qui couvrent à peu près 80% à 85% de la population régie par le code de travail et c’est très bien.

Mais cette action aurait dû être tout juste une étape suite à laquelle, il fallait passer à un degré plus élevé au niveau des accords conclus ou à conclure. Il faut saisir que dans les négociations sociales, on décide d’un commun accord du taux d’augmentation. A titre d’exemple, le secteur du transport ou celui des textiles où nous ne pouvons pas dire que toutes les entreprises sont à égalité en matière de performances ou de réalisations. Il y a des entreprises bien portantes capables d’assurer en matière d’augmentations salariales, il y en a d’autres qui ont des difficultés et qui ne peuvent en aucun cas appliquer ces augmentations. Par conséquent, il faut passer à la seconde étape qui consiste à traiter au cas par cas, c’est-à-dire négocier avec les entreprises directement.

En plus des négociations sectorielles, il faut intégrer les conventions des établissements

Et ce, pour la simple raison que l’entreprise connait mieux ses problèmes internes et que tous les acteurs y opérant en sont, en principe, conscients. C’est ce que nous appelons les conventions des établissements. Certains pays font des négociations sectorielles, s’accordent sur les augmentations de base et ensuite passent au niveau Entreprises et les négociations se font en prenant en compte les spécificités de l’entreprise.

Les travailleurs exigent une augmentation que les partenaires sociaux ont décidée hors consultation de l’entreprise et sans avoir pris en compte sa situation et le contexte dans lequel elle évolue

Qu’en est-il en Tunisie ?

Nous avons tout fait à l’inverse. L’année dernière, nous avons décidé d’une augmentation de 6% au niveau central et national. L’UGTT et l’UTICA ont signé un accord mais les secteurs n’ont pas suivi. Parce que parmi eux, il y en a qui sont sinistrés, et c’est ce qui a entraîné une tension sociale. Les travailleurs exigent une augmentation que les partenaires sociaux ont décidée hors consultation de l’entreprise et sans avoir pris en compte sa situation et le contexte dans lequel elle évolue. Ce qui est encore plus grave est que grâce à la signature de cette convention, l’UGTT a des arguments solides pour défendre le principe de son application. Il s’agit de crédibilité, on signe une convention, elle doit être respectée et on ne peut pas la remettre en cause et encore moins remettre en question le sérieux des négociations.

J’estime pour ma part que lorsque l’on négocie, on doit oublier les pressions et les contraintes et mener à bien les négociations parce que le jour où on signe une convention c’est pour toujours. Et il y va de la crédibilité des négociateurs et du principe même des négociations et de ceux qui les mènent.

D’un autre côté, nombreuses ont été les entreprises qui ont refusé net les augmentations convenues par leur centrale et ont déclaré qu’ils n’abdiqueront pas parce qu’ils n’étaient pas responsables de l’accord et qu’elles n’avaient pas les moyens d’adhérer aux conventions.  Si nous avions eu un conseil national économique et social, nous aurions été aptes à gérer ce genre de conflit et prévenir ce genre d’erreurs fatales.

J’estime pour ma part que lorsque l’on négocie, on doit oublier les pressions et les contraintes et mener à bien les négociations parce que le jour où on signe une convention c’est pour toujours

Dans les pays scandinaves, les négociations se font sans aucune difficulté, parce que grâce au Conseil, ils assurent le suivi de ces négociations et aident à trouver des solutions dans le calme, la sérénité et en préservant les intérêts des uns et des autres.

Ne pensez-vous pas qu’atteindre le niveau des pays scandinaves est presque impossible dans l’état actuel des choses ?

Si nous continuons dans la logique d’aujourd’hui, oui ! Mais rien n’est impossible. Il faut commencer par établir un dialogue social au niveau de l’entreprise, c’est là où il doit exister et se développer. Le dialogue social dans notre pays, est aujourd’hui porté hors de l’entreprise, et puis s’il n’y a aucune communication, tout devient compliqué.

Le patronat ne s’intéresse nullement à la bonne communication. Alors qu’il faut impliquer les syndicats et les conseils des entreprises dans la gestion des problèmes entrepreneuriaux. Il faut établir de nouvelles règles de communication, et peut être que nos chefs d’entreprises arriveront ainsi à gérer les difficultés de gestion parce que chacun a un rôle à jouer et peut œuvrer pour une entreprise plus performante et plus stable.

Je désignais auparavant des entreprises par la fiche rose, pourquoi ? Eh bien parce que le patron est sur le terrain, il discute avec ses employés et communique avec eux.  Il y a un exemple que je connais bien et qui est resté gravé dans ma mémoire. Lors des événements dramatiques qui ont secoué la Tunisie en 1984 après l’augmentation des prix du pain, un magasin bien connu a été attaqué par des truands. Le gardien leur a dit : “vous ne forcerez les portes de ce magasin qu’en passant sur mon cadavre”. Et effectivement ils l’ont gravement agressé, violenté et ont pillé le magasin.

«Il est vrai que j’ai vu la mort de près, mais pour moi, ce centre commercial était mon gagne-pain et vous savez quoi, il y a un geste que je n’oublierais jamais : le jour où j’ai eu mon premier enfant, je n’avais pas un sous, et c’est notre DG qui est arrivé par surprise à l’hôpital pour offrir à mon enfant 100 D, je lui serais toujours reconnaissant»

Le 1er mai qui a suivi ces événements, nous discutions au sein du ministère du choix du meilleur employé de l’année et j’ai choisi ce gardien. Je l’ai appelé auparavant pour en discuter avec lui, et j’ai voulu connaître les raisons qui l’ont incité à prendre le risque de sacrifier sa vie pour sauver le centre commercial.  Il m’a dit que si c’était à refaire, il le referait : «Il est vrai que j’ai vu la mort de près, mais pour moi, ce centre commercial était mon gagne-pain et vous savez quoi, il y a un geste que je n’oublierais jamais : le jour où j’ai eu mon premier enfant, je n’avais pas un sous, et c’est notre DG qui est arrivé par surprise à l’hôpital pour offrir à mon enfant 100 D, je lui serai toujours reconnaissant». Cet employé a reçu la somme de 2 mille dinars et a été décoré au palais de Carthage comme employé modèle. Une entreprise se gère aussi par la proximité et son patron répondait toujours présent à ses employés et dans toutes les circonstances.

Et c’est la raison pour laquelle je vous ai expliqué qu’il y a un problème de fond appelé communication. Les institutions ne sont pas en train d’assumer leurs responsabilités vis-à-vis de ces entreprises et encore moins leur rôle historique dans le sauvetage et le développement du pays.

Pourquoi êtes-vous aussi affirmatif ?

Pourquoi ? Parce que même la loi sur la création du  Conseil Supérieur du Dialogue social adoptée par l’ARP n’a pas permis que ce Conseil soit réellement opérationnel. Il est resté au point mort. Un autre exemple touchant à la problématique de la pauvreté en Tunisie et qui me préoccupe encore. Nous avons en deux ans réalisé un travail de 20 ans. Quand nous parlons de pauvreté : les réponses fusent : c’est 25% ou 4%.

nous dénombrerons 250.000 familles nécessiteuses et 650.000 familles à revenus réduits dotées de cartes de soins. Commençons d’abord par ces 900 000 familles, et mettons en place un identifiant unique

Mais ça ne fonctionne pas comme ça, il y a des normes internationales que nous devons appliquer en adéquation avec la situation spécifique de la Tunisie. Nous y procédons par une opération de recensement et qui doit y veiller? Ce sont bien les experts, les assistants sociaux du ministère des affaires sociales et qui ne sont pas peu. Nous en avons 2000. Si nous procédons à une enquête terre à terre, à partir des données que nous possédons déjà, nous dénombrerons 250.000 familles nécessiteuses et 650.000 familles à revenus réduits dotées de cartes de soins. Commençons d’abord par ces 900 000 familles, et mettons en place un identifiant unique, ce que j’ai réussi à concrétiser, et je dis bien concrétiser.

l’opération d’identification et de recensement des pans sociaux qui doivent en bénéficier au début 2016, je devais présenter mon rapport en juillet 2016 au conseil ministériel. Entre temps, je suis parti et aujourd’hui nous sommes toujours au point mort.

Nous avons pris les données des 3 caisses sociales associées à plus de 7 millions de tunisiens, en plus des 900 000 familles que je viens de citer, sauf celles qui vivent du secteur informel et qui n’entrent pas dans le cadre du régime de sécurité sociale. Suite à l’opération de recensement, il fallait mettre en place une cellule consacrée spécialement au phénomène de pauvreté dont le rôle est de réfléchir sur les moyens à mettre en œuvre pour aider ces gens-là. Il fallait aussi revoir le système de la caisse de compensation et nous avons démarré l’opération d’identification et de recensement des pans sociaux qui doivent en bénéficier au début 2016, je devais présenter mon rapport en juillet 2016 au conseil ministériel. Entre temps, je suis parti et aujourd’hui nous sommes toujours au point mort.

Que faire pour lutter contre la pauvreté dans notre pays selon vous ?

Pour commencer mettre en place une plate-forme nationale de protection sociale contre la pauvreté. Ce qui permettra de mettre tout le monde à l’aise et nous permettra de bien travailler. C’est ce que j’appelle le socle social.

La première chose est de garantir les soins, qui sont un droit constitutionnel. Il est inadmissible qu’à ce jour, des gens viennent au ministère des Affaires sociales, pour dire qu’ils n’ont pas de quoi acheter des médicaments à 5 dinars, parce qu’ils n’en ont pas trouvé à l’hôpital, ou alors qu’ils ne peuvent pas aller dans un hôpital parce qu’ils n’ont même pas de carnet de soins. 80% sont couverts, reste les 20% à qui nous devons accorder le droit aux soins et aussi les aider en procurant à un membre de leur famille du travail pour garantir un minimum de revenu.

Ce que nous voyons aujourd’hui est qu’un ministre ou un PDG achète son pain à 200 millimes et que le Tunisien lambda l’achète au même prix y compris celui qui n’a aucun revenu.

Les études que nous avons effectuées ont toutes démontré qu’il y a 8 000 MDT qui sont dépensés pour le social dont 4 000 MDT vont dans les caisses sociales. A l’époque où j’étais ministre, j’ai demandé au gouvernement de m’accorder ce budget et de me donner la latitude de gérer la compensation et le social. Ce que nous voyons aujourd’hui est qu’un ministre ou un PDG achète son pain à 200 millimes et que le Tunisien lambda l’achète au même prix y compris celui qui n’a aucun revenu. En plus, il y en a qui profitent des revenus des chantiers, et des aides pour familles nécessiteuses, et d’autres qui ne prennent rien.

Si je dois me rendre à l’hôpital et que le Médecin me délivre une ordonnance avec un médicament inexistant dans la pharmacie sur place, il faut faire en sorte que cette même ordonnance sortie de l’hôpital soit acceptée par la pharmacie privée pour que le malade ne soit pas confronté aux difficultés de paiement.

La solution est un identifiant unique qui nous permettrait d’assurer une meilleur justice sociale pour tout ce qui concerne la distribution des aides et les soutiens aux familles nécessiteuses. Sans oublier la nécessité de plus de rationalisation dans les dépenses au niveau du social. Grâce à cette politique, nous pouvons avoir un système de couverture global et transparent. Si je dois me rendre à l’hôpital et que le Médecin me délivre une ordonnance avec un médicament inexistant dans la pharmacie sur place, il faut faire en sorte que cette même ordonnance sortie de l’hôpital soit acceptée par la pharmacie privée pour que le malade ne soit pas confronté aux difficultés de paiement. Il faut aussi faire en sorte que le pharmacien puisse récupérer son dû.

Quand le problème des logements sociaux a été posé au sein du gouvernement. J’ai émis mon refus à discuter de cela avant d’étudier le problème des enfants scolarisés. J’avais en tant que ministre des affaires sociales pris en charge une famille nécessiteuse à Kasserine, il faut aller voir les familles là-bas. Il y a des écoles ou les élèves arrivent les pieds nus en plein hiver. J’ai proposé de créer un fond d’aide à ces enfants-là qui leur permette d’avoir le minimum, une tenue pour entrer à l’école, des espadrilles, une tenue de sport, un cartable, la fourniture scolaire etc. C’est un programme qui me tenait vraiment à cœur et que j’aurais aimé réaliser.

chaque région de la Tunisie est capable d’assurer son autosuffisance.

Toutes nos régions sont riches et nous n’avons pas de densité de population qui pose des difficultés pour accéder à un niveau de vie digne pour toutes les familles dans toutes les régions et fort heureusement, nous avons eu le programme de planning familial.

Nous avons un problème de gestion de ressources au niveau des régions, et l’Etat en assume la responsabilité, il n’y a plus de crédibilité, on parle de projets qu’on ne réalise jamais, donc ça crée un climat de tension social, et qui finit par le désordre social et l’absence du pouvoir de l’Etat, mais la réalité est que chaque région de la Tunisie est capable d’assurer son autosuffisance.

Quand je vois l’accord conclu à Kerkennah pour mettre fin aux troubles, je me pose des questions sur l’approche de l’Etat en matière de résolution des crises sociales.

Il ne faut pas non plus angéliser les régions, il y a des responsabilités que nos concitoyens doivent assumer dans leurs régions. Dans certains gouvernorats, la culture du travail n’existe même pas et la mentalité de l’assistanat sévit comme une maladie infectieuse !

Oui il y a des dépassements de la part des populations ou d’une partie de la population. C’est vrai et c’est une réalité. Quand je vois l’accord conclu à Kerkennah pour mettre fin aux troubles, je me pose des questions sur l’approche de l’Etat en matière de résolution des crises sociales. Pourquoi a-t-on signé un tel accord ? Et pourquoi a-t-on relaxé des individus coupables de délits et de violation de la loi. Cela ne s’appelle pas une conciliation, la conciliation, c’est quand on discute de certains principes de loi et qu’on arrive à faire des concessions pour trouver un terrain d’entente. Mais ça c’est comme si je vous giflais à répétition et que vous ne réagissez pas. C’est très grave.

Avec l’ancien chef du gouvernement, j’ai tracé le schéma : nos problèmes, ce sont les revendications des secteurs public et privé. Les demandes d’augmentation de salaires et des primes, c’est devenu un cercle vicieux. Pourquoi pas un accord triennal global et définitif ? Les experts ont assuré que le coût de ces augmentations dans la fonction publique s’élève à plus de 1,8 milliard de dinars, j’ai rétorqué que lorsqu’on présente des éléments au chef du gouvernement on doit lui présenter la réalité.

Il est vrai que le montant est de 1,8 milliard de dinars, mais il y a le quart qui reviendra au fisc sous forme d’impôts et à la CNRPS, donc aux caisses de l’Etat.

Rassurer les investisseurs et préserver le pouvoir d’achat doivent se faire par des accords qui s’étalent dans le temps tout en faisant en sorte que l’autorité de l’Etat soit rétablie et que les abus soient sanctionnés. C’est possible, il faut le vouloir et oser.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali