Il était bien en Jordanie. Payé en EURO, il était expert principal pour le compte de l’Union européenne auprès du gouvernement jordanien après avoir été le fondateur du Fonds d’accès aux marchés extérieurs “FAMEX“ en Tunisie. A l’époque, il se déplaçait lui-même dans les entreprises pour leur parler des opportunités que leur offrait ce fonds et leur proposer aide et assistance pour qu’elles déploient leurs ailes à l’international.

La Tunisie l’a mal récompensé et, alors qu’il méritait amplement le poste de PDG du CEPEX, il en a été écarté. Il n’entrait pas dans la gamme des compétences acquises ou courtisanes. Il a accepté l’offre de l’Union européenne et est parti en Jordanie dignement sans faire trop de vagues, sans se plaindre et sans prétendre à quoi que ce soit.

Pourquoi est-il revenu ? Il a tout simplement répondu à l’appel de la patrie après le 14 janvier. Et comme le dit si bien le grand poète Mahmoud Darouiche «Comment se remettre de l’amour de la Tunisie, cet amour qui nous habite tel un souffle?».

En droite lignée d’une famille de grands militants, Slim Chaker ne s’est pas dérobé au devoir national, celui d’assumer des responsabilités dans un gouvernement post-soulèvement complètement déstabilisé.

Ministre de la Jeunesse et des Sports, il se déplaçait tous les week-ends dans un minibus accompagné des hauts cadres du ministère. Il passait la nuit dans les maisons de jeunes pour, disait-il, «que l’on vive exactement comme nos jeunes et que l’on décèle les défaillances et pas à travers des rapports mais en étant sur le terrain».

Et du terrain, il en a fait à l’époque. Dans une interview accordée à WMC, il expliquait: «Il est hors de question qu’un jeune sis à Sidi Bouzid voie son destin se décider à La Kasbah ou à Carthage par quelqu’un qui n’a jamais mis ses pieds dans sa région. Ce n’est pas normal. Les jeunes aujourd’hui, dans les régions pauvres du pays, ne savent pas, lorsqu’ils se réveillent le matin, ce qu’ils doivent faire pour occuper leurs journées ou être utiles à eux-mêmes. Ils ne tiennent pas leur destin entre leurs mains. Il faut que cela change».

Il était révolté par le fait que les maisons de jeunes n’étaient pas bien équipées et n’étaient même pas dotées de climatisation dans des saisons de chaleurs torrides pour offrir des endroits privilégiés où les jeunes se rencontrent et se forment au lieu de se réfugier dans les cafés. Il voulait que ça change, mais que faire quand la machine ne suit pas et quand les partis et les lobbys prennent le dessus sur la patrie? Que faire lorsque nous nous trouvons face à des individus qui ont choisi les «devises» plutôt que la devise «La patrie avant les partis»?

Au début on est étonné, ensuite déçu, dépité et frustré. Et quand nous ne pouvons nous exprimer, nous en souffrons et nos nerfs, notre cœur en prennent un coup, des coups, et plus ces coups deviennent plus forts, plus nous nous taisons et plus, dans notre pays, le poison du stress, des angoisses et des trahisons distillé à forte dose nous tue!

Slim Chaker a ignoré les médisances, il a résisté. Nommé ministre des Finances après la victoire de Nidaa Tounes aux élections législatives de 2014, il a continué sur sa lancée de grand travailleur. Il était au bureau avant 7h du matin pour ne rentrer qu’à 21h et très souvent 22h. Il n’avait pas de vie. Un bourreau de travail qui n’a pas été épargné par les mauvaises langues et les professionnels de la critique gratuite et injustifiée. Il lui arrivait très souvent de demander «Pourquoi ces gens m’en veulent-ils, que leur ai-je fait? Que me reprochent-ils». Peut-être lui reprochaient-ils d’être correct, poli, issu d’une grande famille de militants, compétent et travailleur?

Dans la Tunisie d’aujourd’hui, démunie de valeurs et d’éthique, la mise à mort d’une personne commence par des campagnes de dénigrement souvent montées de toutes pièces et s’apparentant plus à des règlements de compte entre partis et lobbys interposés avec pour premières victimes nombre de hauts responsables intègres. Slim Chaker figure parmi les personnes les plus honnêtes qu’il m’ait été donné, moi en tant que journaliste de connaître. Il était réceptif, à l’écoute de tout le monde, humble et ne prétendait nullement détenir la vérité. Il a partagé sa volonté de lutte et ses stratégies d’action. Là où il passe, il commence par établir le diagnostic de la situation et très vite met en place des plans pour des réformes profondes et structurelles. Ce fut fait lors de son passage au ministère de la Jeunesse et des Sports. Ce fut fait au ministère des Finances où il voulait dématérialiser toutes les procédures afin de limiter l’étendue de la corruption.

Il comptait également remettre en selle le secteur de la Santé mis à mal par des années de laisser-aller et où les mafias sévissaient dans un milieu où les lobbys des médecins, des laboratoires pharmaceutiques et du paramédical font la loi.

Mais le destin a été prompt et la mort a triomphé de ses ambitions pour servir sa patrie qui en avait vraiment besoin et des aspirations de la Tunisie pour des hommes qui la servent avec abnégation et détermination.

Que c’est difficile de résumer en quelques lignes les événements, les réalisations ou encore les supplices qui font la vie d’une personne qui s’est dévouée pour son pays sans jamais se plaindre. Que c’est difficile de faire l’éloge de Slim Chaker et de trouver les bons mots pour exprimer tout le respect, l’affection et l’estime que l’on peut lui porter. Quels mots pourraient exprimer la douleur de ceux qui ont côtoyé feu Slim Chaker de près, qui connaissent l’homme et ses qualités humaines beaucoup plus que le responsable ou le haut commis de l’Etat.

Quand on a du cœur dans ce pays, on en meurt!

Amel Belhadj Ali