Secret de polichinelle ? bien sur que si , le déficit commercial entre la Tunisie et la Turquie est de notoriété publique, il se creuse de semaine en semaine, et à chaque fois que les médias ou les experts économiques le dénoncent, les ministres du Commerce qui se sont succédé depuis 2011 nous assènent le coup de l’“accord de libre-échange signé en 2004“ entre les deux pays et brandissent les accords de l’OMC. 

Ce qui est étonnant en la matière est que, malgré l’existence de l’accord en question, les 6 années qui lui ont suivi, le déficit n’a jamais atteint des seuils aussi insupportables pour l’économie nationale. Les Turcs et leurs produits sont partout en Tunisie. Ils sont dans les fast-foods, l’agroalimentaire, le textile, les produits chimiques, les composants automobiles et les véhicules, l’acier, le fer et l’électroménager. Bref, ils sont omniprésents dans l’exiguïté obsédante du marché économique tunisien. Rien ne semble les contenir, et tout nous y renvoie.

Un témoignage éloquent d’Ahmed Manaï, ancien expert international auprès de l’ONU, militant en faveur d’une démocratisation de la Tunisie: «En 2013, mon voisin sur un vol Paris-Monastir (un industriel français) me confia qu’il avait 3 usines de textiles dans le Sahel avant 2011, qu’il en a vendu une et qu’il revenait en Tunisie pour vendre les deux dernières. Et de me prévenir que la fin de l’industrie textile tunisienne est proche… au grand profit des Turcs. En Syrie, les accords syro-turcs d’avant 2010 ont fait de même pour l’industrie textile syrienne, et ce qui en subsista a été détruit par la guerre, pillé ou transféré par les terroristes en Turquie».

Réagissant à la campagne lancée par des Tunisiens jaloux de préserver l’économie nationale appelant au boycott des produits turcs, une universitaire, J.B.C, rétorque: «J’ai essayé de boycotter mais ils sont partout à mon hypermarché. Vous devez avoir une loupe pour découvrir l’origine des denrées que vous achetez, et 9 produits sur dix sont turcs».

La variation de la balance commerciale entre 2017/2016 et le premier semestre de 2017 est de 15,9% en faveur de la Turquie, soit des importations de l’ordre de 918,3 millions de dinars en 2016 qui se sont élevées à plus de 1,064 milliard de dinars rien que pour le premier semestre de l’année en cours. Quant aux exportations, et pour ce même laps de temps, elles ont souffert d’un recul de 22,8%, passant de 170,8 millions de dinars en 2016 à 131,8 millions durant les 6 premiers mois de l’année en cours. Merci qui? Merci Monsieur Zied Laadhari, désormais “ancien ministre du Commerce “turc“ en TUNISIE“, maîtrisant à la perfection la langue turque et ayant travaillé pour le compte d’une firme turque quand il était établi à Paris, devenu depuis défenseur de l’application littérale de l’accord de libre-échange d’il y a 13 ans et du respect de ceux de l’OMC.

Pour rappel, en 2006 les exportations de la Turquie sur le marché tunisien ne dépassaient pas les 416 MDT d’importations.

Et pourtant, le terme Ijtihad existe quand il s’agit de préserver les intérêts de l’Oumma, mais peut-être bien que la Tunisie ne représente pas une Oumma pour tout le monde. Par contre, la nation si, dans l’esprit de ces hauts commis de l’Etat d’avant le 14 janvier dénigrés –aujourd’hui- systématiquement par ignorance et aveuglement. Car, grâce justement à leur «Ijtihad», ils ont pu juguler les avancées commerciales hégémoniques turques malgré l’accord de libre-échange et ceux de l’OMC. Ils n’ont pas réinventé la roue, ils ont usé de procédés utilisés par tous les gouvernements patriotes dans le monde pour protéger leurs intérêts, en exploitant les mécanismes à leurs dispositions s’agissant de certifications, procédures douanières, autorisations de mise sur le marché, et j’en passe.

En un mot, ils ont usé de tous les subterfuges «légaux» pour préserver l’économie nationale sans se mettre à dos l’OMC qui effraye tellement les ministres économiques d’Ennahdha. C’est ce qui explique qu’avant la prise du pouvoir par la Troïka, le déficit commercial entre les deux pays n’était pas aussi dramatique et inégal que celui auquel nous assistons aujourd’hui.

En janvier 2017, Walid Ben Salah, expert-comptable dénonçait le déficit de la balance commerciale de 2016 qui s’élevait à 12,620 milliards de dinars, ce qui représentait une aggravation de 4,8% par rapport à 2015. Il provient à hauteur de 3,844 milliards de dinars de la Chine (soit 30%) et de 1,482 milliard de dinars de la Turquie (soit 12%).

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Il l’explique par les déficits des balances de l’énergie et des produits alimentaires ainsi que par l’augmentation des importations des produits de consommation qui ne sont pas de première nécessité (+13,8%). Et il ajoutait que les statistiques officielles de l’INS ne tiennent pas compte des minorations frauduleuses des prix de plusieurs produits à l’importation, et ne tiennent pas compte, non plus, du volume des transactions non déclarées du secteur informel, ainsi que les importations non conventionnelles détournées.

Il avait prévu, depuis le début de l’année, la dépréciation du dinar et l’aggravation de l’inflation à cause du recul des exportations et de l’envolée des exportations. Nous en sommes plein dedans!

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Et l’UTICA dans tout cela ?

Pour la centrale patronale, il n’y a pas d’inconvénients à ce que les échanges commerciaux tuniso-turcs prospèrent mais à condition de procéder à un rééquilibrage en faveur de la Tunisie. Ce qui n’est pas évident!

Les produits turcs de toutes natures ont envahi le marché tunisien, du sud et nord, et comme l’a signifié une activiste dans un statut satirique à propos du soutien inconditionnel de l’ancien ministre du Commerce et de l’Industrie, Zied Laadhari à la Turquie: «Monsieur le ministre, vous avez réussi une gageure, celle de la décentralisation! Les produits turcs se trouvent dans tous les coins et les recoins de la Tunisie, y compris les glibettes blanches omniprésentes». Ces glibettes qui ont massacré la culture des fleurs de tournesol dans notre pays et ont mis au chômage les agriculteurs qui les plantaient. Il n’est pas sûr que l’on trouve de nouveau les souches des fleurs de tournesol pour les cultiver de nouveau.

«Nombre de rendez-vous ont été retardés avant la venue au mois de juillet dernier d’une délégation présidée par le ministre turc de l’Economie et des représentants du secteur privé, nous explique Hamadi Kooli, président de la Fédération de l’export à l’UTICA». La délégation a eu nombre de réunions au ministère du Commerce dirigé à l’époque par Laadhari.

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Les entreprises tunisiennes souffrent de la concurrence turque, d’où une pression de la part de la société civile et de la profession. Le secteur privé turc est aussi plus compétitif que celui tunisien: «En Turquie, les exportateurs sont automatiquement subventionnés par leur gouvernement, ce qui n’est pas le cas pour nous autres Tunisiens», renchérit Samir Majoul, membre du bureau exécutif et vice président de l’UTICA.

En marge de la visite du ministre turc en Tunisie, Zied Laadhari a osé solliciter le salon d’honneur de l’UTICA pour sacrer la signature de conventions dont les propriétaires des lieux n’en savent pas mot.

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«Nous n’étions même pas au courant. Nous croyions que c’était juste une réunion de renégociation des accords précédents. C’est en voyant les reporters prendre des photos que nous nous sommes rendu compte qu’il y avait signature d’accords. Nous avons demandé à voir et à comprendre pour donner notre accord, mais personne n’est à l’écoute».

L’expérience a été édifiante, estime M. Majoul. Elle nous a ouvert les yeux sur nos maux, et sur le fait que nous avons un véritable problème de gouvernance. Le ministre qui a signé avec la Turquie assume l’entière responsabilité de cette situation. Parce que quand vous allez signer avec un pays concurrent de la Tunisie dans toutes les industries sur lesquelles vous êtes placé, à l’export et sur le marché local, vous fragilisez l’économie nationale et vous œuvrez à sa déliquescence».

La Turquie est une puissance économique avec un continent sous ses pieds, un président guerrier nommé Erdogan, une armée qui gouverne, de véritables politiciens, et, par-dessus le marché, des alliances importantes chez nous, en l’occurrence le parti Ennahdha qui détient pratiquement tous les ministères économiques.

Dans pareille situation, estime Samir Majoul, il est plus utile pour la Tunisie de développer des partenariats avec des pays économiquement proches de notre niveau à nous. «Nous sommes dans un pays post-révolution où toutes les folies ont été commises en matière de gouvernance. Notre site revient très cher, il n’est plus compétitif, sans parler du surcoût logistique et de tous les problèmes y afférents. Et que faisons-nous entre temps? Nous signons avec l’ogre décidé à nous avaler; nous lui offrons notre marché alors que notre économie est au plus mal. Si l’Etat veut qu’il y ait résistance, il doit bien oser accorder les mêmes avantages aux industriels nationaux pour qu’ils puissent avoir les mêmes opportunités que les opérateurs turcs. En fait, nous avons ouvert notre marché alors que nous traversions une situation postrévolutionnaire catastrophique. Nous sommes épuisés, et tout le monde connaît la réalité du pays, les financements, l’instabilité sociale, les opérateurs ont besoin de reprendre leur souffle, de réexaminer le marché et de prendre en compte les nouvelles donnes pour pouvoir dépasser la crise».

Pour le grand malheur de Samir Majoul et d’autres opérateurs privés, ce qu’ils voient arriver en Tunisie, c’est une armée d’exportateurs turcs avec leur «malsouka» (feuilles de brik), borghol, beurre, biscuits, lait, tissu et tous les produits consommables et imaginables. C’est à croire que les Tunisiens vivaient d’air et d’eau avant l’arrivée des Turcs.

«Notre marché est exigu, nous avons perdu la Libye instable, nous avons perdu l’Algérie qui applique les conditions du marché à son avantage, notre tourisme n’est plus au beau fixe. Que nous reste-t-il finalement?»

L’Etat doit revoir ses accords et de protéger l’économie nationale 

L’UTICA a-t-elle réagi à cette trop grande présence turque dans notre pays? Oui, répond M. Majoul: «Nous avons protesté, nous avons lutté et protesté encore et encore. Nous considérons que ce sont des accords qui confortent l’économie informelle. Pourquoi? Parce que lorsque vous signez un accord de libre-échange avec un monstre pour lequel l’export pour un pays comme le nôtre, c’est du peanuts, il peut s’offrir ce luxe. C’est un dessert parce que ses opérateurs sont subventionnés à 100% pour le transport, et qu’ils peuvent rapatrier les devises en Turquie. On les lui convertit en monnaie turque à un taux supérieur au taux bancaire. Comment nous opérateurs tunisiens pouvons lutter contre cela? Nous nous sommes battus, mais si se battre dans la logique révolutionnaire est synonyme de fermer boutique et occuper la rue, eh bien, sachez que nous ne savons pas le faire. Nous travaillons jour et nuit pour nous préserver. C’est à l’Etat d’agir, de revoir ses accords et de protéger l’économie nationale. S’il nous revenait à nous de décider, nous interdirions l’importation de tout ce qui peut concurrencer les produits nationaux dans une phase exceptionnelle car postrévolutionnaire. Une révolution démocratique ne peut se faire que par l’économique et le social, plusieurs années à souffrir de l’ANC et puis de l’ARP, finalement qu’est-ce que nous avons gagné?».

Hamadi Kooli, plus conciliant sans pour autant approuver la démarche laxiste du gouvernement tunisien face à la Turquie, estime qu’il faut que les opérateurs ottomans investissent non pas en Tunisie mais s’engagent dans des partenariats avec les Tunisiens pour investir dans d’autres pays africains en faisant de la Tunisie la base arrière de tous leurs plans de conquête des autres marchés. Est-ce réalisable? Les Turcs qui se comportent en Tunisie en terrain conquis accepteront-ils ce deal?

Il s’explique: «Nous les avons reçus le dernier jour de leur visite de travail en Tunisie, et ce que nous demandions était clair: l’application de l’article 17* de l’Accord d’association qui stipule la clause de sauvegarde. Ils doivent essayer de réduire les exportations, pour que les vrais importateurs travaillent correctement, et pour que les importations ne soient pas récupérées par le commerce parallèle ou le secteur illégal. Nous pensons transformer ce déficit en des investissements de capitaux turcs en Tunisie. Nous en avons discuté ouvertement précisant les produits et les secteurs qui sont touchés par ces accords. Il y a des secteurs très lésés. Les Turcs sont sensibilisés et ils sont en train de bouger dans le sens de trouver des solutions avec nous, leur ambassadeur est très actif et ils nous ont proposé de négocier à nouveau à Ankara ou à Istanbul, sur les produits que nous voulons importer et les secteurs qui peuvent être intégrés dans ces accords».

C’est l’UTICA qui défendra l’intérêt des secteurs économiques fragilisés du pays aussi, mais le hic, selon M. Kooli, est qu’il  faut d’abord voir les textes signés avec le ministère du Commerce parce que les experts de la centrale patronale ont été écartés. Dans l’attente, l’ex-ministre du Commerce avait promis de soumettre à l’UTICA la liste des accords commerciaux régionaux et les secteurs qui seraient touchés. «S’il y a défaillances, nous le mentionnerons, mais pour nous, le plus important est de booster les exportations. Les produits tunisiens sont là dont le textile. Nafaa Naifer en a discuté avec l’ambassadeur turc. L’idée est de transformer le moteur d’importation en un moteur d’exportation, comme on a fait en 1988. Nous sommes passés de l’importation automobile à la création d’IME (industries mécaniques et électriques) de montage et de production de pièces automobiles, transformées ensuite en une dynamique exportatrice. Cela a été bénéfique pour nous, nous n’avons pas à rougir de l’importation mais plutôt à faire en sorte qu’elle soit accompagnée par l’exportation. Les Turcs ont investi 5 milliards de dollars en Algérie, ils sont capables d’investir un milliard et demi ou deux milliards en Tunisie. Il ne faut pas oublier que leur cible n’est pas seulement la Tunisie mais aussi l’Afrique, et leur passage en Afrique n’est possible qu’à travers la Tunisie. Eux-mêmes le disent, le meilleur pont entre la Turquie et l’Afrique est la Tunisie».

Trop d’angélisme venant de Hamadi Kooli? Trop de démagogie de la part des Turcs qui prennent les Tunisiens pour des simples d’esprits? Ces questions méritent d’être posées car si la Turquie investit autant en Algérie, c’est parce que ce pays oppose une grande résistance, protège son secteur privé et impose des partenaires algériens majoritaires dans tout projet, sans oublier l’importance de l’Algérie en tant que pays riche en énergies fossiles et en minerais. La Tunisie par contre est devenue un fief turc grâce à Ennahdha, alors pourquoi les Turcs feraient des efforts pour rééquilibrer les échanges? Ici ils sont chez eux, ils sont même mieux que chez eux, ils ont tout à gagner, rien à perdre.

L’optimisme béat ne servira à rien, la Turquie est bien implantée, bien soutenue et bien protégée à tel point qu’il arrive très souvent à son ambassadeur de jouer le rôle de résident général, quant à l’Etat tunisien, grand temps pour lui de faire valoir la souveraineté nationale face aux complicités révoltantes de certains partis.

Amel Belhadj Ali

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*Article 17 

Ajustement structurel 1. Des mesures exceptionnelles d’une durée limitée dérogeant aux dispositions de l’article 5 peuvent être prises par la Tunisie sous forme d’un relèvement des droits de douane.

  1. Ces mesures ne peuvent viser que des industries naissantes ou certains secteurs en cours de restructuration ou connaissant de graves difficultés, en particulier lorsque ces difficultés causent des problèmes sociaux importants.
  2. Les droits de douane à l’importation applicables en Tunisie à des produits originaires de Turquie, introduits par ces mesures, ne peuvent pas excéder 25 pour cent ad valorem et doivent maintenir un élément de préférence pour les produits originaires de Turquie. La valeur totale des importations de produits qui sont assujetties à ces mesures ne peut pas dépasser 20 pour cent de la valeur totale des produits industriels importés de Turquie -tels qu’ils sont définis à l’article 4- pendant la dernière année pour laquelle des statistiques sont disponibles.
  3. Ces mesures sont appliquées pour une période n’excédant pas cinq ans à moins qu’une durée plus longue ne soit autorisée par le Comité d’association. Elles cessent de s’appliquer au plus tard à l’expiration de la période de transition.
  4. Aucune mesure de cette nature ne peut être introduite à l’égard d’un produit si plus de trois ans se sont écoulés depuis l’élimination de tous les droits, restrictions quantitatives, taxes ou mesures d’effet équivalent intéressant ce produit.
  5. La Tunisie informe le Comité d’association de toute mesure exceptionnelle qu’elle envisage d’adopter. À la demande de la Turquie, des consultations sont organisées, dans le cadre du Comité d’association, à propos de telles mesures et des secteurs qu’elles visent avant leur mise en application. Lorsqu’elle adopte de telles mesures, la Tunisie présente au Comité d’association le calendrier pour la suppression des droits de douane introduits en vertu du présent article. Ce calendrier prévoit l’élimination progressive de ces droits, par tranches égales, à partir d’une date se situant au plus tard deux ans après leur introduction. Le Comité d’association peut décider d’un calendrier différent.

 

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