Interview exclusive : Thierry Cailleau explique aux Tunisiens la gestion de la transition allemande après la réunification

thierry-cailleu-asectu.jpgInvité au forum de l’Association des économistes tunisiens (ASECTU), dont le thème était “Quel rôle pour l’Etat dans une démocratie naissante“, Thierry Cailleau a évoqué de l’exemple de la transition allemande qui a fait suite à la réunification intervenue après la chute du mur de Berlin en novembre 1989.

Le scénario de réunification de l’Allemagne ne s’est pas fait selon le modèle gradualiste mais bien en suivant une thérapie de choc dite de “Big Bang“. Thierry Cailleau considère que cela a aggravé les obstacles de l’intégration entre les deux Allemagnes et retardant l’accomplissement de la transition.

Loin de bénéficier d’un contexte favorable, l’Allemagne s’est heurtée à des rigidités dont celle du marché de l’emploi entretenue par une obstination syndicale décalée par rapport à la réalité économique. L’économie allemande y a perdu sa compétitivité.

Pour renverser la vapeur, les lois Hartz ont fait perdre au modèle allemand sa spécificité le faisant basculer dans une logique de libéralisme sonnant la fin du système bismarckien. Ceci a conduit notamment à l’adoption de la flexibilité.

Il est vrai qu’à la faveur de cette mutation, l’Allemagne a retrouvé son leadership en matière de solde commercial en UE.

En exclusivité pour les lecteurs de Webmanagercenter, Thierry Cailleau revient sur les détails de la gestion de cette transition.

Chercheur et universitaire, Maître de conférences, UFR de droit, d’économie et de gestion, Université d’Angers, membre du GRANEM, Thierry Cailleau expose une thèse solidement construite avec une démarche rigoureuse et des enseignements pertinents.

Entretien

WMC : La transition de l’économie allemande a été compliquée et notamment par le coût des transferts. Vous soutenez, également, que le marché du travail a manifesté des rigidités et n’a pas joué son rôle de variable d’ajustement. La générosité sociale aurait-elle, selon vous, torpillé la transition?

Thierry Cailleau : Trois éléments, presque indépendants les uns des autres, ont joué en défaveur de la transition est-allemande:

–          le taux de conversion adopté sous l’impulsion du pouvoir politique (1)
–          la politique monétaire rigoureuse adoptée par la Bundesbank,
–          les rigidités salariales liées au comportement des partenaires sociaux, qui ont organisé des hausses de salaires en 1992, 1995.

La générosité du taux de conversion et les revendications des syndicats ont organisé un gap salaire-productivité et ont sacrifié l’emploi à l’est. L’effondrement de la partie Est de l’Allemagne a nécessité des transferts de 130 milliards d’euros en moyenne durant la décennie 90 !

Vous affirmez que l’économie allemande s’est vite retrouvée asphyxiée dès 1992. Quels éléments ont joué pour que la croissance du PIB se soit ralentie, le solde public ait baissé, l’inflation re-flambé, et la dette publique augmenté?

L’économie est-allemande s’est effondrée de 50% lors de la première année de réunification! Le coût d’ajustement a très rapidement explosé. Comme je l’ai dit, des transferts massifs vers l’est ont été nécessaires. L’Allemagne de l’Ouest, qui a financé, seule, la réunification, a rapidement croulé sous la charge. Des effets d’éviction sont apparus avec l’augmentation des taux d’intérêt, la fiscalité du travail est devenue la plus élevée du monde à la fin de la décennie 90.

Par ailleurs, les investissements concentrés sur des soutiens à la consommation et non sur des infrastructures n’ont pas eu les effets d’entraînement imaginés.

Vous avancez que le pic salarial a neutralisé la compétitivité extérieure de l’Allemagne. Quelle est la part de responsabilité des syndicats ouvriers, dans cette débâcle économique, par leur obstination revendicative?

Avec le taux de conversion adopté en juillet 1990, les est-allemands, dont le niveau de productivité était comparable aux Mexicains, se retrouvaient rémunérés au niveau des standards américains. Avec les augmentations salariales de 1992 et 1995 (de 11 et 4,6%), le gap salaire/productivité s‘est encore accru. La compétitivité prix et coût allemande a mis plus de dix ans à s’en remettre.

Vous disiez que la chute de la compétitivité extérieure de   l’Allemagne a amené une “décennie blanche“ pour le pays de 1995 à 2005. Peut-on parler d’un semblant de sabotage syndical?

En Allemagne, la fixation des salaires s’effectue de manière décentralisée (sans intervention de l’Etat) et en vertu du principe de Tarifautonomie, i.e. où chaque branche peut fixer de manière autonome ses standards.

Le contexte de la réunification était caractérisé par une très grande asymétrie dans les rapports de force:

–          d’un côté, à l’est, il n’existait pas de patronat (organisé) alors que les salariés étaient soutenus par les syndicats de l’ouest;
–          de l’autre, le patronat ouest-allemand voyait d’un bon œil les rattrapages salariaux qui leur évitait d’avoir à faire face à du dumping salarial ou social…

En entretenant, voire aggravant le gap salaire-productivité initié par le taux de conversion, les syndicats ont effectivement une lourde responsabilité dans l’explosion du chômage en Allemagne. Les conséquences ont été une segmentation du marché du travail (type insider/outsider) et un très fort recul du syndicalisme en Allemagne au gré de la détérioration de l’emploi.

Le résultat de cette défiance syndicale aura coûté sa suprématie commerciale à l’Allemagne. Quels étaient les signes de cette contreperformance et qu’entendez-vous par “économie de bazar“ qui en a suivi?

Cette contreperformance s’est traduite par une décennie de «croissance molle» proche de 1%. Pour H.W. Sinn (président IFO) (2004), l’économie allemande se serait adaptée en se transformant en «économie de bazar», c’est-à-dire qu’elle serait devenue une plate-forme de réexportation des importations. On y réaliserait un assemblage des importations qui seraient ensuite distribuées.

Cette thèse semble peut, en partie, expliquer l’adaptation de l’économie allemande lors des années 95-2005. On constate en particulier que le contenu en importation des exportations s’est modifié, avec une forte augmentation des réexportations sans apport X2 en 10 ans, les consommations intermédiaires dans les exportations (30-39 en 10 ans (95-2002) …

De la même manière, la valeur ajoutée allemande dans les exportations (par euro exporté) a fortement baissé.

Vous insistez sur la persistance du chômage au taux élevé de plus de 10% environ pendant la décennie blanche. Pourquoi l’effet d’hystérèse **a-t-il joué ?

Il existe une inertie forte dans la dynamique économique. Une fois les rigidités enclenchées, les coûts salariaux devenus les plus élevés du monde, les conditions tarifaires ne permettaient plus à l’économie allemande d’être compétitive. La résorption des déséquilibres a été graduelle et laborieuse.

En voulant de reconquérir sa compétitivité extérieure, l’Allemagne a décidé d’une politique de relance “atypique“. Sur quelles variables d’ajustement a-t-elle agi?

La flexibilisation du marché du travail et les transferts de fiscalité ont été les deux grandes voies explorées par les Allemands.

L’Allemagne aurait vu dans les largesses sociales un sabordage économique. Elle a donc opté pour des mutations sévères sur son marché de l’emploi adoptant la flexibilité à la danoise. Il s’en est suivi des dérogations aux conventions collectives et un essoufflement syndical. Quel a été le rôle joué par les “lois Hartz’’***?

Les lois Hartz de 2003-2005 avaient pour but de dynamiser le marché du travail (de le flexibiliser) et inciter au retour à l’emploi (notamment pour éviter la trappe à chômage). Mais, elles ont surtout permis de réduire la durée de l’indemnisation, la qualité de l’indemnisation, et ont fortement développés des emplois atypiques (job à 1 euro, mini et mid-job).

Vous évoquiez la fin du système bismarckien. Peut-on y voir les méfaits de la résistance syndicale?

Le modèle d’économie sociale «à l’allemande» reposait sur des équilibres entre les partenaires sociaux. Les syndicats ont profité d’une situation totalement atypique pour «peser» sur l’équilibre, au profit des salariés. Face à ce déséquilibre, l’Etat a «pesé», au profit des entreprises, au détriment des salariés. En conséquence des lois Hartz, les seuils de pauvreté pour les travailleurs allemands se sont rapprochés des standards européens, ceux pour les chômeurs sont tombés plus bas que les standards européens.

L’Allemagne a joué le transfert de fiscalité notamment en allégeant la fiscalité du travail et en augmentant la TVA. En résumé, elle aurait choisi de sacrifier le pouvoir d’achat des salariés pour rehausser la compétitivité des entreprises?

Il est possible d’y voir une politique de relance (asymétrique) déguisée. D’un côté, en allégeant la fiscalité du travail (employeur-employé), les autorités allemandes avaient la volonté de doper la compétitivité des entreprises. Et avec l’augmentation plus que proportionnelle de la TVA, la consommation était pénalisée.

Mécaniquement, le solde commercial s’est fortement amélioré, l’Allemagne est redevenue la championne des exportations, et les importations ont marqué le pas. Mais la consommation intérieure a stagné. Il y a eu un arbitrage compétitivité extérieure versus pouvoir d’achat des ménages.

Comment décrire la physionomie du marché du travail en Allemagne avec les “kurtz arbeit nuls“, les Mini et Mid jobbers? Pour reconquérir sa suprématie commerciale, l’Allemagne aurait donc accepté une dose de précarité sociale?

Effectivement, la flexibilisation du marché du travail, avec une forte précarisation de la main-d’œuvre, a servi de variable d’ajustement pour retrouver de la compétitivité.