Slim Chaker, président de la Commission économique de Nidaa Tounes : «Plus question que le destin d’un jeune de Sidi Bouzid se décide à Tunis»

Habib Essid, nouveau chef du gouvernement devait faire appel, dans son proche entourage, à un joker pouvant assurer à la tête de n’importe lequel des départements économiques, il serait difficile de trouver mieux que Slim Chaker de formation statisticien et économiste.

Slim Chaker a été presque partout, dans le tourisme, la jeunesse et les sports, les études et l’exportation des services à travers le FAMEX, le Programme de mise à niveau (PMN) dans l’industrie, a étudié et a approché de près les grandes problématiques économiques du pays.

Entretien avec le président de la Commission économique du Nidaa Tounès.

tunisie-slim-chaker-nidaa-tounes-commission.jpgWMC : Quelles sont les grandes orientations du nouveau modèle de développement que vous vous voulez instaurer aujourd’hui en Tunisie en tant que parti au pouvoir?

Slim Chaker : Les grandes orientations dont vous parlez s’inspirent de ce que nous appelons l’économie sociale de marché. Dans notre pays, il y a toujours eu une guerre qui ne dit pas son nom et qui tourne autour d’une seule question: “est-ce l’Etat qui planifie, dirige et décide réduisant le rôle du secteur privé à celui de figurant avec une toute petite part dans le développement économique du pays ou non?“ Ce que nous proposons correspond au modèle allemand basé sur l’économie sociale de marché, qui a fait ses preuves et dont les réalisations sont perceptibles et mettent l’Allemagne en tête du peloton de l’économie européenne.

Nous estimons qu’il est grand temps pour qu’il y ait, en Tunisie, une complémentarité effective et opérationnelle entre l’Etat et le secteur privé. Chaque partie tirant sa puissance de celle de l’autre. Cela veut dire que l’Etat continuera à jouer son rôle de stratège et de régulateur, de garant des acquis sociaux dont la santé, l’éducation, la culture, etc., et qu’il revient au secteur privé d’investir et de satisfaire aux besoins des 700.000 emplois mis sur le marché.

C’est à lui de créer de la valeur ajoutée et de porter la dynamique du développement socioéconomique de la Tunisie d’aujourd’hui et de demain. L’Etat et le secteur privé doivent travailler la main dans la main et non se regarder l’un en face de l’autre s’accusant de tous les maux ou cherchant qui prendra le dessus sur l’autre.

Il s’agit là d’une approche assez générale, comment comptez-vous la traduire dans la réalité?

Pour commencer, nous décloisonnerons les régions. La Tunisie est séparée en deux. Le “Mur de Berlin“ est tombé depuis plus de 20 ans, en Tunisie il existe entre les régions côtières et celles de l’intérieur. Nous allons nous atteler à mettre en place les infrastructures de base et développer le réseau routier: routes rapides à quatre voies, simples ou autoroutes pour lier les zones éloignées liées au reste de la République. Ce n’est pas normal qu’aujourd’hui, pour aller à Gafsa, il faille se taper 6 heures de route et où les risques de faire des accidents sont élevés.

Il faut ensuite démarrer au plus tôt le chantier de la décentralisation et de la déconcentration des pouvoirs. Il est hors de question qu’un jeune sis à Sidi Bouzid voie son destin se décider à La Kasbah ou à Carthage par quelqu’un qui n’a jamais mis ses pieds dans sa région. Ce n’est pas normal. Les jeunes aujourd’hui, dans les régions pauvres du pays, ne savent pas, lorsqu’ils se réveillent le matin, ce qu’ils doivent faire pour occuper leurs journées ou être utiles à eux-mêmes. Ils ne tiennent pas leur destin entre leurs mains. Il faut que cela change.

Vous pensez que le changement sera rapide et facile?

Non, bien évidemment. C’est un chantier énorme qui nécessitera des décennies mais nous devons avoir le courage de le lancer. Nombreux sont ceux qui pensent qu’il n’y a rien eu de nouveau et que rien n’a changé, je pense qu’il faut commencer par bouleverser l’ordre établi depuis des années et des années. La décentralisation et la déconcentration des pouvoirs sont au cœur de ce changement tant attendu. Ceux qui gouvernent à Tunis, souhaiteraient, bien entendu, maintenir cet état d’esprit pour faire ce qu’ils veulent. Mais ceux qui n’ont pas compris que la Tunisie a changé, ceux qui n’ont pas compris que s’ils veulent tout garder, ils vont tout perdre, ne peuvent pas gérer la Tunisie. Si les gens continuent à réfléchir comme cela, il faut s’attendre à une autre révolution.

Quelles sont les mesures à prendre pour éviter les dérapages d’après vous?

Pour décloisonner, déconcentrer et bien gérer, il faut qu’il y ait des compétences dans les régions elles-mêmes. Pour ce, elles doivent être dotées du minimum pour que les cadres moyens, les cadres supérieurs et les investisseurs se déplacent accompagnés de leurs familles pour vivre sur place. Ce qui revient à dire des hôpitaux bien équipés, des cliniques, un enseignement de qualité privé et public, de la fibre optique pour avoir Internet, et des moyens de distraction. Si toutes ces conditions ne sont pas réunies, nous ne pourrons jamais réussir la renaissance des régions. Une personne responsable d’elle-même peut se sacrifier mais ça n’est pas donné ou courant.

Le problème du déséquilibre régional est structurel. Il exige des solutions à moyen et à long termes, il faut par conséquent commencer par le b-a ba: améliorer le cadre et les conditions de vie dans les régions pour offrir aux acteurs publics et privés désireux ou intéressés de s’y installer les moyens de vivre convenablement. Les salles de cinéma, les centres de loisir, les salles de sport, les restaurants et autres moyens de distraction qui ne doivent pas être considérés comme un luxe mais comme une nécessité et en plus, cela crée de l’emploi.

Les régions étaient quand même à un certain moment des centres de rayonnement culturel à l’échelle nationale et internationale. Gafsa était connue pour son théâtre…

La troupe du théâtre du Kef ou bien les arts populaires qui étaient mis en valeur dans ce gouvernorat, ou encore l’artisanat à Tataouine. Les régions foisonnent de richesses dont nous ne sommes mêmes pas conscients. Dès que le jeune Tunisien devient indépendant, il lorgne du côté de l’Europe pour découvrir l’Italie ou la France mais pas son propre pays. L’idée ne lui vient même pas de découvrir la Table de Jugurtha au Kef ou les ressources naturelles et le patrimoine de Kasserine.

Dans toutes les régions du pays, il y a du culinaire exceptionnel, une histoire et une culture impressionnantes, de l’artisanat admirable et des hommes et des femmes de grande qualité. Lorsque nous discutons avec ces personnes, nous nous sentons fiers d’être Tunisiens.

Toutes ces richesses sont méconnues par une grande partie de nos compatriotes, j’en suis devenu conscient lorsque je suis allé à la rencontre des jeunes en 2011 et j’étais alors ministre de la Jeunesse et des Sports. J’ai découvert que je connaissais mal mon pays alors que je me documentais sur tout et que j’avais déjà fait le tour de la Tunisie industrielle lorsque je m’occupais du Programme de la mise à niveau (PMN), et aussi alors que j’étais en charge du FAMEX et des entreprises exportatrices.

Nos régions sont très riches. La Table de Jugurtha au Kef est une merveille, pourquoi nous n’y organisons pas des spectacles? Nous pourrions créer des circuits touristiques Siliana–Jendouba-Sidi Bouzid-Le Kef, développer le tourisme de randonnée la journée et conjuguer le programme avec du culinaire local, des expositions artisanales comprenant des pièces uniques et des spectacles le soir.

Lorsque j’étais secrétaire d’Etat au Tourisme, je suis parti en Russie, en Allemagne et en Grande-Bretagne. J’ai feuilleté les guides que les TO présentent à leurs clients pour vendre la destination Tunisie, tout ce que j’y ai trouvé, ce sont des “hôtels avec façade à la mer“. Les touristes ne peuvent acheter un produit qu’ils ne connaissent pas et ne trouvent pas dans les brochures. J’ai commencé à travailler avec les TO pour pouvoir vendre la Tunisie culturelle, gastronomique et historique, et entretemps, j’ai été nommé ministre de la Jeunesse et des Sports. Cela m’a permis d’être édifié sur les infrastructures sportives partout sur le territoire national et de voir de près les préoccupations de notre jeunesse et particulièrement dans les régions sinistrés. Ce qui m’a permis de mettre en place tout un programme budgétisé et approuvé par le ministère des finances pour application en 2012.

Malheureusement, rien n’a été réalisé et personne n’a appris ce que j’ai préparé et mis en place pour introduire une dynamique touristique dans ces régions.

Qu’avez-vous légué au gouvernement de la Troïka à votre départ du ministère de la Jeunesse et des Sports?

A mon départ, j’ai donné à la Troïka un programme détaillé avec une vision, des objectifs et un plan d’action pour la modernisation des infrastructures sportives et les moyens financiers nécessaires, soit 224 MDT, inscrits sur la loi des finances 2012. En général, dans notre pays, soit nous n’avons pas les fonds, soit nous n’avons pas la vision. J’ai légué à mes successeurs la vision et l’argent.

Malheureusement pour nos jeunes, les remplaçants n’ont rien appliqué de cet héritage, alors que j’ai quintuplé le budget de la Jeunesse et du Sport de 40 MDT à 224 MDT! C’était une révolution «budgétaire», je la voulais pour construire des terrains de sports, des stades couverts et des piscines. Savez-vous que l’une des principales revendications des jeunes dans les régions était de pouvoir jouir de piscines car ils n’ont pas la mer à proximité? Ils sont privés de natation. Dans mon plan, j’ai programmé des piscines partout.

Malheureusement, les 224 MDT se sont évaporés, il n’y a eu aucune réalisation et ce sont les jeunes qui ont perdu au change. C’est dramatique.

A suivre partie II