Tunisie élections 2014 : «Les politiques méconnaissent la réalité psychosociale du pays», affirme Sami Nasr

sami-nasr-sociologue.jpgAlors que la montée des islamistes dans d’autres pays évolue vers des guerres civiles, la désintégration de l’Etat, le démantèlement des armées, ou encore incite l’armée à se mêler de politique, en Tunisie, les choses se passent différemment. Pourquoi?

Les mutations sociopolitiques dans les pays de culture arabo-musulmane sont marquées par le sceau du sang. La Tunisie n’y a pas échappé, le terrorisme la frappe de plein fouet. Avant 2011, ce pays était préservé grâce à un service de renseignement des plus efficients dans la région et une discipline sécuritaire et administrative qui ont résisté aux nombreuses tentatives de fragilisation y compris lors du règne de l’ancien président. Après le 14 janvier, les pseudo-artisans ou artisanes du soulèvement avec l’appui des gouvernements successifs nahdhaoui, ne l’ont pas épargné.

Toutefois et quoique toujours dans la ligne de mire des terroristes, qui voient leur projet d’islamisation du pays le plus occidentalisé leur échapper, la Tunisie a entamé brillamment son processus de transition démocratique. En témoigne le déroulement des dernières élections qui se sont déroulées sans incident majeur, exceptées quelques infractions minimes qu’on aurait observées dans certains bureaux de vote. Eh oui, les Tunisiens sont réputés pour leur grande capacité de discernement et leur refus de toutes formes d’extrémismes et de violence. Ca serait, selon certains, le seul pays qui donne le tempo à son leadership et son intelligentsia et non le contraire.

Dans l’entretien ci-après, l’évaluation sociopolitique de la Tunisie post-14 janvier de Sami Nasr, expert en sociologie politique et communicationnelle, militant des Droits de l’Homme et ancien prisonnier politique.

WMC : En 2011, les campagnes électorales se sont faites sur fond de crise identitaire et de lutte contre la corruption. Le parti islamiste brandissait à chaque fois l’argument “identité arabo-islamique et aliénation culturelle“. Les dernières élections ont montré que le peuple tunisien a voté plutôt “récupération de son identité culturelle“ certes mais ouverte et tolérante. Quelle est votre propre analyse de cet exercice électoral?

Sami Nasr : Analyser et comprendre les élections qui ont eu lieu en Tunisie en 2011, qu’il s’agisse des résultats qui en avaient résulté ou des campagnes menées à l’époque par les différents partis en lice, nécessitent aussi bien une étude sociologique approfondie de la réalité politique du pays qu’un examen objectif du contexte politique (partis et environnement politiques) ainsi que celle psychosociale du peuple tunisien.

Concernant la réalité politique du pays, jamais dans l’histoire contemporaine de la Tunisie on n’aurait connu un nombre aussi élevé de partis politiques. 150 dont les ressemblances ne s’arrêtent pas aux programmes et orientations mais vont jusqu’aux noms même des partis presque similaires.

Ainsi, un parti se fait appeler «Le Parti Justice et Développement», un autre «Le Parti Développement et Justice». Leurs lignes directrices et leurs promesses électorales sont aussi semblables. Ils se positionnent dans une large mesure en tant que “défenseurs de l’identité arabo-islamique“, résistants à la corruption et aux malversations, ainsi qu’à l’exploitation et la marginalisation des régions intérieures et défenseurs des classes sociales en situation précaire.

“Deuxième conséquence, la tendance à ce que nous appelons en sociologie politique des représailles électives“.

Tout cela a eu de mauvaises conséquences sur les résultats des élections pour le choix des membres de l’Assemblée constituante, sa composition et ses performances. Le citoyen lambda non politisé s’est retrouvé dans une confusion de genres et de tendances, ce qui a eu pour effet: l’abstentionnisme. Plus de la moitié de la population a refusé de participer aux élections alors qu’elle en avait le droit et même l’obligation dans la conjoncture que traversait le pays.

Deuxième conséquence, la tendance à ce que nous appelons en sociologie politique des “représailles électives“. En témoignent les campagnes menées tambours battants pour l’ouverture des dossiers sur la corruption, ou encore le lancement d’investigations ciblant les anciens dirigeants du régime sans aucune distinction de rangs ou de responsabilités. Il y a eu aussi tout un programme pour médiatiser les dossiers dans des organes de presse qui n’osaient pas critiquer ou même évoquer tacitement les dépassements du système, à l’époque où Ben Ali gouvernait. Ces dossiers «corruption» ont été très présents lors des élections du 23 octobre 2011 auxquelles, pour rappel, ont participé près de 17 partis issus de l’ancien régime.

Comment expliquez-vous la victoire d’Ennahdha à ces élections?

Je ne vois pas de relation entre sa victoire et son programme ou ses promesses électorales. J’estime que son succès s’explique par:

– Ce que nous pouvons diagnostiquer dans la sociologie comme une explosion sociale inhibée. C’est une réaction à l’oppression depuis le début des années 90 des islamistes par l’ancien régime. Leur élection, l’expression du refus du peuple des pratiques répressives de l’ancien régime. Il a voté contre l’oppression et l’interdit. Il ne faut pas non plus perdre de vue la dimension historique de l’activisme politique d’Ennahdha, sa profonde implantation dans le pays, du nord au sud, et son contrôle de ce que le sociologue français Pierre Bourdieu appelle «Le capital social», c’est-à-dire un réseau impressionnant de relais et de relations humaines.

Quelle est la relation en matière de choix électoraux entre la géographie et la politique? Pourquoi les votes des zones côtières en Tunisie se sont cette fois-ci alignés au projet sociétal tunisien classique tout comme ceux du nord-ouest alors que le centre-ouest et le sud ont plutôt voté islamique ou gauche, donc ont choisi les mouvances extrémistes?

Pour ce qui est de la lecture sociologique des résultats des élections de 2014, je commencerais par des observations préliminaires:

– nous avons enregistré un recul significatif de la tendance islamique et nous entendons par cela le mouvement Ennahdha;

– une perte de terrain indiscutable et inattendue des partis symboles de la lutte contre l’hégémonie et le mal avant 2011, et lesquels bénéficiaient d’une position privilégiée auprès des médias;

– la montée en flèche d’un parti sans histoire et qui n’a jamais lutté ou milité pour une Tunisie démocratique ou meilleure, c’est celle de l’UPL, parti présidé par Slim Riahi.

Pour ce qui est de la division quasi-géographique des résultats des élections, c’est en fait l’expression de la complexité des crises qui déchirent les partis politiques dans notre pays. Nidaa Tounes a échoué à se rallier le sud et Ennahdha à se rallier les régions du nord à forte densité populaire.

“Si les partis veulent garder leurs positionnements dans l’arène politique, ils doivent accorder plus d’importance aux techniques de communication…“

Les partis politiques, qu’ils soient vainqueurs ou perdants, souffrent de deux déficiences:

– celle de l’art de communiquer avec les populations selon leur implantation à travers le territoire national. Certains partis ont chargé des agences de communication d’établir pour eux des études stratégiques pour de nouvelles approches en fonction des catégories socioprofessionnelles et sociogéographiques pour ensuite les jeter dans des poubelles. Si ces partis veulent garder leurs positionnements dans l’arène politique de la Tunisie, ils doivent accorder plus d’importance aux techniques de communication et faire appel aux experts en la matière pour mieux les éclairer sur les particularités de leur peuple.

Le peuple tunisien est peut-être devenu plus conscient et plus mûr politiquement mais son sens civique s’est beaucoup dégradé ces 4 dernières années. Est-ce à cause de l’absence de l’Etat et de la suprématie de la loi? Après environ 4 années de révolution, il est temps d’étudier attentivement la conscience politique et le sens civique du peuple tunisien. La question que nous devrions poser aujourd’hui est : est-ce que les Tunisiens étaient préparés aux élections?

Le gouvernement de technocrates a affirmé que les conditions pour la tenue d’élections libres et transparentes sont appropriées et a annoncé le démarrage des élections presque avec des feux d’artifice. Personnellement et en tant que sociologue, j’ai, à maintes reprises, déclaré que le code électoral est convenable malgré quelques imperfections.

“… On a préparé les noces électorales en l’absence des principaux concernés, les mariés“

J’ai aussi affirmé que l’ISIE est neutre et indépendante et effectivement, on a permis aux observateurs nationaux et internationaux de suivre et de surveiller les élections, ce qui est bon pour le pays et l’image ainsi que les messages qu’il renvoie au national et à l’international.

Mais le plus important aurait été de préparer le citoyen lui-même à exercer son devoir et droit de vote. Si je peux me permettre l’expression, j’ai eu la nette impression qu’on a préparé les noces électorales en l’absence des principaux concernés: les mariés.

“La généralisation de la culture de la médiocrité…, la détérioration du pouvoir d’achat des classes moyennes… ont entraîné un grand taux d’abstentionnisme chez les jeunes“

Le peuple tunisien n’était pas prêt pour les élections. Mais les diktats politiques et médiatiques l’ont mis sous pression: c’est ce que nous appelons une situation psychosociale. La généralisation de la culture de la médiocrité, de l’échec et de la défaite, la détérioration du pouvoir d’achat des classes moyennes et populaires, la crise de confiance avec les partis politiques qui s’est creusée au fur et à mesure de leur exercice sur la scène publique et la peur du terrorisme, ont donné suite à un grand taux d’abstentionnisme chez les jeunes qu’on a ignorés ces quatre dernières années et également à un vote sanction contre la Troïka et ses opposants.

Une grande partie du peuple tunisien déclare haut et fort que les crises économiques, sociales et sécuritaires ont été causées en partie par l’échec des gouvernements successifs au pouvoir depuis 2011, à l’incompétence et l’incapacité des partis politiques lesquels, loin d’aider à reconstruire le pays, ont limité leurs rôles aux revendications abusives, ont œuvré à l’instabilité sociale et ont jeté du feu sur l’huile de la rue. Résultat: nombre de projets salvateurs n’ont pas pu être réalisés.

L’instabilité sécuritaire mais surtout sociale ont entraîné une régression économique. Quelles sont, d’après vous, les conditions qui permettraient au prochain gouvernement de reprendre les choses en main et de remettre la machine économique en marche?

Une partie de la solution réside dans la relance des investissements nationaux et internationaux. Mais personnellement, je pense que notre seule échappatoire dans les crises qui attendent le pays dans les prochaines années dépend du degré de conscience du citoyen tunisien quant aux exigences de cette étape.

“Ils ont délibérément leurré le peuple en ne lui expliquant pas qu’il devait se préparer à la phase postrévolutionnaire“

Nous savons que tous les partis ont fait appel à des experts et des compétences économiques, ce qui prouve qu’ils sont eux-mêmes éclairés sur l’importance des enjeux socioéconomiques et sécuritaires qui attendent le pays. Mais ils ont délibérément leurré le peuple en ne lui expliquant pas clairement qu’il devait se préparer à la phase postrévolutionnaire. Tout au contraire, ils lui ont promis monts et merveilles. Leurs promesses électorales ont été des illusions et ont frôlé la fiction mais le peuple s’est réveillé.

“Il faut mettre les personnes qu’il faut aux places et se libérer des pratiques des postes sur-mesure“

Le succès du prochain gouvernement dépendra, donc, du rétablissement de la confiance entre lui et le peuple. Il faut l’éclairer quant aux risques sur l’économie du pays lorsque les institutions et départements publics travaillent à hauteur de 10% de leurs capacités.

Son succès dépendra de son courage à dire la vérité au peuple et à réhabiliter les jeunes et les régions marginalisées en ne les considérant pas comme des assistés structurels mais comme des acteurs dans l’édification de la Tunisie de demain et des responsables dans le succès de tous les projets en cours ou à venir.

Le plus important réside, toutefois, dans le courage des partis à faire fi des égos des uns et des autres pour servir les intérêts du pays et les exigences de la prochaine phase qui ne sera pas des plus aisées, qu’il s’agisse de l’exercice gouvernemental ou encore des conditions de vie pour les Tunisiens. Pour ce, il faut mettre les personnes qu’il faut aux places qu’il faut et se libérer des pratiques des postes «sur-mesure» qui ont mis à mal le pays.