Tunisie – Enseignement supérieur : «Les nouvelles universités se feront à l’intérieur du pays, les postes vacants seront uniquement là-bas» (Partie I)

taoufik-jelassi-m-tic.jpg240.000 diplômés chômeurs. Soit le 1/3 des chômeurs en Tunisie. Ce chiffre, diagnostiqué depuis des années en Tunisie et avant même l’avènement du 14 janvier comme étant une bombe à retardement, a en effet explosé au cœur du gouvernement Ben Ali, parti à la hâte et laissant le pays en piteux état. Du moins au niveau du taux de chômage.

Pourquoi autant de chômeurs? Parce que le modèle de développement a atteint ses limites? Parce qu’il y a iniquité entre les régions? Ou parce que tout le système de l’enseignement en Tunisie est à revoir car ne répondant pas aux nouvelles exigences du marché du travail et ne satisfaisant pas au mode de fonctionnement de l’économie post-globalisation?

A ces questions et à d’autres, nous répond Taoufik Jelassi, ministre de l’Enseignement supérieur, à la veille des résultats du concours du baccalauréat pour l’année 2013-2014.

WMC : Monsieur le ministre, des milliers de bacheliers vont réussir leurs concours d’entrée à l’université cette année. Des milliers d’autres l’ont fait et se retrouvent aujourd’hui diplômés mais chômeurs. C’est le paradoxe de la formation universitaire et exigences du marché du travail. Qu’est-ce qui va changer cette année?

Taoufik Jelassi : Nous avons travaillé sur trois axes. Le premier consiste à réduire le nombre des inscrits dans les filières où la demande est faible -nous avons supprimé des filières où la demande n’existe même pas et qui ont produit un nombre très important de chômeurs et nous encourageons de plus en plus ce qu’on appelle les licences co-construites avec les opérateurs économiques. Il y a zéro chômage dans les licences co-construites par rapport aux autres.

J’ai personnellement visité l’ISET de Nabeul où nous avons adopté cette formule dans la spécialité mécanique avec les industriels, et aucun diplômé n’est resté sans travail. L’argument est simple: si nous impliquons les opérateurs économiques dans l’ingénierie pédagogique des programmes, dans les stages, dans les PFE, dans les jurys de soutenance et ailleurs, nous les amenons tout naturellement à les recruter ensuite. Car ils ont été directement associés à la formation de leurs cadres de demain et en réponse à leurs besoins.

Ce que je veux développer aujourd’hui c’est une coopération étroite avec le secteur privé au commencement de l’enseignement universitaire et non vers la fin. Qu’il s’agisse des disciplines enseignées, des volumes horaires dans chaque matière ou des attentes en matière de qualifications.

Mais l’une des mesures les plus importantes que nous avons prises cette année est l’introduction des filières professionnelles dans les guides d’orientation universitaire. Ceci a exigé beaucoup de travail avec le ministre de la Formation professionnelle et de l’Emploi, mais nous avons réussi à la faire.

Le message est clair: «Vous jeunes bacheliers, ne vous dirigez pas vers les filières longues classiques ou dites nobles telles la médecine, l’ingénierie ou d’autres qui feront de vous des chômeurs qui s’ajouteront à ceux déjà existants sur le marché du travail. Nous vous conseillons plutôt de choisir des filières professionnelles courtes mais très sollicitées et grâce auxquelles vous pouvez être très bien rétribués, mieux encore que les filières anoblies aux dépens d’autres plus utiles pour vous et pour le pays.

Pour revenir aux diplômes co-construits, cela fait des années que nous avons entamé cette expérience en Tunisie et nous n’avons pas eu le sentiment que cela pouvait marcher. Qu’est-ce qui a changé aujourd’hui?

Au moins deux choses: il y a une prise de conscience de plus en plus importante quant au nombre de chômeurs diplômés de plus en plus important. Aujourd’hui, nous en sommes à 240.000 diplômés chômeurs, c’est le tiers du total des chômeurs dans notre pays. Le nombre ira croissant si nous n’intervenons pas par des décisions concrètes et adaptées au contexte tunisien actuel.

pave-1-mtic.jpgLa deuxième raison est que nous voulons insuffler un nouveau souffle à l’enseignement supérieur par des réformes réfléchies et conséquentes. De nouveaux programmes d’enseignement et de nouvelles filières, c’est sur cela que nous avons travaillé.

Il y aura donc une nouvelle carte universitaire, une nouvelle gouvernance basée sur l’autonomie des universités, et de nouveaux modules pédagogiques dont l’introduction du numérique dans l’enseignement supérieur.

Aujourd’hui, pour la première fois de l’histoire de l’Université tunisienne, nous avons impliqué des opérateurs économiques et des représentants des étudiants dans la commission nationale pour la réforme de l’enseignement supérieur. L’idée est que nous ne pouvons aucunement faire des réformes sans impliquer les forces vives économiques et les premiers concernés, à savoir les étudiants eux-mêmes. Si nous formons les diplômés, c’est pour qu’ils répondent à une demande du marché du travail et qu’ils puissent avoir les qualifications nécessaires qui leur permettent de s’y intégrer.

Nous avons eu de longues réunions avec le patronat tunisien pour identifier ensemble les besoins de l’entrepreneuriat pour ce qui est des profils adéquats des futurs diplômés et pour l’impliquer afin qu’il se sente aussi responsable des emplois à pourvoir dans l’avenir.

Grâce au dialogue constant avec le monde économique et l’implication des industriels, nous n’avons pas de chômage chez les diplômés du co-construit. Partout ailleurs, nous avons beaucoup de chômage.

Pour revenir à la réforme de l’enseignement supérieur, ne pensez-vous pas que les temps sont venus pour que la qualité de l’enseignement dans les grandes villes, comme Tunis, Sfax ou Sousse, soit la même que celle dans les régions intérieures? Il est quand même étonnant que dans les villes de l’intérieur nous trouvions rarement de professeurs de catégorie A. Ce qui ne met pas tous les étudiants au même niveau. A diplômes égaux, on préfère recruter un diplômé de Tunis plutôt que de Gafsa.

C’est le cas aujourd’hui et c’est une iniquité régionale. Et je vous ai déjà parlé de l’un des axes auxquels je compte m’attaquer, à savoir la carte universitaire. Toute nouvelle ouverture dorénavant d’une institution supérieure se fera dans les régions intérieures et non sur la côte.

pave-2-mtic.jpgAujourd’hui les facultés de médecine, les écoles d’ingénieurs, vous les trouvez dans les villes côtières et pas ailleurs. Après, tout nouveau postulant pour un poste de professeur, un maître de conférences ou un maître-assistant devrait choisir entre rester sans travail ou s’installer dans les postes ouverts dans ces nouvelles universités.

Certains m’ont demandé pourquoi la commission pour la réforme de l’enseignement supérieur que je préside aujourd’hui prendra des mesures concrètes alors qu’elle existe depuis 2011 et n’a rien fait. Eh bien cette année, cela sera différent parce que je compte tenir les assises de l’enseignement supérieur les 4, 5 et 6 juillet, auxquelles participeront 70 décideurs, présidents des universités compris et directeurs généraux. Soit toutes les parties prenantes et concernées par la réforme universitaire pour sortir avec des recommandations réalistes et réalisables à court, moyen et long termes.

Nous aurons des séances plénières et beaucoup d’ateliers de travail. Les 70 participants seront répartis sur 4 groupes dont chacun planchera sur l’une des thématiques se rapportant à la réforme et aux axes cités plus haut.

Cet exercice sera renouvelé autant de fois que nécessaire jusqu’à arriver à un plan final de réforme de l’enseignement supérieur pour l’appliquer à partir de 2015.

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Votre Administration est, elle-même, à remettre en question au vu du laisser-aller que nous avons observé ces dernières années et surtout à cause des nominations qui ne sont pas basées forcément sur la compétence mais sur l’allégeance. Avant de partir, votre prédécesseur a nommé 17 directeurs à la tête des centres de recherche. Est-ce normal?

Question importante. J’ai d’ores et déjà procédé à certains changements à la tête de certaines directions, et dans quelques semaines, vous verrez de nouvelles nominations. Je n’en ai pas encore terminé pour ce qui est de la restructuration de l’Administration centrale du ministère. Il y a eu quelques avancées mais c’est insuffisant. Il m’a fallu plus de temps pour évaluer les compétences et la concordance des profils en place avec les postes qui leur avaient été attribués. Je voulais me rendre compte par moi-même de la capacité de chacun à bien gérer sa direction ou son service.

Je ne voulais pas non plus déstabiliser l’Administration avant la fin de l’année en cours. Je ne déciderai pas des nouvelles nominations selon la couleur politique mais avec pour éléments décisifs les compétences et les qualifications.

Il y a également, au-delà des nominations abusives, la pression des syndicats et la reprise des amnistiés dont les «prisonniers politiques», mais aussi ceux de droit commun ainsi qu’une autre problématique qui se pose dans toutes les administrations publiques à savoir les personnes qui sortent en congés de longue durée pour cumuler deux emplois. Comment arrivez-vous à gérer cela?

Sur le premier point, je peux assurer que les syndicats n’interviennent pas dans les nominations. Je suis le seul décideur et je serais seul responsable de la justesse ou non de mes choix. C’est ce qui explique que les nouvelles nominations ont tardé.

Pour ce qui est des amnistiés, reconnaissez quand même qu’il y a une loi qui oblige l’Administration à reprendre ces personnes. La question est de l’appliquer ou pas. J’ai demandé un conseil juridique à ce propos, mais nous avons les mains liées, nous avons donc sollicité le Premier ministère. La porte de sortie est de permettre à ces personnes d’occuper des postes adéquats à leurs qualifications s’il y a des postes vacants. S’il n’y en pas, il est évident que je ne vais pas évincer un fonctionnaire en poste pour mettre à sa place un amnistié ou inonder l’Administration par les chercheurs et des administratifs dont elle n’a pas besoin.

Avec les risques que ces personnes soient dépassées en matière d’évolution de l’Administration, des centres de recherche et des cursus de l’enseignement supérieur en leur absence, ce qui est gravissime pour notre progéniture.

Si nous devons respecter l’Etat de droit, nous devons appliquer la loi sur l’amnistie générale, malgré tous les risques. Récemment, j’ai demandé un répertoriage de tous les postes vacants dans l’Administration, les Centres de recherche et les universités pour résoudre définitivement ce problème. Mais je voudrais que vous sachiez que j’ai eu des questions autrement plus importantes auxquelles je me suis attaqué, telles que la préparation des élections des présidents d’universités et de leurs conseils scientifiques, des chefs de Départements et examens de fin d’année. Et je peux vous assurer que ce n’est pas facile à gérer. Donc chaque chose en son temps.

Il y a aussi la révision des premiers responsables des Centres de recherche et c’est un grand dossier.

Le Centre de recherche nucléaire y figure-t-il?

Il n’y a pas que ce centre, il y a celui de l’ENSI, de la Faculté de Sfax, de la Faculté de médecine de Sousse. Je peux vous nommer une douzaine d’institutions où des problèmes urgents avaient besoin d’être résolus car il y avait des risques d’année blanche, de blocage administratif pour le Centre nucléaire et j’en passe.

J’ai dû mettre fin à des cumuls de fonctions pour certaines personnes chargées de mission que je n’ai jamais vu dans mon cabinet et je vais revoir les modalités et l’application réelle des lois pour ce qui est des maladies de longue durée.

Il y a aussi la restructuration de l’Administration qui devient urgente pour que ce soient les compétences qui occupent les postes adéquats.

C’est le but de la manœuvre, n’est-ce pas? Finalement ce que veulent les Tunisiens, c’est que les meilleurs occupent les postes stratégiques dans un ministère aussi important que le vôtre…

Mais c’est là où cela devient également difficile. Car lorsque vous identifiez les compétences adéquates et vous les sollicitez, rares sont ceux qui vous disent oui. Généralement, les réponses sont «Je voudrais bien mais vous allez bientôt partir, qu’est-ce qui me prouve qu’après avoir sacrifié mon poste aujourd’hui, ceux qui vont vous succéder vont me garder?» Et je respecte leurs choix car je ne peux pas répondre à cette question.

La nature de notre mandat -qui est court- fait que les compétences boudent nos propositions. C’est ce qui explique aussi la difficulté de trouver des candidats aux postes clés.

La dépolitisation des staffs universitaires serait-elle possible d’après vous? Il ne s’agit pas de dépolitiser l’université dans sa totalité car elle prépare les leaders de demain, mais de préserver les étudiants des positions partisanes des dirigeants.

C’est ce que je souhaite. Il ne faut pas que le background idéologique d’un étudiant donne prétexte à un professeur ou un dirigeant d’université pour des représailles.

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Dans le traitement des dossiers et la prise des décisions, il ne faut pas que cela ait une quelconque influence. Malheureusement notre ministère a toujours été très politisé et je comprends cela. Car jusqu’à 2010, c’était le seul espace de liberté pour les uns et les autres, je l’ai personnellement vécu en 1978. Mais pas aujourd’hui, c’est différent, il y a d’autres moyens de s’exprimer à travers les partis, les associations et toutes les organisations de la société civile, d’où l’importance de préserver l’espace universitaire de tout débordement d’ordre politique pour laisser place à la connaissance et au savoir.

Les discussions politiques dans les universités peuvent être aujourd’hui, et malheureusement, violentes. Elles ne s’arrêtent pas au débat d’idées civilisé mais le dépassent pour atteindre des seuils de violence insupportables qui peuvent même nécessiter la présence de la police ou même avoir des conséquences sur l’intégrité physique des étudiants. S’il n’y a pas d’échanges respectueux et respectables, il est préférable de militer pour la neutralité politique des universités.

La deuxième partie à suivre !