Ezzeddine Saïdane : «L’économie tunisienne n’est plus tenue par les institutions économiques, elle est l’otage des politiques»


ezzeddine-22062013-l.jpgEst-ce
que l’économie tunisienne se porte bien aujourd’hui ? Ce n’est pas comme si nous
étions dans un contexte politique et social ordinaire, répond Ezzeddine Saïdane,
fondateur de Direct-way consulting et expert financier.

Dans l’entretien ci-après, il n’évoque pas le facteur sécuritaire ou la
stabilité sociale comme facteurs déterminants pour le redressement de l’économie
nationale. Pour lui, c’est le politique, toujours le politique et rien que le
politique qui pourrait mettre fin à l’hémorragie du potentiel humain et
économique d’une Tunisie en souffrance. Une Tunisie qui donne aujourd’hui au
monde l’image d’un pays incapable et impuissant à réussir une transition
démocratique plutôt que celui d’un pays qui, il y a plus de deux, réveillait le
monde entier sur les «youyous», d’un prétendu éveil arabo-musulman sur les
vertus de la liberté et de la démocratie.

WMC : Il y a un sujet sur lequel on insiste peu ou pas et la plupart du temps
dans le mauvais sens, celui de la haine et de la vindicte, et ce que ce soit de
la part de certains médias ou des politiques, celui des groupes et des
entreprises confisqués, pensez-vous que l’Etat s’est enrichi d’un patrimoine qui
permettrait de consolider son économie ?

Ezzeddine Saïdane : Pour ce qui est des entreprises et groupes confisqués, le
défi le plus important était celui du temps. L’acte même de la confiscation a
mis ces groupes dans une situation de grande vulnérabilité face au marché, aux
partenaires et aux banques. Cette situation particulière appelait une action
rapide pour décider du sort de ces entreprises, qu’il s’agisse de les garder, de
les gérer et de les développer ou de les céder et les vendre.

Ce que nous observons aujourd’hui est un immobilisme extrême les concernant.
Rien n’a été fait pour leur venir en aide si ce n’est la désignation
d’administrateurs judiciaires qui ne sont pas des gestionnaires. La conséquence
de cela et compte tenu du doute ressenti par les banques et les partenaires
étrangers quant à leur sort a été à l’origine de leur détérioration.

La désignation tardive de gestionnaires professionnels à la tête de certaines de
ces entreprises ne résout pas le problème de fond: celui du temps et ce qu’elles
ont perdu pendant la période «d’hibernation» qui leur a été imposée. L’idéal
aurait été de les céder au plus vite juste après la chute de l’ancien régime et
notamment en 2012 pour renflouer les caisses de l’Etat et relancer l’économie.
C’est d’ailleurs l’année qui aurait dû être celle du redressement de l’économie
nationale.

Les choses ne s’étant pas passées ainsi, les dégâts ont été gravissimes.
Sommes-nous dans une situation désespérée? Nous pourrions presque dire que c’est
le cas pour certaines de ces entreprises où le mal est déjà fait. Il est
impératif aujourd’hui d’agir rapidement et de la manière la plus transparente
qui puisse exister.

Mais il y a des entreprises qui ont été cédées telles Kia, Ennakl, et
aujourd’hui Peugeot qui est sur la sellette, mais pas dans la transparence selon
certains.

Il est évident que la transparence est de rigueur, mais le volume des groupes
confisqués, leur importance sur le marché et leur taille est très important, et
Kia, Ennakl ou même Peugeot ne sont pas les mieux classés en la matière.

La gestion et la cession des entreprises en question sont beaucoup plus
complexes que cela. Celles que vous avez nommées sont peut-être celles qui sont
les plus faciles à mettre sur le marché… Ce sont des firmes commerciales, des
compagnies de distribution de voitures très sollicitées par les opérateurs
privés en Tunisie.

Ceci étant, s’agissant de ces entreprises, elles ont –elles-mêmes souffert de
l’immobilisme des décideurs publics. Les conséquences immédiates sur l’économie
tunisienne, en termes de croissance, ont été des plus néfastes. Leur
développement et leur croissance ont été largement handicapés par la lenteur des
procédures et décisions de cession et par conséquent leur contribution à la
croissance de l’économie nationale.

Ne trouvez-vous pas que les banques sont également responsables de la
dégradation de la situation de ces groupes?

Nous ne pouvons pas reprocher aux banques leurs attitudes ou postures prudentes.
Aucune banque ne peut fonctionner dans l’incertitude. Une banque a besoin
d’avoir une idée claire sur le sort des entreprises qu’elle prévoit de soutenir,
ceux qui sont derrière elles et qui les managent. Si ces entreprises sont
capables de produire, de croître et de créer des richesses pour faire face à
leurs engagements financiers, il est dans l’ordre des choses qu’elles les
appuient et les accompagnent.

Pensez-vous que le pôle judiciaire créé par le gouvernement Jebali est capable
de résoudre la grande question, celle des hommes d’affaires privés d’agir,
d’investir et de circuler alors que tous sont présumés innocents jusqu’à preuve
du contraire? Des accusations qui durent depuis plus de 2 ans sans avoir été
levées ou authentifiées, ce qui ne plaide pas en l’honneur de la nouvelle
justice que l’on veut conforter en Tunisie ?

Je ne me permettrais pas de statuer sur la justesse de la création du pôle ou sa
dimension juridique. Par contre, j’estime que le fait qu’une partie de
l’économie nationale possédée par l’Etat dans le cas des groupes confisqués ou
par les hommes d’affaires interdits de voyages soit amoindrie ou handicapée de
cette manière-là a un impact extrêmement négatif sur l’économie tunisienne.
Poser cette épée de Damoclès aussi longtemps et sur un aussi grand nombre
d’hommes d’affaires qui pourraient être parfaitement innocents, est très mauvais
non seulement sur l’économie mais aussi sur l’image de la Tunisie en tant que
pays aspirant à devenir une démocratie. Car comment peut-on priver nos
compatriotes de vivre comme des citoyens normaux et permettre qu’ils vivent sous
le poids d’une loi qui ne tranche pas dans un sens ou dans l’autre. S’ils ont
commis des délits, que la justice suive son cours et se décide à les pénaliser,
s’ils sont innocents, il faut les libérer.

Ici la dimension temps est essentielle. Ce que je constate, c’est que la
création du pôle judiciaire n’a pas œuvré pour résoudre les affaires économiques
ou les procès économiques dans la transparence et la célérité imposées par la
conjoncture difficile que traverse le pays. Par conséquent, le problème demeure
entier et les conséquences négatives sont inévitables.

Autant de lenteur dans la gestion d’un patrimoine substantiel appartenant
aujourd’hui à l’Etat conjuguée à un endettement de plus en plus important. Ne
pensez-vous pas que c’est un mélange explosif pour l’économie nationale?

J’estime qu’il ne faut pas voir le cas de l’endettement tunisien en termes de
chiffres absolus. Il faut le voir en termes de chiffres dynamiques, relatifs et
comparés. Il faudrait peut-être rappeler que le taux d’endettement de la Tunisie
en 2010 s’élevait au niveau de 37% du PIB; en 2011, il est passé à 38,8% ; en
2012 nous sommes passés à 46% et nous prévoyons 47 à 48% du PIB pour 2013.

Le niveau d’endettement s’était aggravé de 1,8 en 2011, c’était un excellent
résultat puisque logiquement, l’année la plus difficile est celle qui suit
immédiatement une révolution. Rappelons que l’ampleur des événements survenus
alors avait suscité un tel choc que pendant quelques semaines, notre économie
était pratiquement à l’arrêt. Malgré cela, elle a rapidement retrouvé ses
réflexes et son équilibre. Le niveau d’endettement ne s’était aggravé que de
1,8, le PIB n’avait chuté que de 1,8% également, ce qui voulait dire que les
grands équilibres et indicateurs de l’économie nationale avaient tenu en 2011
autant que ses fondamentaux.

Les dégâts ont eu lieu en 2012 parce que c’est pendant cette année que nous
avons vécu la flambée de l’inflation, c’est aussi au cours de cette année que le
déficit de l’Etat a été aggravé. C’est en 2012 que la Tunisie a souffert du plus
grand déficit de la balance commerciale jamais vécu auparavant. Soit 11,7
milliards de dinars de déficit au total, ce qui revenait à 1 milliard de dinars
de déficit par mois. Cela représente 12% du PIB, du jamais vu.

C’est aussi pendant cette année que le déficit courant a dépassé les 8%. Il a
ainsi ouvert grande la porte sur l’endettement excessif, l’inflation galopante
et les déséquilibres financiers et économiques. C’est aussi en 2012 que la
notation souveraine de la Tunisie a été révisée nombre de fois à la baisse.

Ceci étant, la véritable question à propos de l’endettement est ce que nous
avons fait de tous ces points que nous avons perdus entre 2010 et 2012.
Avons-nous créé de la richesse pour pouvoir rembourser nos dettes? Avons-nous
investi dans de grands projets d’infrastructure? Avons-nous relancé l’économie?

Quelles sont dans ce cas les conséquences de cet endettement excessif et
improductif sur le pays et les Tunisiens ?

Nous avons usé de l’endettement pour financer des importations de biens de
consommation pas aussi indispensables que ça, des moutons, de produits laitiers
et d’autres négligeables. Nous en avons usé pour financer les augmentations de
salaires lesquelles n’avaient pas en face d’elles une production ou une économie
capable de répondre aux exigences des demandes supplémentaires. C’est ce qui
explique que ces augmentations se soient traduites principalement par de
l’inflation.

En fait, ce sont les grands équilibres économiques du pays qui ont été
sévèrement mis à l’épreuve et pénalisées.

Quels sont les impacts de cette situation sur la Tunisie ?

Aujourd’hui, à cause de la révision à la baisse de ses notations, notre pays ne
peut plus se permettre de sortir sur les marchés extérieurs pour lever des
fonds. C’est ce qui explique que l’on se soit rabattu sur le FMI.

Les négociations avec le Fonds monétaire international ont 3 caractéristiques
importantes :

– un prêt accordé par le FMI implique des conditions difficiles à supporter;

– le prêt accordé à la Tunisie sera remboursé sur du très court terme, soit 5
ans;

-la troisième caractéristique est de loin la plus importante est que pour tous
les pays du monde, le FMI est le prêteur de dernier recours.

Vers qui nous tournerons-nous après le FMI? Sachant que nous avons épuisé nos
droits avec le Fonds monétaire? Que se passera-t-il si l’économie tunisienne ne
se redresse pas et ne crée pas des richesses? Que ferons-nous si les conditions
favorables au remboursement normal des crédits ne sont pas prêtes? Pire, tous
les crédits contractés récemment sont des crédits à très courts termes. Ils sont
tous remboursables sur cinq ans alors que la Tunisie empruntait sur des périodes
allant de 10 à 30 ans pour avoir la latitude de les rendre sans léser
l’économie.

La durée du remboursement d’un prêt sur le marché Samouraï au Japon était de 30
ans, la durée moyenne pour d’autres prêts contractés par la Tunisie était de 10
ans. A titre d’exemple, le prêt qatari devrait être remboursé en une seule
tranche au bout de 5 ans.

S’acquitter d’autant de dettes sur 5 ans relève de la mission impossible. Et je
plains d’ores et déjà le gouvernement qui sera au pouvoir en 2016, 2017 ainsi
que le gouverneur de la Banque centrale et le ministre des Finances qui
dirigeront les départements en question. Il y a une telle concentration de
paiements sur ces deux années qu’il est invraisemblable qu’on puisse les
honorer.

Pendant ce temps, deux secteurs pourvoyeurs de devises pour le pays ne remontent
pas la pente, celui du tourisme et celui des phosphates…

Effectivement, c’est le cas de le dire. Mais même si l’économie tunisienne
reprend du poil de la bête, 2016/2017 seront quand même difficiles et il va
falloir trouver des solutions pour pouvoir solutionner ces problèmes et sauver
les meubles.

La crise économique européenne expliquerait-elle selon vous le marasme
économique tunisien ?

La crise européenne ne doit pas être évoquée comme étant une raison déterminante
dans les difficultés économiques de notre pays. Les causes sont beaucoup plus
profondes et liées surtout à la conjoncture par laquelle passe actuellement le
pays.

Il suffit de rappeler que la taille de l’économie tunisienne ne représente même
pas 1,5% de la taille de l’économie européenne. C’est complètement erroné de
penser que la crise européenne est la cause de nos maux, car nous sommes seuls
responsables du recul de notre économie.

Il suffit de voir l’absence totale des investissements en Tunisie autant à
l’échelle locale qu’internationale. Une économie ne peut pas croître sans
investissements et il n’y a ni création d’emplois ni de richesses.

Pourquoi cette réticence à investir en Tunisie ?

Les raisons sont évidentes. L’économie tunisienne n’est plus entre les mains des
institutions économiques, elle n’est plus contrôlée par le système bancaire et
financier qui n’y peut plus rien. L’économie tunisienne n’est même pas entre les
mains de la Banque centrale. La politique monétaire a atteint toutes ses limites
et a épuisé tous ses recours. Aujourd’hui l’économie est l’otage de la classe
politique tunisienne, une classe politique qui doit être consciente des dangers
qu’elle fait encourir à l’économie par l’absence de perspectives, de visibilité
et d’un projet de société viable, par un niveau d’incertitude inadmissible, par
des messages négatifs que nous communiquons à l’intérieur et l’extérieur du pays
et qui montrent que la Tunisie est incapable de réussir une transition
démocratique. Une transition démocratique est une Constitution rédigée et
approuvée et ce n’est pas le cas; une transition démocratique est une loi
électorale adoptée, nous ne l’avons pas encore; une transition démocratique,
c’est une date définitive fixée pour les élections; une transition démocratique,
c’est trois commissions indépendantes qui fonctionnent et font avancer le
processus transitionnel.

Cela fait presque trois ans que la Tunisie a fait sa révolution et l’horizon
politique est resté opaque, nous ne voyons aucune lueur d’espoir. Pas de
programme, pas de projet, pas de feuille de route, c’est le néant.

Conséquence : l’investissement disparait, nos partenaires classiques tiennent
une posture prudente et se plaisent dans l’attentisme parce qu’ils ne voient pas
où va la Tunisie.

Et le rôle de l’UGTT dans tout cela?

La Tunisie a-t-elle subi trop de grèves? Trop de revendications, trop
d’exigences? Sans doute. Le Tunisien a-t-il été par trop égoïste? Sans doute.
Tous ceux qui ont réclamé des augmentations de salaires, des intégrations, des
réintégrations à tort ou à raison, ont oublié qu’il y a 800.000 Tunisiens au
chômage et 2 millions de Tunisiens vivent au-dessous du seuil de pauvreté, soit
15,6% de la population. Et cette population a autant de droits que les autres à
échapper à la mécanique infernale de la pauvreté.

Ce ne sont pas les grèves ou le blocage de la machine économique qui leur
permettront de récupérer leur dignité et sortir de la pauvreté. Aucune économie
n’a du mérite si elle n’est pas capable de sortir ses citoyens de la pauvreté et
de la dignité.

D’un autre côté, les partis au pouvoir n’ont pas été réalistes car au lieu de
faire de l’UGTT un allié pour faire sortir le pays de l’ornière où il se débat,
ils l’ont traité comme un rival. Or l’UGTT a été de tous les combats et n’a
jamais réduite sa mission uniquement aux revendications syndicales.

Depuis l’indépendance, elle a été également active socialement, il fallait
profiter de sa dynamique et ses capacités mobilisatrices et ne pas chercher la
confrontation avec elle. Toute confrontation dans une conjoncture aussi
difficile que celle que traverse aujourd’hui le pays a des conséquences très
graves sur l’économie parce qu’au lieu d’aller dans le sens du redressement du
pays, nous allons dans le sens d’une destruction mutuelle.

Qui en paye le prix? Naturellement, le citoyen tunisien.