Abdelfattah Mourou : «Oui il y aura un AKP tunisien…»

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L’art de valser avec les mots, de manier le verbe, d’orienter la conversation et d’influencer les débats avec les artisans des médias selon qu’ils répondent à ses vœux ou non, une verve, une éloquence et un sens de l’humour dans la discussion que Rached Ghannouchi n’a jamais pu atteindre et qui susciteraient, prétendent les mauvaises langues, la jalousie du cheikh. Il s’agit de Abdelfattah Mourou, auteur ces dernières semaines de déclarations fracassantes sur le journal français, Marianne et d’autres sur les médias tunisiens.

Aux dernières nouvelles, des bruits persistants indiquent qu’il serait sur le point de créer son propre parti avec Hamadi Jebali, secrétaire général d’Ennahdha et chef du gouvernement démissionnaire. Le projet Mourou serait-il en contradiction avec celui de Ghannouchi ? Même si l’objectif final reste le même, soit une islamisation progressive de la société tunisienne, ce sont les procédés qui diffèrent. A la manière douce et subtile que préfère Mourou, c’est la brutale et rude qu’entreprend Ghannouchi.

Entretien avec un avocat qui sait jouer avec les mots.

WMC : Quel regard apportez-vous à la société tunisienne aujourd’hui ?

Abdelfattah Mourou: Nous devons tout d’abord reconnaître l’importance de la religion dans notre quotidien. Discuter politique, avoir des positions et une opinion reflètent une nouvelle réalité, celle des mouvements de libération vécus depuis le 20ème siècle, de l’éducation, de l’instruction et de l’évolution de l’enseignement. Nous ne pouvons pas empêcher une personne de s’exprimer parce qu’elle a un background religieux. L’essentiel est qu’elle n’use pas de violence, qu’elle se plie à la loi et respecte les institutions ainsi que le climat démocratique et pluraliste que nous voulons instaurer aujourd’hui en Tunisie.

Il ne faut pas perdre de vue que nous n’avons pas encore des traditions démocratiques et que tous ceux qui nous ont gouvernés et ont prétendu être des démocrates étaient tout au contraire des dictateurs. Ce qui prime aujourd’hui, c’est de militer pour développer la culture et l’esprit démocratiques, et ceci ne peut se faire que par la pratique et l’expérience.

En tant que vice-président d’Ennahdha, que faites-vous pour instaurer cet esprit car même si on affirme qu’à l’intérieur du parti, il existe un climat démocratique, nous ne voyons pas cela se traduire dans l’exercice du pouvoir? Ceci dit, le RCD aussi était démocratique au niveau de ses instances internes…

Il existe des positions politiques et d’autres idéologiques. L’idéologie appelle à l’instauration des droits de l’homme, à l’application des principes démocratiques, à la liberté, à la tolérance et au respect de la différence, c’est toujours cela de gagné et c’est le cas chez nous. Pour ce qui est de la mise en pratique, il faut donner du temps au temps.

Rached Ghannouchi parle tout le temps de sa théorie sur la l’impulsion sociale (Attadafou3 Al IjtimaÏ). Cette doctrine renvoie au dicton populaire «hout yakel hout w klil il jihd ymout» (Le gros poisson mange le plus petit et les plus faibles sont dévorés). A chaque fois que Ghannouchi fait une déclaration, il suscite une vague de violences inattendues chez un peuple aussi pacifique que le peuple tunisien… Nombreuses sont les fois où il a défendu les Ligues de protection de la Révolution (LPR) réputées pour leurs pratiques violentes. Comment pouvez-vous justifier pareil comportement?

Je ne pense pas que la responsabilité de la violence revient uniquement aux LPR, mais elle s’explique également par la chute d’un régime, ce qui a eu pour conséquence la déstabilisation des institutions de l’Etat. La maîtrise du cours des choses exige du temps, l’exemple le plus édifiant en la matière est la Révolution française. Il faut avoir des idées pour défendre les principes démocratiques et également un leadership respectable, reconnu, intègre et charismatique.

Lorsque Ben Ali est tombé, c’est Mohamed Ghannouchi qui a pris sa place, ensuite le président de la Chambre des députés, donc le système a été maintenu malgré la révolution. C’est ce qui pourrait expliquer les phénomènes de refus violent, c’est la peur de voir certaines personnes faire échouer la révolution. Sommes-nous absolument certains que ce qui s’est passé en Tunisie en janvier 2011 revêt les aspects réels d’une révolution? Une révolution qui implique un changement profond de la nature du système mis en place depuis 1956 et de la gouvernance de l’Etat?

Lorsqu’il s’agit d’une véritable révolution, nous ne passons pas d’une étape à l’autre en toute sérénité et sans conséquences. Nous avons fait une révolution et causé la chute d’un régime légitime, même si cette légitimité n’a pas été gagnée lors d’élections libres et transparentes. Le régime déchu était reconnu à l’international et c’est par la volonté du peuple qu’il a été déchu. Pouvons-nous prétendre que 15 ou 20.000 manifestants ont, à eux seuls, réussi à faire tomber le régime? A supposer que nous soyons convaincus de la légitimité de la révolution, il nous faudrait dans ce cas accepter la suppression de la l’immunité des institutions. Ce qui revient à dire que toute personne pourrait remettre en cause la légitimité d’une institution, y compris les LPR ou les sympathisants d’Ennahdha, mais cela doit se faire dans le respect de la loi et sans user de violence et c’est au parti majoritaire au pouvoir d’y veiller.

Ceci dit, je tiens à préciser que je n’approuve pas les LPR qui regroupent un grand nombre de délinquants et parmi eux, il y en a que j’ai moi-même défendus dans des affaires de droit commun, telle la vente illégale d’alcool ou de drogues. Je leur pose fréquemment la question «N’étiez-vous pas des délinquants? Et ils me répondent, nous profitons des mouvements populaires et nous nous mettons à la disposition des associations et des partis pour gagner notre vie…».

Personnellement, je ne peux que désapprouver pareilles pratiques.

Ne pensez-vous pas que dans le parti Ennahdha, les modérés devraient penser à créer un parti qui corresponde le plus au mode de vie tunisien et à un islam plus tolérant et plus ouvert ? En Turquie, Erdogan a bien fondé l’AKP ?

L’AKP est la conséquence de 40 ans de lutte en tant que parti islamiste. Erdogan a commencé par la formation de près de 40.000 hauts cadres capables de prendre en main les rênes de l’Etat. Il a démarré son projet lorsqu’il était maire d’Istanbul, ensuite, il a construit son parti tout en essayant de résoudre les problèmes sociaux dont souffrait la population dans sa ville.

Il a résolu le problème d’éclairage, d’assainissement, de distribution d’eau, de déchets ménagers et autres. Il a fait appel pour cela à 20.000 cadres qualifiés.

Quand il a réussi sa mission à Istanbul, on a fait appel à lui pour solutionner les problèmes économiques de la Turquie. A l’époque, l’Europe de l’Est n’était pas au meilleur de sa forme, tout comme d’autres pays de par le monde. La chance lui avait sourit et il a pu réaliser un saut qualitatif et quantitatif dans l’économie turque, ce qui lui a valu sa réussite aux élections et son succès populaire.

Ennahdha ne peut pas se prévaloir d’aussi bons cadres mais cela ne l’a pas empêché de les injecter dans l’administration tunisienne. Il y en a qui n’ont pas d’expériences et qui ont récupéré des postes importants. Trouvez-vous cela normal?

Et vous, accepteriez-vous que des Tunisiens comme vous et moi, écartés depuis des décennies de leurs emplois parce qu’ils sont des islamistes, continuent à vivre de mendicité? Ne pas les réintégrer dans les circuits socioprofessionnels revient à les exclure de nouveau et à en faire des parias qui pourraient réagir violemment. Ce qu’il aurait fallu faire par contre c’est les former et les préparer avant de les réinjecter pour que leur intégration ne nuise pas à la marche des institutions qui les accueillent. Les parachuter dans des postes dont ils ne maîtrisent pas les rouages n’est pas réaliste.

Lorsque je déclare à différentes occasions qu’Ennahdha doit se retirer du pouvoir et y revenir après 20 ans, c’est pour qu’il y ait une formation des compétences et la préparation des leaders et hauts responsables afin qu’ils assurent au mieux leurs missions au sein de l’Etat.

Quelle solution préconisez-vous pour qu’il y ait une sortie de la crise dans laquelle se débat le pays aujourd’hui ?

Ennahdha est aujourd’hui à la croisée des chemins. Il va falloir qu’elle réalise que sa manière de faire et de gouverner est erronée et qu’elle est vouée à l’échec. Il faut engager une réflexion sérieuse pour la réforme de ses politiques et le changement de ses leaders, moi compris.

Il y a une génération de jeunes aujourd’hui en train de se former et qui saisit mieux que les leaders historiques du mouvement la réalité du pays. C’est à cette nouvelle classe de prendre la relève et le flambeau.

En Turquie, il y avait Erbakan qui était un extrémiste et c’est ce qui a fait qu’un groupe de jeunes s’est démarqué du parti initial et a créé l’AKP avec de nouvelles idées. L’AKP tunisien ne sera pas pour aujourd’hui mais pour demain. Oui il y aura un AKP tunisien capable de saisir les subtilités de la réalité du pays et de traiter avec elle avec plus de perspicacité, de rationalisme, de maturité, d’efficience politique et surtout avec des mains propres et plus d’intégrité.

L’intégrité est très importante mais l’efficience l’est encore plus. Les Tunisiens ont élu les islamistes parce qu’ils étaient persuadés qu’ils étaient honnêtes et probes, mais cela ne suffit pas lorsqu’on fait de la politique. Parler aux gens de valeurs, de croyances et de religion n’est pas du ressort du politicien ; le politicien doit être efficace et capable de résoudre leurs problèmes et ceux du pays. Le citoyen assis dans son coin est un musulman qui n’abandonnera pas ses croyances et son héritage religieux, on ne peut pas le convaincre de devenir un communiste. Par contre, la question qui se pose aujourd’hui est de savoir si l’Islam peut résoudre les maux du pays.

En Tunisie, nous avons des centaines de milliers de diplômés mais le pays est resté sous-développé parce qu’il souffrait de dictature. Les Tunisiens ne possédaient pas de sentiments d’appartenance à une entité appelée Tunisie, leurs repères identitaires étaient confus et presque inexistants, ils ne se sentaient pas munis d’une mission dans cette vie et dans leur patrie. L’islam avec les valeurs qu’il porte peut les inciter à travailler, à militer et à batailler pour une vie meilleure.

Dans la religion, le travail est une oraison, l’instruction est un devoir, la justice est une obligation, la vérité, la franchise et la sincérité sont une nécessité. Sommes-nous capables d’user des valeurs de l’islam pour une renaissance civilisationnelle? Le plus important n’est pas d’être au pouvoir mais d’être capable de susciter une dynamique de progrès et de développement lorsque nous gouvernons. Lorsque nous sommes au pouvoir, nous sommes enchaînés à ses impératifs et incapables d’assurer aux échelles culturelles et civilisationnelles. Ce n’est pas le cas lorsque nous sommes en dehors des sphères de décision, nous avons plus la capacité d’influencer la réalité et de travailler sur le changement des mentalités.

C’était peut-être l’objectif de Hamadi Jebali lorsqu’il avait voulu composer un gouvernement de compétences nationales et non partisan ?

L’initiative de Jebali était positive. Il a voulu éviter au pays les rivalités entre les partis et les luttes pour le pouvoir. Un gouvernement de compétences nationales aurait pu assurer ce rôle. Les durs d’Ennahdha ont opposé un niet définitif à cette initiative car ils ont senti que Jebali, qui est resté secrétaire général de leur parti, voulait les écarter du pouvoir.

Finalement, le but ultime de tous les politiques est d’accéder au pouvoir, rien de plus. C’est pour cela que personnellement j’ai appelé les autres partis à participer au gouvernement car l’échec de Jebali est l’échec de toute la classe politique tunisienne. Un refus sous prétexte de casser Ennahdha en la confrontant à la pratique du pouvoir au quotidien touche le pays dans sa totalité. J’ai pourtant affirmé que notre responsabilité à tous est grande mais la politique se limite aujourd’hui dans notre pays à commenter les faits du jour.